Au bout du monde §4 (Jeremy)

[Gév]

Au bout du monde §4 (Jeremy)

« Encore une histoire de disparition ! Mais pourquoi me les refile-t-on toujours ? Un gars, un chercheur, un obscur chercheur ! Que lui voulez-vous donc ?
- Nous voulons le retrouver… Ça devrait vous suffire ! »
J’obtempère. Une fois de plus j’obtempère. Et me voilà, transi de froid sous le crachin d’avril, à attendre que le concierge veuille bien revenir dans sa loge. Le gars est parti. Que dire de plus !

Le concierge est revenu alors que je poireautais depuis une bonne demi-heure. « De retour dans quelques minutes » disait le panonceau…
« Bonjour m’sieur, je dois visiter l’appartement de monsieur M… »
Sans attendre qu’il se demande d’où me vient cette assurance autoritaire, je lui montre ma carte, et j’ajoute, en sortant à peine une lettre pliée en trois de ma poche intérieure : « J’ai aussi une commission rogatoire… Si nécessaire… ». Mais ce n’est en général pas nécessaire. L’adipeux concierge montre quelques signes d’étonnement, rapidement supplantés par une excitation évidente. De nos jours, les gens passent tellement de temps à regarder des séries policières qu’ils jubilent dès qu’une histoire plus ou moins sordide s’invite dans leur vie. Enfin il se reconnaît, le concierge, enfin il vit dans la réalité télévisée, la seule, l’unique réalité des anonymes. Il ne sait pas que je me contente de faire mon travail, comme lui, et que, à bien des égards, ce travail n’est pas plus passionnant que de sortir les poubelles. Mais c’est comme ça que ça marche, je suis une image, un stéréotype. Je suis Mulder. Et c’est ça qui me donne bien plus de pouvoir que je n’en ai réellement.
Le concierge obtempère, il chope les clefs sur un panneau, et, d’un signe entendu, presque de conspirateur, il m’invite à le suivre. Il n’est pas très grand, plutôt gras, habillé de couleurs qui semblent toutes grises. Il me précède dans l’escalier, d’un pas de mammouth défoncé. Je le suis en essayant de me faire aérien. Au quatrième étage, il ouvre une porte blindée, j’y compte rapidement une dizaine de points de sécurité, et s’efface pour me laisser passer. « Je vous laisse les clefs, vous n’aurez qu’à passer me les rendre en partant. » Je ne réponds rien, il attend, et je m’attends à ce qu’il va me demander dans quelques secondes.
« Que se passe-t-il ? »
Bingo ! Ça ne manque jamais !
« Rien, rien de grave, ne vous inquiétez pas. »
Pack réponse numéro un, vu dans mes premières années d’études, ressorti avec une assurance parfaite, pas d’exclamation, ni de suspension, un fait évident. Dépité, le petit homme gris hoche la tête, puis s’en retourne vers sa loge de son pas de mammouth triste. C’est la descente, le retour à la réalité, tous les junkies connaissent ça.

Enfin seul ! Quand je dis que mon travail n’est pas passionnant, j’abuse un peu. Il y a de bons moments. Pour ma part, ce sont ces moments suspendus, hors de la vie courante, aujourd’hui la visite d’un appartement inconnu et désert. Dans ces moments-là, je quitte la routine, je pénètre dans un autre monde… Je scrute, j’observe, je suis libre. Je commence toujours par une visite rapide, un tour d’horizon. Souvent, je m’arrête plus longuement dans la salle de bain, je regarde les produits, je fais des grimaces dans le miroir. Une fois, j’ai même pris un bain, mais je n’ai pas recommencé, il y a trop de boulot pour tout remettre en état. Ici, il n’y a plus grand-chose. Pas de brosse à dent, ni de dentifrice, ni de gel douche. La serviette est là, et quelques médicaments. Mais c’est surtout la présence d’un sac inentamé de seize rouleaux de papier toilette qui m’interpelle. Si je l’ajoute aux plats inachevés, en Tupperware, que j’ai remarqués dans le frigo, je crois pouvoir affirmer que mon client n’avait pas prévu de partir très à l’avance. À l’inverse, d’autres indices suggèrent une assez bonne anticipation : le disjoncteur principal coupé, les fringues manifestement manquantes dans la penderie, la chaîne hifi et la télévision réduites à des traces dans la poussière… Il s’agit d’un départ décidé rapidement, mais minutieusement préparé dans ce laps de temps. Souvent, la vente précipitée de tous les appareils ménagers sert à récupérer une importante somme en liquide qui évite l’usage toujours indiscret d’une carte bleue. Il faudra que je demande au concierge s’il a connaissance d’une voiture, s’il sait où elle se trouve, mais j’ai de gros doutes sur la réponse.
Après ce premier tour rapide, je reviens vers le bureau. C’est encore mon habitude : le bureau, ou ce qui en tient lieu, peut être une mine d’information, il faut prendre son temps. Chez monsieur M…, une table posée en biais dans un coin du salon rempli ce rôle. On voit très nettement une zone triangulaire sur laquelle la poussière ne s’est pas déposée : sans aucun doute la marque du pied d’un écran d’ordinateur. D’ailleurs, la moquette porte aussi les quatre marques circulaires, réparties en rectangle allongé, caractéristiques d’une unité centrale. L’ordinateur est donc également parti.

