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Exo roman : La cuisine de ma mère

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Message  abstract Dim 20 Déc 2009 - 18:07

La cuisine de ma mère




Autant que je me souvienne, je n’ai jamais vu ma mère en tablier. Les repas qu’elle composait provenaient toujours de chez un traiteur du quartier à moins qu’elle ne se contentât de dégeler au micro-ondes un plat préparé. J’ai donc longtemps cru que la bonne cuisine était une affaire de professionnels et ne pouvait se déguster que dans les restaurants. Si certains s’attèlent à la tâche en essayant de retrouver les goûts, les saveurs ou les textures de leur enfance, ce n’est point mon cas. Je suis encore vierge de perceptions, prêt pour l’exploration avec l’immense chance de ne pas être à la recherche de sensations passées. Mes souvenirs culinaires je me les confectionne moi-même au jour le jour.

***

Parmentier de volaille aux pommes braisées.


La recette, trouvée dans un célèbre mensuel consacré à la cuisine d’aujourd’hui, me paraissait assez simple. Les ingrédients étaient des plus basiques : des pommes golden, du poulet fermier, une carotte, quelques branches de céleri, deux échalotes et aucune des techniques proposées ne m’était inconnue. J’avais contourné la seule difficulté que constituait la préparation d’une pâte feuilletée en achetant un rouleau tout prêt au rayon frais du supermarché. Rien d’insurmontable donc mais il était maintenant 21h30, je n’avais mangé qu’un sandwich au thon piquant à midi et la faim me tenaillait. Quoi de pire que de cuisiner le ventre vide, mais je me refusais à grignoter voulant garder mon goût intact pour découvrir le résultat de mon travail. Enveloppé dans mon grand tablier noir, j’épluchais une carotte bio n’arrivant pas à me défaire de l’idée que décidément ce légume ressemblait à un doigt humain. Avec l’âme d’un cannibale, j’en croquai le bout. La saveur me déçut, je l’avais espérée moins fade, il faudrait bien m’en contenter. Émincer les légumes me procurait un certain bien-être en me permettant de faire le vide dans ma tête. J’évacuais ainsi mes problèmes de boulot tandis que la lame du couteau japonais claquait sur le bois de la planche découpant si finement les primeurs que leur identification en deviendrait impossible. Les petites frustrations que je rencontrais quotidiennement dans mon travail de technical analyst au sein d’une multinationale d’assurance-santé disparaissaient au fur et à mesure que mon bouillon se préparait. Et quand je jetai dans le beurre fumant de la cocotte la patte musclée mais grasse du volatile, ce fut en pensant aux cuisses galbées de mon chef de service, grand amateur de squash. Cinq ans que je supportais, tant bien que mal, ce type imbu de sa petite personne, arrogant avec ses collègues et passé maître dans l’art de la manipulation. Pour le reste, c’était un informaticien incompétent qui avait bâti sa carrière sur une année passée au siège d’IBM à Rochester. Les mauvaises langues aimaient à raconter qu’il y avait été engagé en tant qu’expert en photocopies. Je faisais partie des mauvaises langues.

La peau granuleuse de l’animal commençait à crépiter dans le beurre frais tout en prenant une couleur dorée plutôt appétissante. Je pensais avec un plaisir certain au supplice que j’aurais aimé infliger à son double humain tout en profitant du fumet qui commençait à envahir la pièce. La sonnerie du téléphone vint interrompre mes visions de chairs ébouillantées.
— Philippe, c’est toi ?
— Oui Iris, qui d’autre veux-tu que ce soit ?
Depuis mon enfance j’appelais ma mère par son prénom. À l’origine il s’agissait d’une coquetterie de sa part qui, se sentant trop belle et trop jeune pour être mère, aimait à laisser planer un doute sur notre filiation. Son acharnement à combattre le temps était tel qu’aujourd’hui il m’aurait paru inconvenant de l’appeler maman tant elle semblait du même âge que moi. Je me demandais si à force de soins tenseurs, de thalassothérapie et de comblements de rides ce ne serait pas elle qui finirait par m’appeler papa.
— J’ai l’impression de te déranger, je me trompe ?
— En fait, je n’ai pas trop le temps là, je suis en train de cuire un poulet et…
— Ah excuse-moi mon chéri, je ne savais pas que tu avais des invités ce soir, tu ne me dis jamais rien.
Des trémolos dans la voix, elle insistait bien sur cette fin de phrase dans le but de me faire ressentir quel fils indigne je pouvais être. Ça faisait longtemps que ça ne marchait plus avec moi, mais elle avait gardé cette habitude de théâtraliser nos rapports.

— Oui Iris, je te rappelle, là ils vont arriver et je vais être en retard dans mes préparations.

Je raccrochai sans avoir osé lui avouer que c’était pour moi seul que je cuisinais. À 38 ans j’étais toujours célibataire et mon incapacité congénitale à vivre en société — c’est ainsi qu’elle nommait mon aptitude à aimer la solitude, vice qui, selon elle, ne pouvait provenir que de mon père — était le sujet principal de nos conversations téléphoniques. Moi, ma vie me satisfaisait ainsi, j’avais un salaire confortable, un appartement au centre-ville et je pouvais toujours faire la conversation à mes plantes vertes. A la limite, si je voulais vraiment me pourrir le quotidien, je pouvais encore prendre un chat ou tout autre animal domestique.
La fumée brunâtre qui sortait de la cocotte me fit craindre le pire. Quelques secondes d’inattention et voilà que mes légumes étaient noircis. Il était encore temps de sauver la cuisse qui ne semblait pas avoir eu la mauvaise idée de s’imprégner de l’odeur de brûlé. J’allais devoir me rattraper sur les goldens si je voulais éviter le fiasco. J’écoutais d’une oreille distraite les informations à la radio. La télévision était sortie de ma vie quand j’avais quitté le domicile familial simplement parce que mon nouveau logement n’était pas pourvu d’une arrivée pour le câble et que les démarches à engager auprès des différents opérateurs m’avaient découragé. Je m’étais donc habitué à vivre sans l’écran magique ce qui me faisait passer auprès de mes collègues, qui aimaient à se raconter leurs soirées télé devant la machine à café, pour un doux original. La météo prévoyait un temps froid et venteux pour les prochains jours, quoi de plus normal en ce début de mois de novembre. Je repassai une deuxième couche de jaune d’œuf sur mon rond de pâte comme si ces quelques protéines supplémentaires allaient me protéger de l’hiver.

