Noël joie du monde

[silene82]

Jonathan est un petit garçon très gentil.
Pas gentil comme le petit Samuel-l'enfant-du-temple qui avait été confié par sa mère aux bons soins d'un prêtre, dont on espère qu'à l'époque il n'était pas amateur de jeunes garçons, même que le petit Samuel c'est à peu près comme le petit Jésus, qu'on n'appelle pas le petit Jésus, parce que ça c'est les catholiques, nous on dit juste Jésus, il n'est jamais petit, Samuel c'est juste un peu moins bien. Mais presque parfait.
Donc Jonathan a beaucoup de chance, parce que comme ses glandes commandant le déclenchement de manifestations corporelles n'ont pas encore reçu d'ordre de mission, il est préservé du stupre, de la masturbation, et de toutes sortes de mauvaises pensées. D'ailleurs il les chasse quand le diable lui suggère, avec une suavité de prélat lettré, d'imaginer ce qui peut bien résider sous la jupe droite et sévère de son institutrice. Il secoue bien fort la tête en signe de dénégation, mentalement bien sûr, et il répète une conjuration qui lui a été martelée en viatique« non non non vilain Satan , je marche en avant». Mentalement parce qu'en plus d'être gentil, Jonathan est bon élève, alors, il ne va pas secouer la tête en classe. Même qu'on l'appelle lèche-cul et quatre œils mais ça c'est pour les lunettes.
Il a très gentiment mis son costume, son beau costume. Quoique, son beau costume, quand on n'en a qu'un...Un costume gris, sévère, de petit monsieur, avec des carrés qui s'entrecroisent; et ses lunettes de ministre un peu trop grandes, qui lui donnent un air de petit vieux; d'écaille, les lunettes.
Il va aller gentiment au temple, flanqué des sœurettes, entendre le pasteur qui parle avec des trémolos dans la voix du vrai sens de Noël et du cadeau que Dieu a fait aux hommes. Quand il se penche à droite et à gauche pour voir les chers frères, les visages opinent au fil des paroles, pleins d'approbation.
Jonathan sent des bouffées confuses de bonté au milieu des cantiques.
Il apparaît dans diverses saynètes montées par la fille du pasteur. Il chante, ridiculement affublé d'un tambour et d'un shako indatable, une niaiserie édifiante sur un petit soldat de la foi dont Jésus guide les petits pas. Tout un programme.
Puis ce sont les embrassades piquantes des vieux messieurs et des vieilles dames, et Jonathan les subit gentiment, en souriant. Il sait même répondre à des questions bibliques difficiles qu' ils lui font.
Après, le retour, et l'attente : peu de clients, des esseulés. Loin de chez soi, la veille de Noël, le triste sort de quelques voyageurs de commerce. Enfin on passe à table.
Tout le monde est très gentiment assis, Jonathan encore plus gentiment que d'habitude. Et en plus d'être gentil, tout le monde se tient bien, et ça vaut mieux : un regard de la régente, dardé de derrière la monture sévère, anguleuse, des lunettes, l'éclair du reflet qui part des verres, le contrevenant se tasserait, penaud. Les filles sont muettes, comme il se doit, Jonathan répond quand on lui adresse la parole.
Le repas se reproduit sempiternellement, d'année en année. Des choses de grandes personnes, foie gras, langouste avec du riz blanc. Du coca pour les enfants. Une toute petite famille, rencognée sur elle-même. Le dîner s 'étire interminablement, peu de paroles; les enfants attendant gentiment le moment où une effervescence joyeuse, enfin, va amener un semblant de bousculade autour du sapin, qui sent divinement, seul élément naturel dans un décor kitsch.
Les cadeaux sont imprécis : certains font mouche, d'autres ont des mines de prix de consolation. Jonathan est tellement gentil qu'il est toujours content de ce qu'il reçoit, des livres, souvent compilations grand public de récits de voyage abondamment illustrées. Qu'importe, Jonathan lit tout.
Comme on lui serine depuis qu'il est né qu'il y a plus de joie à donner qu'à recevoir, il a donné tout ce qu'il a, vidant sa maigre tirelire, et ses sœurs en ont fait de même. Ils ont fait des cadeaux à tout le monde.
Jonathan cherche par tous les moyens de se persuader que tout va très bien.
Jonathan voit comme un spectre les années se succédant dans cet ordre immuable.
Jonathan se dit que vivre n'a aucun intérêt.

[Invité]

Très bien vu ! J'ai aimé cette amertume et la phrase coup de poing de la fin... J'approuve hautement.

[Rebecca]

Un bien gentil petit Noël. Bien brave, John attend. En vain.
Petit papa Noël , il y croit comme on croit au fiel.

[Celeron02]

En pseudo-kantien que je suis, je ne vois vraiment pas comment le protagoniste ne serait pas heureux ; s'il lit tout, c'est qu'il aime tout lire ; et s'il est sage et ne se divertit même pas naturellement, c'est juste qu'il n'a pas encore éprouvé le moindre désir ; sans désir, sans manque, comment pourrait-il être malheureux ?

[Rebecca]

Il n'est pas malheureux....Il se dit que vivre n'a aucun intérêt...
Se penser malheureux c'est croire que le bonheur existe...

