Léon (la deuxième partie d'Ernestine)

[ptipimous]

Le vieil homme a regardé s’éloigner Ernestine par dessus ses lunettes. Les autres demoiselles passaient autour de lui qui faisait comme un rocher perturbant le cours du torrent. Elles piaillaient comme des oiseaux qui se disputent des graines. Pas une de celles qui étaient autour d’Ernestine n’avait pris le temps de s’apitoyer. Et lui sentait son coeur se fendre, tentait de le garder en un seul morceau en se disant qu’il avait eu raison, qu’il avait fait pour le mieux.
Quand les jeunes filles papillon furent toutes rentrées, il referma la grille soigneusement derrière lui et s’éloigna en boitant.
Il n’alla pas voir l’audition. Il aurait pu s’il avait voulu : l’Opéra, c’est sa maison. Il en connait chaque recoin, et il n’a pas besoin de perturber l’organisation d’un événement ou de demander une permission pour y assister. Il préféra retourner dans sa loge pour se retrouver un peu devant un thé chaud.
La pièce est minuscule mais cependant très bien aménagée pour le confort de la journée.
Tous les murs sont recouverts de photos de danseurs, certaines dédicacées, plus ou moins anciennes. Chaque étoile qui paraît dans ce lieu se doit de laisser à monsieur Léon son sourire ou son entrechat. C’est une galerie au rêve, un musée du tutu. La visite part de la porte où l’on voit une affiche avec l’ensemble des danseurs de l’Opéra de Paris, petits rats debout en cinquième, étoiles disposées autour, sur les pointes ou en couple et les premières danseuses faisant une haie comme les Bluebelles du Lido. Et puis ça s’égraine en centaines de photos comme si le poster explosait en confetti d’images. Plus loin, une petite galerie de danseurs étrangers invités pour un ballet. Le fleuron est le couple Noureev - Maïa Plissetskaïa et pour cette photo, monsieur Léon se fend d’une fleur, dans un petit solitaire, posé tout contre.
Devant son thé, monsieur Léon mordille sa moustache. Il voudrait bien oublier l’incident, oublier Ernestine. Mais voilà, il ne peut pas. Pas plus qu’il ne peut faire l’impasse sur ce qui lui remonte à la tête. Et il a beau y mettre son mouchoir par dessus, de temps en temps, des jours comme aujourd’hui, le vent emporte le mouchoir. Comme un tour de magie raté.
Le vieux bonhomme saisit alors un cadre en argent un peu noirci. La photo a jauni. On y voit un tout jeune homme en collant qui prend une pause un peu désuette, un peu ridicule. Sa coiffure de communiant, son air sérieux et son porté de bras légèrement maniéré... oui, il était bien dans le moule. Il aurait pu. Il aurait dû. C’est la polio qui avait emporté son rêve. Il en avait gardé une boiterie. Pourtant, il avait travaillé, quand il dansait, personne ne voyait qu’il boitait. Mais la grande Maison avait dit “non”. Non au travail, non au courage, non à l’abnégation même de sa vie. Et même s’il avait fait preuve de tout ce que l’Opéra recommande, la réponse avait été “non” quand même.
Il avait trouvé malin d’accepter la place de gardien qu’on lui proposait. Comme ça, “ils” l’auraient toujours sous le nez, comme un reproche continuel à leur absence de coeur. Mais au fil du temps, les “ils” avaient changés. Lui était resté. Et qui se souvient qu’il avait été un espoir de la danse ? Les murs.

Monsieur Léon aime les gens. Les gens, le thé et les gâteaux. Il ne lui a pas fallu plus de deux visites dans ce salon de thé pour comprendre. La jolie serveuse, parfaitement à sa place dans ce lieu ne le serait plus du tout à l’opéra. Elle était si gentille, quand elle lui apportait son gâteau préféré, elle sentait elle-même le beurre et la crème. C’était un bonheur, une vraie jouissance de l’admirer là, au milieu des meringues, joyeuse de voir ses clients se délecter, les enfants se lécher les doigts en se tartinant la figure de chocolat. Qu’allait-elle se perdre dans cette bâtisse si ancienne qu’elle en est devenue froide. Froide et morte de tant d’espoirs et de rêves.
Les temples ne sont jamais éloignés des tombeaux; monsieur Léon ne le sait que trop. Et à l’Opéra, il n’y a pas de place pour l’éloge funèbre. On ne prend pas de gant. On n’en a pas. On n’a pas le temps.

Monsieur Léon retournera à la pâtisserie. Avec des fleurs qu’il offrira à Ernestine. Des fleurs qu’elle n’aurait jamais eues sur la scène. Mais il ne perd pas espoir de lui faire comprendre que c’est au salon de thé qu’elle est la reine. Et pas la reine d’un jour, non. Une reine quotidienne du simple bonheur d’adoucir les tracas de la vie avec un gâteau.

[Invité]

La fin me déçoit, je la trouve mièvre. Les trois dernières phrases appuient trop à mon goût.

[Invité]

Déçue également par cette deuxième partie : l'auteur après avoir créé la cruauté de la situation s'offre le luxe d'être plus compatissant que le lecteur ! C'est intolérable ^^ !

[Invité]

Je regrette deux choses : que l'attention se déplace si rapidement de Ernestine à Léon ; et le contexte un peu pleureur de cette partie.
Autrement dit, beaucoup aimé la première partie où l'on retrouve ton écriture enjouée et où l'on fait connaissance avec un personnage attachant. Plus réservée sur la deuxième pour les raisons précitées.

[Sahkti]

Le personnage de Léon est attachant, consistant; il mériterait d'être davantage exploré. Ici, l'eau est mise à la bouche du lecteur mais rien ne se passe en profondeur, or le potentiel est là.

Les trois lignes de fin me paraissent superflues, trop mièvres par rapport au reste, bien meilleur.

Léon et Ernestine... ça pourrait donner quelque chose de pas mal ces deux personnages !

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