Un beuglement inhumain provenant du logement jouxtant le mien me fit presque lâcher le ramequin de terre cuite que je tentais de remplir. Je ne m’habituerais décidément jamais au death metal dont ma voisine semblait spécialement friande. Je ne savais pas grand-chose d’elle, mis à part qu’une plaquette dorée annonçait de manière plutôt ostentatoire que Mademoiselle S. Delvaux vivait au 5e étage. Le terme « mademoiselle » qui, pour moi, renvoyait à une image de jeune fille sage et romantique me semblait d’ailleurs inapproprié pour qualifier l’espèce de furie que j’imaginais vivre à côté de chez moi. Elle était arrivée dans l’immeuble au mois de septembre alors que j’étais parti faire de la plongée sous-marine en Thaïlande. Depuis je n’avais jamais eu l’occasion de la croiser et l’appartement aurait pu passer pour vide s’il n’en était pas sorti de temps à autre des cris gutturaux ainsi que des bruits de pas occasionnés par ce que je supposais être des combat-shoes.

La cuisson des chapeaux de pâte feuilletée était déjà bien avancée. Ils étaient maintenant gonflés comme des bérets au vent et commençaient à légèrement brunir sur les bords. J’avais craint qu’ils ne s’aplatissent d’un coup lors de l’ouverture du four comme ça avait été le cas lors de mon essai de confection de profiteroles. À l’époque j’avais juste réussi à faire un semblant de pitas que j’avais vainement fourrées de crème. Depuis je n’avais plus osé me lancer dans la pâtisserie et préférais approfondir mes connaissances sur les plats salés. Je devais à présent me concentrer sur le montage de mon assiette. J’essayais tant bien que mal de retourner le ramequin afin d’obtenir un cylindre parfait – enfin ça, c’était ce que montrait la photo - alternant les strates de volaille, légumes et pommes. Pour les légumes, la messe était dite, j’osais espérer que faute de leur présence physique, leur parfum, du moins, aurait été transféré au poulet. Parfois j’aime encore croire au côté magique des préparations. Bon, ma construction n’était pas d’une stabilité exceptionnelle mais, dans l’ensemble, si on n’y regardait pas de trop près, on pouvait y trouver un air de famille avec le plat illustrant la recette. Je n’avais plus qu’à ajouter le rond de pâte bien chaud en espérant que tout l’édifice ne s’effondrerait pas. Pour parfaire le tout, je déglaçai rapidement la cocotte avec un fond de crème fraiche et quelques brins de ciboulette finement ciselés constituant ainsi une petite sauce d’accompagnement.

À pile 22h je pus enfin déguster mon plat, bien au calme en essayant d’oublier le crédit sur dix ans que j’avais contracté pour m’offrir cette splendide cuisine équipée italienne dont a priori un célibataire dans mon genre n’avait nullement besoin. Pour un premier essai, ce n’était pas si mal. Rien d’original, ce n’était finalement qu’un banal poulet-compote de pommes, mais l’ensemble était assez fin et joliment présenté. Je me demandais à qui je pourrais le faire goûter une prochaine fois. Certainement pas à mes vieux potes Mathieu et Guillaume, des gamers hors normes dont l’alimentation se composait essentiellement de pizzas surgelées arrosées de coca frais. Je n’avais ni frère ni sœur et je m’imaginais mal passer la soirée en tête à tête avec Iris. Je ne voyais personne à part peut-être Mélanie, la jeune stagiaire que nous accueillions depuis peu au bureau. Oui, inviter Mélanie serait une excellente idée pour fêter son arrivée dans l’entreprise, elle ne pourrait qu’apprécier le geste.

J’étais incapable d’aller me coucher en laissant ce foutoir dans la cuisine. Il me fallut donc encore une heure pour la remettre dans son état initial. J’aimais qu’elle ressemblât à un laboratoire immaculé fait de meubles de rangement en mélaminé et de matériel semi-professionnel en acier inoxydable. C’était la seule pièce de l’appartement que j’avais réellement investie. Comme moi, elle était carrée, un peu raide et froide mais prête aux expérimentations, ouverte à un petit grain de folie. Minuit moins dix, là il était largement temps que j’aille dormir un peu. Je m’effondrai sur mon lit et pris juste le temps de vérifier que mon réveil était bien programmé. Selon un rituel presque immuable, je posai un léger baiser sur l’image de la ravissante Sandy dont le cadre était posé sur ma table de chevet. Je pouvais alors m’endormir satisfait de mon existence.

***
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Message  Invité Dim 20 Déc 2009 - 18:53

Un bon début, où le narrateur est bien campé ! J'attends la suite...

Mes remarques :
« Si certains s’attellent à la tâche »
« À l’origine il s’agissait d’une coquetterie de sa part qui (le « qui » se rapportant à « sa part » me paraît osé, parce que comment la part de quelqu’un pourrait-elle aimer à laisser planer un doute ? Selon moi, il vaudrait mieux rechercher une autre formulation) »
« un fond de crème fraîche »

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Message  Invité Dim 20 Déc 2009 - 20:00

Peut-être bien que je coupe les cheveux en quatre mais je trouve dérangeant que "aucune des techniques proposées ne m’était inconnue." La proposition me semble trop catégorique pour quelqu'un qui s'avoue novice en matière de cuisine, même en admettant qu'il se soit récemment mis à cuisiner.

Sinon, même remarque que socque ici :
À l’origine il s’agissait d’une coquetterie de sa part qui, se sentant trop belle et trop jeune pour être mère, aimait à laisser planer un doute sur notre filiation.
("de celle qui, " peut-être ?)

Enveloppé dans mon grand tablier noir, j’épluchais (je mettrais un passé simple, et de toute façon une virgule après "bio") une carotte bio n’arrivant pas à me défaire de l’idée que décidément ce légume ressemblait à un doigt humain

Je m’étais donc habitué à vivre sans l’écran magique (virgule) ce qui me faisait passer auprès de mes collègues, qui aimaient à se raconter leurs soirées télé devant la machine à café, pour un doux original.

cette splendide cuisine équipée italienne dont a priori (en italiques, locution étrangère ; ou, francisé : à priori ) un célibataire dans mon genre n’avait nullement besoin.

mes vieux potes Mathieu et Guillaume, des gamers (idem : italiques) hors normes

Bon début, j'aime bien le fait que l'on n'ait aucune idée de la forme que cela va prendre ; à ce stade, tout est possible, y compris et surtout le grain de folie.

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Message  Lucy Dim 20 Déc 2009 - 20:16

Un début très prometteur. Bravo !

J'attends avec impatience de voir le tour que va prendre cette histoire et je me demande qui est cette Sandy dont le narrateur baise le portrait. J'aime le parallèle entre la cuisine et ce qui fait le personnage : leur froideur commune.