[Invité]

Quel coup de poing, Silene ! Rien, il ne se passe rien, c'est le vide, le néant, la négation de tout et pourtant ce texte est plein, chargé, puissant. Là, je suis admirative.

[Invité]

Ah, j'oubliais : la sobriété te sied Silene !

[Plotine]

Texte impeccable qui distille une douce chaleur tout le long et qui fait que la fin - où le gentil Jonathan se transforme en vilain Silène - n'est pas du tout crédible.
Une question : pourquoi mettre un point d'honneur à faire des contes anti-Noël ?

[Invité]

Les "Jonathan" existent. J'en connais.
Très bon texte. Ecriture fleurie, mais sans excès (ce qui se remarque chez Silène).

[Ba]

J'ignore s'il ne " se passe rien ",mais c'est fort bien décrit et prend donc une couleur vivante.
Ensuite " que vivre ait un intérêt ou non " notre personnage le vérifiera sur le tas en triant.

[Arielle]

Jonathan se dit que vivre n'a aucun intérêt.

Jonathan se trompe, évidemment !
Il y a des choses passionnantes à faire comme se demander pourquoi l'auteur de ce texte utilise 11 fois le mot gentil ou gentiment et 11 fois le mot petit. Je suis sûre que ça cache quelque chose, un bouledivertissant mystère sur lequel Jonathan pourrait se pencher ;-)

[Lucy]

Un texte bien mené, mais contrairement aux autres commentateurs, la phrase coup de poing de la fin me paraît un peu trop forte. Dépendant de l'âge de l'enfant, bien entendu. N'en demeure pas moins que j'ai apprécié cette lecture.

[Invité]

Voilà une vraie histoire édifiante comme on devrait édifier. Et Bonheur obligatoire, bien sûr !
Tu as fais fort, Silène !

[boc21fr]

Un beau texte sur une tristesse infinie et durable...
Espérons un miracle, lorsque les boules de cet enfant si perspicace se mettront à fonctionner : là il vivra peut-être son premier Noël et hurlera sans doutes un Alléluia sincère à la faveur du cadeau offert par l'"ordre de mission reçu par ses glandes".
Ce serait plus sympa que de se retrouver entre les 4 planches du sapin sans avoir rien vécu...
J'ai déjà rencontré de ces enfants...ils existent vraiment...terrible.

[lemon a]

Pour moi c'est mauvais.

Je suis allé voir ce texte après lectures de quelques commentaires enlevés
de l'auteur sur les textes d'autrui et sur l'écriture en général. Si c'est pour balancer des chips quand il est sur scène, je le préfère assis dans le public.

Pour contextualiser, déjà, j'aime pas cet espèce langage truculent/fleuri/ sud de france. Je n'aime pas son systématisme. Ca me ramène à Fernandel ou aux types qui parlent fort dans les repas et qui t'emmerdent à poétiser au tout bout de champ sur tout et n'importe quoi. J'ai essayé de lire Outretemps que je classe aussi dans ce registre et...bon, rien à faire, je décroche. Au bout d'un moment ça me gonfle : du sous Pennac sans histoire et sans consistance. On lit et on arrive nulle part.

Alors c'est une question de goût évidemment. Je te reconnais Silène, une facilité d'écriture mais je crois que la dite facilité sert d'interrupteur pour éteindre la lumière sur un fond d'esprit laissé au repos, lui. Du moins à la lecture de ce texte. Franchement je suis attéré par l'épaisseur du trait, les images caricaturales, la norme gauchiste bien pensante, le conservatisme provincial. C'est moralos (l'équivalent social de pathos). C'est médiocre voilà et la médiocrité entretenu par une plume aisée m'enerve.

Enfin, je trouve aussi - une impression - que tu joues sur tes acquis, sans exigeance, sans ambition. Ca se branlouille la nouille et ca cocoricotte dans la basse cours alors que du temps devrait-être plus profitablement consacré à reconsidérer ta vision du monde et à sortir des clous.

[outretemps]

Parfaitement cruel. Qui n'a passé par là. Très sobre en plus, comme dit Easter (mieux que dans historiettes, je trouve) Faut dire je découvre à l'instant.
Ne reconsidère rien du tout, surtout pas le monde!
T'imagine!
Laisse flotter, ça coulera tout seul, c'est ton jardin qu'il faut cultiver, pas celui du voisin. Tu pourra toujours lui filer des carottes en aide si nécessaire.
Et puis, tu y sembles si bien dans ta grisaille, où irais-tu faire ton Colomb? Laisse l'aventure à ceux qu'ont pas de passé et vas tranquille où tes pieds te mènent; la direction est bonne.

[Sahkti]

Allez pour moi, c'est encore Noël :-)

J'ai adoré la digression sur Samuel-l'enfant-du-temple, non seulement pour ce qu'elle dit mais aussi pour ta manière de l'amener et de la raconter, tout en subtilité.
Et puis ce personnage de Jonathan, de texte en texte, je l'aime bien !

Il y a comme souvent chez toi ces petites remarques qui font mouche, ces détails qui tuent et cet humour grinçant, le tout décliné par une plume habile qui raconte décidément très bien la vie et ses travers.
A travers la drôlerie s'esquisse l'amertume, tout en douceur et c'est sans doute ce qui la rend encore plus terrible, cette manière de l'amener, inéluctable.

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