Mikaël M… est parti en une petite semaine. On ne l’a pas revu à son travail depuis mardi dernier, et, d’après le concierge, il a quitté l’appartement dans la journée de jeudi. Il a donc liquidé l’ensemble de son matériel, et peut être sa voiture, en deux ou trois jours. Seule la vente en ligne permet une telle réactivité, il faudra que je fouille la toile, des fois que le gars ait laissé un numéro de téléphone !
En redescendant silencieusement les escaliers, j’entends le concierge qui souffle dans l’entrée, trois étages plus bas. Je serais bien parti avec les clefs, pour le plaisir d’être un mauvais garçon et de désillusionner ce brave concierge, mais il me bloque le passage, et, surtout, il faut que je lui parle de la voiture.
« Bon, voilà, j’ai fini… Je vous rends les clefs.
- Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ?
- Je ne cherchais rien de particulier »
Il me regarde sans trop savoir ce qu’il faut en penser.
« Vous savez s’il avait une voiture, monsieur M… ?
- Euh… Oui, il en avait une… »
Sa voix se suspend. Il hésite. Pour le rassurer, je sors à nouveau ma carte.
« Et…, dis-je pour l’encourager à continuer,
- Eh bien, je crois qu’il l’a vendue. Il se garait toujours devant l’immeuble, juste là, je ne sais pas comment il faisait pour trouver une place tous les soirs, ça m’a toujours beaucoup étonné, c’est vrai il y a des gens comme ça, on dirait qu’ils ont toujours de la chance, moi pour me garer il faut que je tourne une demi-heure et je me retrouve à l‘autre bout du quartier, lui, il arrive là et pouf, il se gare…
- Ne nous égarons pas…
- Oui… En fait, il est venu me proposer la voiture dans la journée de mardi. Moi, vous pensez, je n’ai pas les moyens, je lui ai dis, alors il ma demandé d’en parler autour de moi… Regardez, il y a encore l’annonce sur le panneau d’affichage ! »
Il me montre. Effectivement : « vend coupé Mercedes, 40 000 km, s’adresser au concierge ».
« Et elle est toujours là, cette voiture ? Je tente sans conviction, ce Mikaël me semble trop bien organisé pour tomber dans un panneau aussi gros.
- Non, non, il l’a vendue sur internet ! Il faut que j’enlève le mot, voilà, c’est fait… J’avais seulement oublié… Avec toute cette histoire… »
De nouveau je le vois venir, mammouth dans une salle de danse classique, mais je joue l’étonnement inquisiteur :
« Quelle histoire ?
- Euh… Eh bien cette histoire avec monsieur M…, sa disparition.
- Ah, ça… Bof… Vous savez, des disparitions… il y en a tous les jours.
- Oui, mais il n’y a pas tous les jours trois visites de suite dans l’appartement du disparu…, dit-il avec un brin de malice que je n’avais pas encore vu sur son visage, que je n’aurais même pas imaginé possible si j’avais eu le temps d’imaginer quoique ce soit à propos du concierge de mon client.
- D’autres personnes sont venues ?
- Oui, bien sûr ! Vous n’êtes pas au courant, la police, puis des collègues à vous… »
Il me scotche. La police, je veux bien, c’est normal… Encore qu’ils aient souvent autre chose à faire que de visiter les appartements des fugueurs. Mais les « collègues à moi », c’est tout à fait impossible. Je tente de rattraper le coup.
« Non, je ne suis pas au courant… Mais c’est possible, la maison est grande… Vous savez s’ils ont emporté quelque-chose ?
- Non, je ne crois pas…
- Vous êtes sûr ? Parce que s’ils ont emporté des pièces à conviction, il faut absolument que je me mette en contact avec eux !
- Non, non, je suis sûr : j’étais monté avec les policiers le premier jour et l’appartement était déjà presque vide.
- Bon… Si vous le dîtes… »
Je lui rends les clefs, j’emporte l’annonce de la vente de la voiture, pour souvenir, et je m’enfuis.