Oui, je me prépare pour le second chapitre !
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Message  CROISIC Dim 20 Déc 2009 - 21:44

J'ai apprécié cette mise en place glacée et précise. J'attends la suite.
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Message  Zou Dim 20 Déc 2009 - 23:18

Ca donne en vie de connaître la suite ! Donc réussi !
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Message  grieg Lun 21 Déc 2009 - 7:09

Il est rare que, dans un récit au style soutenu, les efforts de l’auteur n’étouffent pas les personnages et l’intrigue. Tu réussis ce tour de force.
J’aime beaucoup ce début de roman, beaucoup.
j’épluchais une carotte bio n’arrivant pas à me défaire de l’idée que décidément ce légume ressemblait à un doigt humain
ogawa, quand tu nous tiens
— Oui Iris, je te rappelle, là ils vont arriver et je vais être en retard dans mes préparations.
préparatifs, peut-être ?

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Message  Kilis Mar 22 Déc 2009 - 20:12

J’aime beaucoup l’ambiance à la fois intimiste et distante que tu installes. Un ton sans faille comme une chemise amidonnée, impeccable mais avec un je-ne-sais-quoi de sous-jacent qui ne demanderait qu’à surgir. Le profil du personnage me semble très prometteur.
Je te relis et je pense: Hitchcockien ! Oui c’est ça.
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Message  phoenix Mar 22 Déc 2009 - 21:16

Captivant ! Ta cuisine ma plait bien, continue à nous mijoter de bons écrits comme celui là !

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Message  abstract Mar 29 Déc 2009 - 20:07

***


Le quartier était en constante mutation, les anciennes maisons faisaient place à des immeubles de bureaux flambant neufs. La plupart d’entre eux restaient vides de longs mois voire plusieurs années avant de trouver acquéreur. Pourtant ils rivalisaient avec des airs de courtisanes expérimentées pour aguicher l’amateur. L’un s’illuminait à la nuit tombée, dans un élégant dégradé d’ampoules led bleutées, un autre était recouvert de plaques d’acier reflétant à l’infini les variations du ciel, un troisième offrait un jardin suspendu avec vue panoramique sur la ville. Mais rien n’y faisait, la crise était bel et bien installée, les entreprises peinaient à investir dans l’immobilier. Malgré ce ralentissement visible de la demande, on continuait à exproprier les logements. Un centre d’affaires devait voir le jour sur cet ancien boulevard populaire longeant la voie ferrée, ainsi en avait décidé quelque obscur technocrate. Qu’importait dès lors que l’endroit prît des allures de ville fantôme.

La société GIP, leader mondial de l’assurance soins de santé, occupait les trois quarts d’un bâtiment gris et jaune d’inspiration aztèque. Les cinq derniers étages formaient une sorte de pyramide à degrés agrémentée de terrasses auxquelles il était impossible d’accéder puisque, pour des raisons de sécurité, aucune des grandes fenêtres de l’immeuble ne pouvait s’ouvrir. Mon service était situé au troisième niveau, duquel on pouvait voir les trains à grande vitesse entrer en gare, ce qui me donnait l’impression d’être toujours en attente d’un départ qui ne se réalisait jamais. Afin de réduire les coûts, un facilities manager avait décrété que seuls les cadres supérieurs — caste dont il faisait bien évidemment partie — auraient droit à un bureau personnel. Les autres employés devraient, eux, se contenter d’une flex place, ce qui impliquerait que chaque journée de travail débute par la quête d’un endroit où s’installer. La proposition avait été présentée, l’année dernière, au conseil d’administration sous la forme d’une projection powerpoint aux graphiques savamment colorés.

L’hypothèse de départ faisait le constat d’un taux d’inoccupation des postes de 6% en raison du nombre de travailleurs à temps partiels, de personnes malades ou en vacances. Chiffre qui, par de savant calculs, pouvait alors être converti en plusieurs milliers d’euros épargnés. Ce fut un succès, les membres du conseil d’administration ne purent qu’applaudir devant les gains substantiels que la société ferait grâce aux mètres carrés ainsi économisés.

Tous les matins, je passais donc dans la salle du matériel itinérant pour y récupérer mon laptop ainsi que le casier à roulettes dans lequel j’étais obligé de condenser l’ensemble de mes objets personnels. Notre charismatique facilities manager avait oublié de mentionner que l’espace ainsi gagné serait réquisitionné pour y créer un lieu de rangement. Une logisticienne récemment engagée avait pour mission de gérer et surveiller notre précieux matériel. Les représentants des travailleurs mirent également leur grain de sel dans le projet. Il était inadmissible qu’au troisième millénaire le personnel ne puisse disposer de postes de travail ergonomiques, adaptés à leur morphologie. Trois types de tables et de chaises furent donc choisis lors de l’assemblée annuelle et l’on subdivisa l’open space en trois zones distinctes, pour les petits, les moyens et les grands. On évita de polémiquer sur les bureaux offrant une extension sur la gauche ou la droite suivant qu’on était droitier ou gaucher en choisissant de prendre des plans de travail droits qui conviendraient à tous. Pour garder un peu de flexibilité lors de futurs engagements ― il aurait quand même été dommage de devoir choisir un collaborateur par rapport à sa taille ―, on augmenta de 3% l’offre de postes qui avait initialement été définie. Après plusieurs mois de travaux, un nombre incalculable de réunions de concertation et de séances d’information, l’entreprise occupait aujourd’hui exactement la même surface au sol que précédemment. Un drink fut cependant organisé pour fêter cette réorganisation novatrice qui montrait le dynamisme de notre société. Il y eut même un article dans la presse professionnelle dans lequel le directeur général vantait les avantages de ce système original, respectueux tant de l’environnement que des êtres humains. Encore une belle success story à l’actif de GIP.

