Départ pour Florence

[ptipimous]

Je regarde autour de moi, hébété. Ça y est, c’est la guerre. La cacophonie est... intense ! Des gens crient, des ombres passent en hurlant, des choses tombent roulent et s’éparpillent. Je ne parviens pas à croire que je suis là, au milieu de cette tornade, de ce chaos. Je refuse de l’être. Mes mains montent vers mes oreilles, les bouchent lentement. Je ferme les yeux, je voudrais arrêter de respirer. Je voudrais être “Ma Sorcière Bien-Aimée”, je tortillerais mon nez et on n’en parlerait plus.
Un cri strident me fait sursauter ; ré-apparaît mon regard. Devant, en très, très gros plan, le visage dégoulinant d’une camarade de galère me hurle :
- Va par là, je vais de l’autre côté !
- Et Anna ? On la laisse toute seule ?
- Elle est là, elle ramasse ses affaires.
Elle disparait en courant. Je n’ai besoin d’aucun mouvement, sitôt le visage éloigné pour que s’emplisse mon champ de vision par le coin droit de l’oeil. C’est une image gluante et rampante qui investit tout l’espace. C’est pire que tout. C’est une désolation. Une épouvante. Je voudrais parler un bas dialecte du copte ancien, être vêtue d’un pagne de lin pour être sûre qu’on ne me mêle pas à ça !
On pourrait imaginer que trois autocars au moins, bourrés de bagages se seraient rencontrés là; aucun n’avait de frein. Percutage, explosage et disparissage des morceaux de tôle et des éventuels cadavres. Ne resteraient que les bagages, sacs en plastique éventrés, caisses renversées plus ou moins ouvertes, valises sans poignée, paniers roulant comme chapeaux dans le vent.
Quel régal pour un amateur d’art moderne !
Là, dans le hall de la gare de Lyon, posés sur un immonde sol noir au chewing-gum collés, ponctué de papiers gras et de tickets de métro compostés, on peut voir : un pied de lampe sortant résolument de son paquet anciennement enrubanné; une très jolie collection de carrés Hermès froissés et tachés par quatre grosses pêches écrabouillées; une caisse en osier hurlante d’où sort un patte de chat très agressive munie de griffes explicites.
Tout à côté, une autre caisse, en plastique celle-là, semble douée de vie, et tressaute, tourne sur elle-même, bondit en l’air et rebondit encore, comme une balle. Un très beau sandwich trône sur un rouleau de papier toilette tandis que sa feuille de salade s’évade par le croûton pour discuter avec un pull en mohair gris clair, moucheté de mayonnaise.
Les restes d’une bouteille de Dom Pérignon hérisse une chaussure en satin noir.
Je repère le billet “Paris gare de Lyon - Florence”. Il est raide bourré et vit le plus beau des fantasmes : il se noie dans du champagne.
Je le repêche. Mon esprit cartésien, pragmatique est en train de reprendre le dessus, allons ! Tout n’est pas perdu !
Anna est à quatre pattes. Elle récupère dix francs ici, cinq centimes là tout en geignant : “Dio mio, strrrega ! questa cane !” Je la laisse à ses incantations. Elle est en train de maudire jusqu’à la quarantième génération, je ne veux pas m’interposer.
La valise est intransportable, mais elle ne s’est pas ouverte; c’est donc une bonne journée ! Je vide définitivement un sac décédé pour en bourrer un peu plus un autre presque moribond. Je marie le pull mayo avec la chaussure aux tessons (que j’enlève tout de même). Je ne sais pas où est la deuxième et ne cherche même pas à savoir. Si ça se trouve, elle n’a même pas été prévue dans le voyage ! Je bouchonne les foulards pour rempaqueter sommairement la lampe.
Ah ! Voilà qu’il y a une sous-couche ! Une boîte de chocolats a semé ses crottes. Je ramasse tels des osselets toutes celles qui brillent sous les néons de la gare.
“Padre Pio” a encore perdu des pages. Je le rembourre avec le billet de train. Le rouleau de papier toilette restera gardien du sandwich. Me voici maintenant à la tête de plusieurs tas de choses, mais l’ensemble va mieux. Du pied, je stoppe le dribble de la caisse en plastique. J’y empile aussitôt celle en osier, gagne un point au jeu du “qui tape en premier”. Le chat rentre sa patte en poussant un vagissement de nourrisson. Je rugis : “Silenzio, Titina !”
Anna s’est remise debout, a refermé son porte-monnaie sur ce qu’elle a pu retrouver. Elle est échevelée, une grosse trace noire lui balafre le visage. Sa jupe est froissée, elle a filé son collant et a une chaussure à la main.
- Là ! lui fais-je laconique en lui montrant le sac dans lequel se trouve la soeur escarpine.
Puis, lentement, j’inspire. Profondément.
Mes poumons s’emplissent, se déplient comme des ailes de chauve-souris. Quand je suis gavée d’air à en presque suffoquer, mon diaphragme descend, crée un cyclone, un typhon, un puit de lave qui remonte à toute vitesse vers la surface. J’ouvre la bouche, mes yeux se ferment sous la pression.
“MAAAAAAA - NIIIIIIIIIE !”
Le cri va, court, tamponne comme une boule de flipper les gens, boutiques, poubelles, distributeurs de billets, bagages, présentoirs de journaux, percolateurs à café, rebondit sur les canettes abandonnée; l’écho le porte, l’exporte, le propulse en particules qui vont leurs trajectoires pour envahir chaque interstice de ce bâtiment hideux. Tout se statufie. Seuls, les trains, bêtes immondes, continuent leur vacarme ferrailleux.
Alors, du plus loin, arrive une galopade feutrée sur coussinets, une respiration haletante ponctue cette course éfreinée dont nous arrive enfin l’image. La gueule riante de la fugueuse, nez mouillé de l’aventure et queue tourbillonnée, voici Manie traînant sa laisse cassée derrière elle !
Oui, à fond de train, entre en gare la chienne de la famille !