Je sais que monsieur M… est parti de son plein gré sur un coup de tête, et je sais que d’autre que moi sont à ses trousses… Mais je ne sais toujours pas pourquoi je suis moi-même sur cette affaire…
Au bout du compte, cette visite ne m’aura pas appris grand-chose, mais elle m’a ragaillardit. Dehors le crachin a laissé la place au printemps, il fait beau, les oiseaux chantent. Je décide de retourner au bureau à pied, en flânant dans les rues.

[Invité]

Intéressant, ce rebondissement : on ne sait pas trop pour qui travaille ce personnage, puisqu'il n'est pas de la police. J'ai bien aimé la description du concierge, et l'idée du gars qui profite de la visite des appartements vides. L'histoire embraye bien, je trouve.

Une remarque :
"elle m’a ragaillardi" (et non "ragaillardit")

[Sahkti]

Question pratique Gev, c'est le 3 ou 4?
Dans l'autre fil, tu avais indiqué que le 3 était une erreur.

[Invité]

Notre bonhomme prend de l'étoffe et ce, presqu'à son insu on dirait.

J'ai relevé quelques phrases sur le concierge qui me paraissent devoir être revues :

L’adipeux concierge
et très vite après :
Il n’est pas très grand, plutôt gras,
alors qu'ici, je trouve la description un peu contradictoire, un petit homme indiquant pour moi quelqu'un de pas très haut mais aussi de pas très épais, enfin je crois :
le petit homme gris hoche la tête


Qq corrections :

une table posée en biais dans un coin du salon remplit ce rôle
Il a donc liquidé l’ensemble de son matériel, et peut-être sa voiture
Moi, vous pensez, je n’ai pas les moyens, je lui ai dit
que je n’aurais même pas imaginé possible si j’avais eu le temps d’imaginer quoi que ce soit à propos du concierge de mon client.
Bon… Si vous le dites…
et je sais que d’autres que moi sont à ses trousses…
mais elle m’a ragaillardi.

[Rebecca]

Visiter des appartements vides !!! Mon fantasme absolu !

Chapitre où l'on voit qu'on peut être au bout du monde ,calme au bord de la mer ,mais faire des vagues en ville et agiter du monde !!!

Lecture agréable et qui m' intrigue.

[Gév]

Question pratique Gev, c'est le 3 ou 4?
Dans l'autre fil, tu avais indiqué que le 3 était une erreur.

Je réponds dans le fil, parce que c'est une question pratique :
- Le prologue et les chapitres 1 et 2 sont là : http://www.vosecrits.com/forum-vos-ecrits-prose-f1/au-bout-du-monde-t4809.htm
- Le chapitre 3 est là : http://www.vosecrits.com/forum-vos-ecrits-prose-f1/au-bout-du-monde-3-t4921.htm

J'ai finalement réouvert de nouveaux fils, parce que l'ajout du §2 sur le premier était passé totalement inaperçu...
À l'avenir, j'essairai de penser à mettre les liens vers les chapitres précédents en entête des posts.

[Sahkti]

ok, merci !

[Sahkti]

Une fois encore, j'ai aimé te lire, Gev.

J'ai suivi avec attention la progression de ce mystérieux narrateur à l'oeil inquisiteur. Le personnage du concierge est bien troussé, tu n'en fais pas trop, mais attention tout de même, lorsque le narrateur l'évoque de ne pas tomber dans la caricature ou l'explication inutile.
Idem d'ailleurs pour certaines explications sur son comportement, qui sonnent par moments très récit journalistique. Je crois que ça serait pas mal d'essayer de modifier un peu l'équilibre en tentant de restituer plus d'oralité ou de spontanéité dans les pensées de ce type; c'est comme si il parlait de quelqu'un d'autre en fait, assez distant. Pas un mal en soi mais sur un format plus long, ça risque de créer une froideur (heu... suis pas sûre d'être limpide, là, hum)

Sinon... au plaisir de lire la suite !

[bertrand-môgendre]

Ton nouveau personnage obtempèredeux fois de suite, ça passe bien. Le consierge une fois, c'est trop.

Pas de brosse à dent, ni de dentifrice, ni de gel douche.Pourquoi ne pas les supprimer ?
Si je l’ajoute aux plats inachevés, en Tupperware, il fabrique du Tupperware ?

Ce qui m'intrigue c'est l'utilisation du je déjà utilisé les chapitres précédents pour le personnage principal.
Je me demande comment tu vas t'arranger si un jour ils se rencontrent tout deux.

Ça y est le ton est donné. Un mystère vient pimenter la sauce un peu fade jusqu'à présent.

[Contenu sponsorisé]