La zone des grands était la plus confortable pour mon mètre quatre-vingt cinq. Par chance, il y avait de la place ce matin ce qui était relativement rare alors que l’aire consacrée aux petits restait toujours clairsemée. Le paramètre psychologique avait apparemment été sous-estimé par notre ingénieux manager. Je m’étais réveillé avec une nausée qui ne me quittait pas et je n’aspirais qu’à me faire oublier jusqu’au soir. Espérant que rien d’important ne me tomberait dessus aujourd’hui, je lisais tranquillement mes mails quand j’entendis cet imbécile de Stéphane Dehon, le roi de la photocopie de Rochester, m’appeler.
« Ah Desmarais, vous êtes enfin là. Venez dans mon bureau, j’ai à vous parler. » Son ton ne me laissait guère la possibilité de refuser l’invitation.
« J’ai beaucoup pensé à vous hier soir », reprit-il, « j’ai trouvé quelque chose à la hauteur de votre talent. »
Il avait toujours le don de me piquer au vif, je travaillais ici depuis presque dix ans, j’étais à l’origine d’une demi-douzaine d’applications performantes dont j’étais assez fier malgré quoi il me fallait encore supporter le mépris quotidien de ce playboy sur le retour. Il crut bon d’ajouter : « Pour une fois, vous allez pouvoir vous rendre utile. » Des picotements dans ma main droite m’informaient que mon poing ressentait terriblement l’envie d’aller s’écraser sur son gros nez. Il fallait que je garde mon calme, surtout ne rien faire que je risque de regretter.
« J’ai eu une idée pour qu’il y ait disons un peu plus de convivialité et d’esprit de corps entre les équipes » De fait, sur ce coup là, il n’avait pas tort, c’est à peine si les gens s’adressaient encore la parole. Question de ne pas faire trop de bruit dans notre nouvel open-space, le mail était devenu le moyen de communication privilégié. Il poursuivit ses explications en s’approchant de moi au point que je pouvais sentir son souffle chaud sur mon visage: « J’ai donc imaginé que nous pourrions organiser un grand tournoi de squash. Le sport est un excellent moyen de tisser des liens sociaux, je l’ai lu dans un magazine de psychologie. » Tandis qu’il me parlait, je n’arrivais pas à détacher les yeux d’une minuscule souillure rouge sur sa cravate. On aurait dit une tache de sauce tomate à moins que ce ne fut du sang. Je ne l’écoutais déjà plus : « Je compte donc sur vous pour nous créer une petite application web organisant les matchs, les équipes, bref quelque chose de ludique mais qui reste très professionnel, vous me comprenez n’est-ce pas, pas de fille nue une raquette à la main, ahaha. Et puis, Desmarais, ça vous changera de faire un programme enfin utile à tout le monde. »
Je ne voyais plus que le point écarlate qui grossissait de plus en plus sur la soie bleu clair. Il envahissait maintenant presque toute la largeur de la cravate pour s’étendre sur la chemise rayée. J’étais obnubilé par ce liquide épais qui imbibait ses vêtements. Comment ne se rendait-il pas compte qu’il se vidait comme une outre percée. « Dites Desmarais, ça ira, qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça ? Il y a un problème ? »
Le sang disparut aussitôt et la situation revint à la normale. « Excusez-moi, j’étais juste en train de réfléchir à … »
J’avais envie de dire « à votre corps transpercé de toutes parts» mais j’eus la présence d’esprit de me reprendre. : « J’envisageais la manière dont j’allais faire le design de la base de données pour le tournoi… »
— Décidément, Desmarais, vous êtes un drôle de type. Allez, dégagez de mon bureau et mettez-vous au travail. Et je vous trouve un peu pâle, vous devriez faire un peu de sport, ahaha… Au fait, je n’apprécierais pas qu’un membre de mon équipe fasse l’impasse sur le tournoi, passez le message à vos petits camarades. » D’une main dans mon dos, il me poussait fermement vers la sortie de son bureau. Avant de la refermer la porte il m’encouragea d’un : « Je compte sur vous pour qu’on lance l’évènement à la fin du mois. »

Le décor flottait autour de moi, le sol paraissait se dérober à chacun de mes pas. J’avais la sensation d’être en pleine tempête sans espoir de passer le Cap de Bonne Espérance. Je commençais à transpirer et me demandais pourquoi il faisait si chaud dans ce bâtiment. J’eus juste le temps d’atteindre les toilettes. Accroupi sur le carrelage gris, je vomissais par spasmes une bile jaune, je n’avais rien mangé depuis la veille. La dernière image que je vis fut celle de gouttelettes gluantes projetées sur la faïence de la cuvette qui me firent étrangement penser à un coulis aux fruits de la passion. Quand je rouvris les yeux, j’étais couché sur ce que j’identifiais immédiatement comme étant une banquette du réfectoire, le skaï orange imbibé d’une odeur de graisse froide m’offrait plus qu’un indice. Un visage inconnu, rond et souriant était penché sur moi. J’appris m’être évanoui dans les sanitaires, un collègue avait donné l’alerte. L’assistante du directeur du personnel avait appelé un docteur, lequel était en train de m’examiner. Apparemment, je n’avais rien de grave, une grosse indigestion qui disparaitrait avec un peu de repos.

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Message  Invité Mar 29 Déc 2009 - 22:21

J'aime beaucoup le ton de ce passage. Un peu comme dans le passage précédent, on a un parallèle entre des observations très factuelles d'une part - les détails cliniques par rapport à la décision du fonctionnement en flex places (je découvre d'ailleurs cette expression, je ne connaissais que le hot desking, sans savoir le traduire) ;et puis le côté plus humain d'autre part - avec la nausée du narrateur, en même temps que le malaise savamment induit par la toute petite tache rouge, qui tombe à point nommé.

NB: je ne sais plus où, j'ai lu quelque chose comme "le travail à temps partiels"

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Message  Lucy Mer 30 Déc 2009 - 1:37

Je suis toujours. Le ton me plaît énormément.

Le "ahaha" de Dehon est bien vu. Il est agaçant à souhait, ce bonhomme.

Accroupi sur le carrelage gris, je vomissais par spasmes une bile jaune, je n’avais rien mangé depuis la veille. La dernière image que je vis fut celle de gouttelettes gluantes projetées sur la faïence de la cuvette qui me firent étrangement penser à un coulis aux fruits de la passion.
^^

Bref, je n'ai que de bonnes choses à dire, alors je ne te serai pas utile pour améliorer quoi que ce soit, si besoin est. Je me place dans la file d'attente pour la suite.
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Message  CROISIC Mer 30 Déc 2009 - 9:44

Toujours admirative des contrastes et du chaud/froid.....je suis...du verbe suivre .
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Message  grieg Mer 30 Déc 2009 - 20:15

J’aime toujours autant.
Le rythme est excellent, le personnage est réaliste et provoque l’empathie.
Les anglicismes donnent le ton.
La vision sanglante est un bonheur
Un vrai, bon début de roman.

Pour les détails :

Pourtant ils rivalisaient avec des airs de courtisanes expérimentées pour aguicher l’amateur.
personnification qui me semble excessive. Elle m’a entraîné, dans un premier temps, à penser à un agent immobilier, puis à revenir sur la phrase, pour comprendre qu’elle était figure de style.
duquel on pouvait voir les trains à grande vitesse entrer en gare, ce qui me donnait l’impression d’être toujours en attente d’un départ qui ne se réalisait jamais
l’image est belle, la réalisation un peu moins… duquel, me gêne… un départ qui se réalise, aussi
j’étais à l’origine d’une demi-douzaine d’applications performantes dont j’étais assez fier malgré quoi il me fallait encore supporter le mépris
je ne sais pas si le malgré quoi est correct, mais il m’irrite la lecture
Allez, dégagez de mon bureau
peut être un peu trop fort

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Message  Invité Mer 30 Déc 2009 - 22:13

Oui, c'est vraiment très bien ! Une narration solide, et l'action avance.