[Invité]

Je ne suis pas trop fan du genre "épopée du quotidien", mais là j'ai bien aimé, tout en trouvant le texte peut-être un poil long. Bravo en tout cas pour la description des bagages en tableau abstrait, je l'ai trouvée excellente !

Mes remarques :
« Elle disparaît en courant »
« Je n’ai besoin d’aucun mouvement, sitôt le visage éloigné (peut-être une virgule ici sera it-elle intéressante) pour que s’emplisse mon champ de vision par le coin droit de l’œil » (le caractère « œ » n’est pas une aimable fantaisie, il fait partie intégrante de la graphie)
« Les restes d’une bouteille de Dom Pérignon hérissent une chaussure »
« La valise est intransportable, mais elle ne s’est pas ouverte; c’est donc une bonne journée » : densité trop forte du verbe être, je trouve
« le sac dans lequel se trouve la sœur escarpine » (le caractère « œ » n’est pas une aimable fantaisie, il fait partie intégrante de la graphie)
« un puits de lave »

[Rebecca]

J'ai trouvé ce texte formidable, étourdissant de virtuosité et de nervosité contrôlée...Bravo!

Erreurs relevées :
sur un immonde sol noir au chewing-gum collés
un patte de chat

[Invité]

Le pire c'est que ça n'a sûrement rien de surréaliste. Un texte au bout duquel on arrive essoufflé d'avoir suivi ces aventures picaresques. Beaucoup aimé la fin.

[Lucy]

Un rythme haletant, on te suit, à bout de souffle, le long des quais.

[mentor]

Où est donc passé ce chien ?
c'est pas Manie, c'est Mirza ! Sale bête va !
quel rythme ! sur une telle longueur c'est bien de tenir le lecteur comme ça
et la chute est inattendue
pas mal du tout

[bertrand-môgendre]

Ah ! Je croyais qu'il s'agissait d'un accident.
Mais non !
C'est pire !
C'est une catastrophe !
Imaginez ! Saccager un pull mohair, et gris en plus !
Non, c'est lamentable, honteux !
Pensez à cette petite chèvre angora qui s'est sacrifiée, dénudée sous l'emprise d'un tondeur un peu brusque, et voir ainsi le résultat de six longs mois de patience, mise en plis, bouclettes et frisettes en sus, réduit à néant en l'espace d'une seconde d'inattention.
J'vous l'dis ma brav' dame : de nos jours, les gens ne respectent rien.

Bref, je ne dirai qu'un mot : bravo !

[conselia]

C’est remarquable ! Très vivant et magnifiquement mené. Mon seul regret est de n’avoir pas tout compris, ce qui provient a) de mon grand âge b) du fait que ce texte doit être partie d’un tout que je n’ai pas lu. Au plaisir d’en lire plus, s’il existe un début ou une suite à cette rocambolesque équipée.

[Invité]

Enfin quelqu'un susceptible de comprendre pourquoi je hais les départs ( pour Florence ou ailleurs !)
Mais j'avoue que je me suis laissée embarquer par celui_ci, prise par l'écriture... qui vaut le déplacement !

[Arielle]

Et l'aventure ne fait que commencer ! Voilà pourquoi, j'adorrre les départs. Surtout quand ils me sont racontés de cette manière pendant que je me sirote un tilleul-menthe au coin du feu. Bravo et à bientôt à Florence !

[Claire d'Orée]

Il y a un aspect narratif dans ce texte qui me déplaît un peu, à moi qui met désormais la prose au service de la poésie, même s'il est remarquablement écrit.
Amicalement
Claire d'Orée

[maniak']

Je trouve que c'est bien écrit. Rien à redire. Sinon j'ai eu du mal à entrer dedans. Probablement le sujet qui ne m'a pas transporté.

[Sahkti]

C'est assez drôle et le pire, c'est que ça sonne par moments très crédible (terrifiant tout de même !).
Tu arrives à maintenir le rythme tout au long du texte, même si de ci de là, il y a des longueurs. Mais les idées que tu développes sont bonnes et permettent de maintenir éveillée l'attention du lecteur pendant sa lecture. C'est vif et bien vu !

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