Mes remarques :
« à moins que ce ne fût du sang »
« j’étais couché sur ce que j’identifiais (j’identifiai ? je pense qu’un passé simple serait préférable ici à un imparfait) immédiatement »
« une grosse indigestion qui disparaîtrait »

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Message  Kilis Sam 2 Jan 2010 - 14:48

Toujours autant de plaisir à lire ce début de roman qui maintient bien son cap. Vers où ? Suis impatiente de le découvrir.
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Exo roman : La cuisine de ma mère Empty Re: Exo roman : La cuisine de ma mère

Message  abstract Dim 10 Jan 2010 - 19:19

Cette petite frayeur dans les toilettes du GIP me permit de gagner trois jours d’arrêt maladie aux frais de mon employeur. Sept ans que je n’avais pas été absent, j’allais enfin pouvoir profiter du merveilleux système de sécurité sociale qui faisait la fierté de notre pays. Mon médecin de famille avait, sans m’examiner, diagnostiqué le virus de la gastro-entérite. Ça ne faisait aucun doute, le mal courrait les rues pour le moment. J’étais d’ailleurs son troisième patient de la journée à en être atteint. J’en tirai donc la conclusion que la médecine actuelle trouvait son fondement plus dans la statistique que dans la biologie. Comme quoi, on se faisait parfois de fausses idées sur certaines professions. J’évitai soigneusement de lui parler de l’hallucination dont j’avais été victime une heure plus tôt et payai sans broncher les 35 euros que me coûta sa visite éclair. Tout bien réfléchi, ça ne faisait pas cher les trois jours de liberté.
L’histoire du tournoi de squash me stressait un peu. Au lycée, je rusais chaque semaine pour esquiver le cours de gym. Celui-ci, dispensé par un ancien officier, était mon pire cauchemar. Je détestais les sports d’équipe, surtout ceux qui se jouaient avec un ballon, je faisais mon possible pour rester sur le banc de touche. Mais là, je n’avais pas le choix, il était hors de question que je me laisse humilier par ce Dehon. J’allais le lui organiser son tournoi tout à sa gloire, ah ça il allait voir le triomphe que je lui préparais. Une rapide recherche sur le net m’apprit que trois salles de sport disposant de terrains de squash se situaient entre mon appartement et le siège de GIP. Aucune ne pouvait offrir les mêmes équipements qu’une salle en périphérie – j’en avais vu une extraordinaire avec piscine tropicale, terrains de tennis et même un manège – mais je ne voulais pas perdre trop de temps dans les trajets. Finalement, mon choix se porta sur un petit club à moins de cinq minutes de chez moi.
La nausée et les vertiges avaient disparu, seul un mal de crâne subsistait de mon évanouissement. Je ressentais le besoin de sortir, de marcher un peu dans les rues désertées par le premier gel de la saison, de sentir le vent froid sur la peau de mon visage, de reprendre ainsi contact avec la réalité. Je pris la décision d’aller voir de quoi avait l’air ce « sensation fitness club» dont le nom ne m’évoquait rien. L’espace se révélait plus grand et plus luxueux que je ne l’avais imaginé. La déco, tout en bambous, était d’inspiration asiatique, certainement dans le but de donner une touche zen à un lieu que j’associais plus facilement à la souffrance. Je fus accueilli par une hôtesse, apparemment aux origines sud-américaines, c’était une sculpturale métisse aux yeux verts dont la poitrine semblait vouloir se libérer d’une étroite tunique chinoise de soie rouge. La notion de village planétaire m’apparaissait d’un coup comme une évidence. Asie, Amérique ou Europe, je ne savais plus très bien sur quel continent je me trouvais à l'instant présent, mais mon mal de tête avait subitement disparu.
Soda – son nom était mentionné sur un badge doré- me fit visiter les installations. Je la suivis docilement à travers les vestiaires en acajou, le sauna finlandais, la salle de relaxation avec faux palmiers et bruits de vagues préenregistrés, la salle de musculation et ses appareils dernier cri, les sept boxes de squash et enfin le bar à jus de fruits. De retour à la réception, elle m’exposa dans un français approximatif, mais charmant, les conditions d’affiliations et les différents plans tarifaires. A la signature de l’abonnement dont la facture mensuelle s’élevait presque au montant du loyer d’un petit studio en province, elle m’offrit un jus orange banane ainsi qu’un sac de sport au logo de la salle pour sceller notre nouvelle amitié. Rendez-vous fut pris pour une séance d’échauffement et un premier cours de squash le lendemain.
Je sortis de ce doux cocon avec l’impression d’être un homme nouveau, de pouvoir agir sur mon destin. Je sentais déjà la transformation opérer dans mon corps, je me tenais plus droit, mes pectoraux enflaient sous ma veste, j’embellissais. Le reflet d’un grand dégingandé, blanc comme une endive, que me renvoya la vitrine d’un magasin me fit rapidement retomber les deux pieds sur terre. Pour effacer cette piètre image de moi, je m’offris une gaufre aux cerises dans la meilleure pâtisserie de la ville qui par un de ces étranges hasards qui émaillent la vie quotidienne, se trouvait sur mon chemin.
J’étais en train de déguster mon délectable en-cas tout en consultant les règles du squash sur l’Internet quand je sentis mon portable vibrer au fond de ma poche.

— Philippe, mon chéri, c’est toi ?
— Oui Iris, il n’y a que moi qui réponde à cet appareil.
Invariablement nos conversations débutaient de la sorte, ma mère se sentant obligée de vérifier à chaque fois que c’était bien moi son fils.

— Je ne te dérange pas dans ton travail au moins ?
— Non, pas aujourd’hui, je suis malade j’ai du rentrer à l’appartement.
— Ah bon, rien de grave au moins ?
Elle n’eut pas la patience d’attendre ma réponse – dans sa vie trépidante, ma santé ne devait pas être une de ses priorités- et enchaîna directement :

— Parce que j’ai un service à te demander, rien d’important, ne te tracasse pas, je pense même que ça pourrait te faire plaisir. Ça va être formidable.
— Iris, je n’ai pas encore dit oui…mais explique-moi clairement ce que tu attends de moi.
— Tu vas adorer ! Voilà, entre Noël et Nouvel An, j’ai décidé d’organiser un grand dîner pour réunir toutes mes amies à la maison, on sera une douzaine..
— Mais Iris, tu es incapable de reconnaître un hamburger d’un magret de canard, comment vas-tu faire ?
— Et bien c’est justement là que tu interviens mon chéri. Je m’occuperai de la déco, des invitations, de m’habiller et toi tu pourras exprimer tes talents en cuisine. Juste avant qu’elles n’arrivent, tu me montres comment je dois servir et tu rentres tranquillement chez toi.
— Ah Parce qu'en plus, tu comptes leur faire croire que c’est toi qui auras tout préparé ?
— Mais enfin Philippe, sois un peu raisonnable, je ne vais quand même pas avouer à l’assemblée que je ne sais même pas me faire cuire un œuf. Allez, dis-moi que tu es d’accord.
— Laisse-moi au moins deux ou trois jours pour te donner ma réponse.
— C’est parfait, on fait comme ça, tu réfléchis et moi pendant ce temps je contacte tout le monde. Oh petit chéri, tu ne peux pas imaginer comme je suis heureuse, je me réjouis déjà. Je raccroche, j’ai tellement de choses à faire maintenant.

Je ne savais pas pourquoi, mais tout à coup, ma gaufre me parut très écœurante. Je dus me résoudre à en jeter la moitié à la poubelle.

Après m’être énervé une bonne partie de la soirée, et avoir retourné le contenu de ma garde-robe sur le plancher de ma chambre, je réussis enfin à me constituer un équipement de sport complet. Certes, mon short datait un peu, je ne devais pas l’avoir porté ces dix dernières années, mais au moins j’en avais un. Avec soin, je remplis le sac qui m’avait été gracieusement offert en faisant bien attention à ranger mes baskets dans une poche extérieure afin qu’elles ne salissent pas le reste de mes affaires.
La belle Soda n’était pas à la réception ce matin, elle avait été remplacée par un grand barbu en kimono noir, on restait cependant dans le thème asiatique. À mon air désappointé, il répondit par un large sourire.
— Bonjour, vous devez être Philippe, Soda m’a laissé un message pour me prévenir que c’était votre première leçon de squash aujourd’hui. Vous pouvez aller vous changer et vous échauffer sur un vélo, votre moniteur ne va pas tarder.
À cette heure, la salle de fitness était quasiment déserte, seules deux femmes à la quarantaine bien affirmée étaient présentes. L’une d’elle effectuait des étirements, un improbable caniche nain de couleur abricot à ses côtés. L’animal se tenait tranquille dans un sac de transport en faux léopard. On pouvait le voir somnoler à travers une ouverture de plastique transparent. J’avais toujours eu horreur des chiens, surtout des petits et je ne voyais pas très bien l’intérêt de se balader en regardant un animal chier au bout d’une laisse. Je pris place sur un des vélos de la rangée face à un téléviseur et m’appliquai à pédaler à une vitesse constante de 2O km/h tout en regardant les images que débitait l’écran plat. Une blonde en robe de soirée rouge très échancrée était assise, ou plutôt devrait-on dire allongée, sur le capot lustré d’une Ferrari noire. Tout dans sa communication corporelle montrait qu’elle désirait l’acte sexuel. Elle se frottait contre la luxueuse carrosserie, mimant un accouplement avec le véhicule quand deux hommes obèses, vêtus de trainings noirs, entrèrent dans le champ. Ils se parlaient en s’aidant de leurs mains, dans une gestuelle assez grossière. Il y eut ensuite un gros plan sur une bouteille de champagne dont le bouchon explosait, laissant jaillir le précieux breuvage. La symbolique des images était explicite et, si j’avais disposé d’une paire d’écouteurs, j’aurais sans doute pu reconnaître un des tubes du moment.
Mon moniteur arriva enfin. Bronzage parfait, musculature que l’on imaginait dessinée sous son polo rose pâle, il avait l’air tout droit sorti d’une série américaine. D’un seul coup d’œil il désapprouva ma tenue et je compris alors en le regardant qu’il y avait short et short —le sien lui donnait un style cool et désinvolte alors qu’avec le mien je ressemblais à un adolescent trop vite grandi – et que mon t-shirt EA-Games ne m’apportait pas nécessairement une allure de grand sportif. Il me tendit une raquette : « Tu peux m’appeler Marc, je vais faire de toi un joueur de squash, enfin je vais surtout t’apprendre les bases, après tu vois si ça t’intéresse de continuer ». J’acquiesçais en le suivant vers les terrains. Il continua : « On va prendre le box débutant, on y sera plus tranquille ». De fait, c’était le seul terrain qui n’était pas visible depuis le bar, il avait dû évaluer la faiblesse de mes qualités d’athlète. La leçon commença gentiment. Marc me montra comment tenir correctement la raquette, comment me positionner, comment garder mon point d’impact en vue. J’étais un peu surpris par les rebonds de la petite balle de caoutchouc, je me faisais l’effet d’être un chat essayant d’attraper une mouche. Marc m’encourageait dans mes efforts.
— Allez vas-y c’est bien ça. Ne te tracasse pas si elle te file en bout de raquette, c’est toujours comme ça au début.
Je me concentrais autant que je le pouvais. D’ailleurs, au bout d’une demi-heure je commençais à pouvoir renvoyer les balles et contrairement à ce que j’avais pu imaginer, le jeu me plaisait. Finalement, cette organisation de tournoi n’allait pas être aussi désagréable que je l’avais prévu.
On fit une courte pause et Marc en profita pour aller nous chercher deux bouteilles d’eau, j’étais complètement déshydraté.
— Tu sais Philippe, tu m’étonnes beaucoup, tu es vraiment doué pour le squash.
— C‘est bien la première fois que l’on me dit que je suis bon en sport, lui répondis-je en riant.
— Non sérieusement, je ne plaisante pas. C’est assez rare les personnes qui arrivent aussi vite à comprendre la trajectoire que fait cette balle. Je crois que ta grande taille et ton poids plume te servent bien, tu es rapide et mobile.
Là je me sentis rougir. Bâti comme un haricot princesse je n’avais pas l’habitude que l’on vante mes qualités physiques.
Marc me donna une claque virile dans le dos et dit :
— Allez, on s’y remet avant de refroidir. Maintenant fini de jouer, je veux que tu me prouves que tu as des tripes. Je vais te montrer.
Il fit claquer la balle contre le mur avec une violence inouïe, j’eus à peine le temps de me garer dans un coin pour éviter d’être blessé.
— Alors, tu as vu ? À toi maintenant.
J’avais beau frapper de toutes mes forces, pas moyen de donner de la vitesse à cette saloperie de balle, elle me revenait à chaque fois avec un « plop » décevant.
— Ce qui te manque Philippe, c’est la rage. Je vais te donner un truc, pense à quelqu’un que tu détestes, je ne sais pas moi, une ex-copine, ton banquier ou peut-être ton chef. Dis-toi que tu as le pouvoir de le tuer avec cette raquette et cette balle. Vas-y, défoule-toi, sors toute la haine que tu as en toi.
Il avait trouvé les mots justes. Je voyais à présent la tête de Stéphane par la lunette d’un viseur, une petite croix bien centrée entre ces deux yeux. J’allais lui éclater la face jusqu’à ce que sa cervelle s’imprime sur les murs blancs.
— Hé , évite de m’assassiner quand même. Je ne sais pas à qui tu pensais, mais je ne voudrais pas être à sa place. En tout cas, tu as du potentiel comme joueur de squash.
Pour la première fois de ma vie j’eus la sensation que le monde était à ma portée. J’étais beau, fort, invincible même. J’allais avoir le courage d’inviter Mélanie.
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Message  Invité Dim 10 Jan 2010 - 19:29

Bien, ça pulse ! C'est marrant, je trouve que l'histoire prend un petit côté chick-lit, mais côté masculin. Rien de péjoratif dans mon esprit, je trouve l'ensemble à la fois léger, marrant, et bien charpenté.

Mes remarques :
« le mal courait (et non « courrait » qui est la forme du conditionnel) les rues pour le moment »
« la meilleure pâtisserie de la ville qui (je pense qu’il serait préférable d’insérer une virgule ici pour compléter l’incise du membre de phrase qui suit, jusqu’à « quotidienne ») par un de ces étranges hasards qui émaillent la vie quotidienne, se trouvait sur mon chemin »
« j’ai dû rentrer »
« Ah (il ne manque pas un signe de ponctuation ici ?) Parce qu'en plus »

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Message  Invité Dim 10 Jan 2010 - 20:22

Une grande rigueur dans l'écriture, un travail léché qui n'empêche pas la pointe d'humour. J'aime beaucoup.

"les conditions d’affiliations"

au singulier à mon avis (=" les conditions de l'affiliation")

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Message  Lucy Lun 11 Jan 2010 - 11:09

Vraiment, rien à dire. Que du bon !

" Je sortis de ce doux cocon avec l’impression d’être un homme nouveau, de pouvoir agir sur mon destin. Je sentais déjà la transformation opérer dans mon corps, je me tenais plus droit, mes pectoraux enflaient sous ma veste, j’embellissais. Le reflet d’un grand dégingandé, blanc comme une endive, que me renvoya la vitrine d’un magasin me fit rapidement retomber les deux pieds sur terre. "

Beaucoup aimé ceci. Renforcé par cela :

" Pour la première fois de ma vie j’eus la sensation que le monde était à ma portée. J’étais beau, fort, invincible même. J’allais avoir le courage d’inviter Mélanie. "

Et, là, j'adhère. Vu de cette manière, c'est vrai que ça paraît ridicule :

" J’avais toujours eu horreur des chiens, surtout des petits et je ne voyais pas très bien l’intérêt de se balader en regardant un animal chier au bout d’une laisse. "

Encore une fois, c'est bien mené. Vivant et toujours intéressant. Pour le coup je suis la lectrice au bout de la laisse, mais je m'abstiendrai de déféquer.
Désolée, suis fatiguée. ^^
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Message  Yellow_Submarine Lun 11 Jan 2010 - 11:24

J'attends la suite avec impatience!
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Message  Invité Mar 12 Jan 2010 - 20:16

Il n'y a pas grand chose à dire sur ce texte à part bravo, Abstract !
Je suis une mauvaise commentatrice, mais bonne admiratrice...

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Message  CROISIC Mer 13 Jan 2010 - 12:49

Je suis, je lis !
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Message  Rebecca Mer 13 Jan 2010 - 17:07

Itou itou et je ne m'ennuie pas !
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Message  Kilis Mar 19 Jan 2010 - 11:14

Bonne suite. Le ton est bien conservé. Le personnage s'étoffe par petites touches, son environnement aussi. L'écriture est constante et très efficace, je trouve.
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Message  grieg Mar 19 Jan 2010 - 11:53

Ton personnage commence drôlement à ressembler à un mec sorti de « GQ » tendance « têtu », mais ça le fait encore… gaffe de pas tomber dans « femme actuelle »
C’est un peu moins percutant, sur le fond, que les chapitres précédents, mais sur la forme, le rythme tient son lecteur en haleine.
Si ! Un petit truc… Le plus difficile dans le squash, c’est pas tant de taper la balle… L’écueil, pour un non sportif, c’est le souffle, et le cœur.

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Message  abstract Dim 24 Jan 2010 - 18:45

***
Hamburger aux oignons et ses pommes frites rustiques.

Je regardais mes larmes échouer dans la poêle à frire. De grosses goutes qui s’écrasaient sur le Teflon avant de disparaître dans de minuscules fumerolles de vapeur. Seule une légère trace blanche sur le revêtement noir témoignait de leur passage. Les premières apparurent en éminçant les oignons, la réaction était purement physiologique. Puis, une chose en entraînant une autre, j’avais pleuré mon absence de vie amoureuse, mon métier exempt de plaisir, mon appartement dont je peinais à payer les traites. J’en étais maintenant à verser des larmes pour ma collection de petites voitures Matchbox qu’Iris avait offerte — sous le prétexte fallacieux que j’étais devenu grand — à un jeune voisin, il y a de ça plus d’une dizaine d’années. Si la sonnette n’avait pas retenti tel un gong annonçant la fin du temps de réflexion dans un jeu télévisé, j’aurais certainement embrayé sur la pauvreté dans le monde, la fonte de la banquise ou l’inexplicable disparition de l’abeille commune. Ce début de troisième millénaire offrait un choix infini de sujets de lamentation. Deux jours d’un travail abrutissant effectué sous des néons blafards avaient suffi à métamorphoser en mollusque l’homme plein d’entrain que j’étais en sortant du « Sensation fitness club ». Incapable de contrôler mes émotions, je ne pouvais plus afficher ce visage impassible qui me qualifiait habituellement.

Guillaume se tenait derrière ma porte, une bouteille de bière spéciale à la main.
— Salut, je suis le premier ? J’ai vu Mathieu, il essaye de garer sa poubelle au pied de ton immeuble, il n’a pas l’air doué pour le créneau. Mais qu’est ce que tu as, on dirait que tu as chialé ?
— Non, ce n’est rien, je viens d’éplucher les oignons, je vous cuisine de véritables hamburgers faits maison.
— C’est bien ça, ma couille, il m’appelait ainsi depuis son adolescence, époque où il affectionnait particulièrement les dialogues imagés des films de Bruce Willis. Alors, qui fait le quatrième ?
— Papy était libre, il va certainement arriver d’une minute à l’autre.
— Extra, ça va batailler ferme ce soir.

De fait, allait s’affronter chez moi, l’élite des joueurs de Dungeon Twister de la région. Le jeu, même s’il était unanimement applaudi dans les cercles fermés, n’était pas encore répandu dans le grand public. Le dernier tournoi des frontières, malgré un franc succès, n’avait rassemblé qu’une petite centaine de compétiteurs. Papy l’avait assez facilement remporté tandis que Mathieu échouait à deux places du podium.

Les morceaux de pommes de terre grossièrement découpés étaient plongés une première fois dans l’huile bouillante. Ils repasseraient dans la friteuse, juste avant d’être servis. La double cuisson c’était le secret des frites belges pour qu’elles soient à la fois moelleuses à l’intérieur et croustillantes au dehors.

Je connaissais Mathieu depuis la crèche, à quelques jours près nous naissions dans la même maternité. Presqu’inséparables, nous habitions le même quartier, partagions les mêmes jeux, les mêmes goûts, les mêmes envies. Je le considérais comme le frère que je n’avais jamais eu, mon double, mon jumeau. Guillaume s’était joint à nous en fin de collège, il avait apporté le petit grain de folie qui nous manquait, animant les intercours par des blagues douteuses, caricaturant notre entourage dans son carnet de notes. J’étais bien obligé d’avouer que sans mes deux camarades je n’aurais pas eu le courage de terminer mes études d’informatique, notre entraide avait été sans faille. Papy, lui, était la pièce rapportée à notre trio. De deux ans notre aîné, c’était un ingénieur studieux, incapable de prendre un jeu à la rigolade. Nous avions fait sa connaissance lors d’un salon sur les nouvelles technologies, il y présentait un robot développé par son université. On s’était régulièrement revus pour des LAN parties et même une fois pour un jeu de rôle live dans lequel il interprétait un mage aux pouvoirs arcaniques.

Les steaks hachés de bœuf continuaient leur cuisson au four. Coiffés d’une tranche de cheddar que je m’étais procuré après une attente interminable chez mon fromager et saupoudrés d’un peu de paprika, ils prenaient une couleur dorée, tirant sur l’orangé. Alors que je dressais les hamburgers sur les assiettes en cuisine, j’entendais Mathieu expliquer comment grâce à une technique de brossage à sec, mise au point par ses soins, il pouvait restituer la texture d’une armure en écailles de dragon. Il était intarissable sur le sujet des figurines. Tous trois firent honneur à mon plat même si Guillaume se sentit obligé d’en neutraliser le goût sous une épaisse couche de ketchup Heinz. A croire qu’il ne passerait jamais à une nourriture adulte.

D’ailleurs, je nous trouvais pathétiques, quatre grands crétins, enfermés dans leur adolescence prolongée, vivant dans leur petit cocon surprotégé, s’occupant à jouer comme des gosses pour ne pas réfléchir à la vanité de leur existence. C’était triste à en mourir, dix ans plus tôt nous rêvions tous de faire de la recherche, de créer notre entreprise et là nous végétions dans des boulots sans intérêts. Nos vies amoureuses ressemblaient à un désert aride dans lequel même un chameau n’aurait posé une patte, nous ne côtoyions quasiment plus que des créatures virtuelles et les exploits sexuels que nous nous racontions à moitié saouls avaient été téléchargés sur l’internet. Même bourrés ils nous étaient impossible d’être dupes, nous étions tellement sexys qu’au bout de trois échanges de chat les filles nous demandaient notre numéro de carte Visa. J’avais invité mes amis pour me remonter le moral et de voir cette image plate et banale d’un jeune-homme ordinaire démultipliée à travers eux comme dans un kaléidoscope, m’enfonçait dans des abîmes que je ne connaissais pas encore.

Je fus un joueur médiocre, impuissant à garder la concentration que demandait Dungeon Twister. Assez vite, mon personnage de voleuse rendit l’âme au combat. Mon clerc suivait d’ailleurs le même chemin malgré mes efforts pour sauver son âme. J’étais bien parti pour être le grand perdant de ma propre soirée et, à mon étonnement, cela me laissait froid.

Papy, qui ne vivait pas les mêmes tourments intérieurs que moi, remporta avec une facilité déconcertante, la bouteille de Jack Daniels, enjeu de notre compétition amicale. On eut à peine le temps de le féliciter pour sa victoire qu’il avait déjà enfilé son manteau. Il avait un besoin impérieux de ses neuf heures de sommeil. L’ascenseur se refermait à peine sur lui que Mathieu m’interrogea :
— Alors Philippe, maintenant que nous sommes entre nous, tu vas peut-être te décider à nous expliquer ce qui ne tourne pas rond chez toi ?
— Je suis désolé, je n’y étais vraiment pas aujourd’hui, tentais-je de me justifier.
— Arrête, ça fait trop longtemps qu’on te connaît pour savoir que c’est grave.
— Je ne sais pas, juste que je me pose pas mal de questions sur le sens de ma vie. Allez, ou reconnaissez-le on est en train de tout gâcher. On est vieux de ne pas avoir vécu et ça…
Guillaume m’interrompit dans mon raisonnement :
— Oh là, ça devient philosophique votre histoire, je crois que je vais faire un tour dans la cuisine et nous préparer des mojitos, j’espère qu’il te reste un peu de menthe au fond de ton frigo.

La dernière image que mon cerveau mémorisa fut celle d’un plateau de laque noire chargé de cocktails sur la table basse du salon. Après ce fut le vide abyssal. Une longue chute à travers un trou noir, la peur de me noyer dans les fosses aveugles d’un océan inconnu, un cri qui ne voulait sortir de ma gorge. J’avais transpiré au combat, lutté pour ma survie, seul parmi les démons. Mes appels à l’aide s’évanouissaient dans l’espace, j’étais le dernier des humains, un survivant au destin sombre. Quand j’ouvris les yeux, l’aube traçait un rai de lumière d’un bleu glacial à travers les rideaux mal fermés de ma chambre. Allongé sur mon lit j’avais la sensation que le matelas tentait de m’aspirer. Je grelottais. Mon bras paralysé ne pouvait atteindre la couverture pour la ramener sur moi. Tout mon corps refusait d’obéir. Je m’étais endormi sans prendre la peine de me déshabiller, maintenant je me sentais prisonnier de cette chemise étriquée et mes jeans me collaient désagréablement aux cuisses. Le tissu rugueux brûlait ma peau, je m’étais pissé dessus.

***
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Message  Invité Dim 24 Jan 2010 - 19:22

Le dernier paragraphe est bien brossé, je trouve, mais le reste, avant, m'a paru assez ennuyeux, nième resucée de problèmes de gens qui n'ont pas de vrais problèmes. Et puis la description des circonstances de la formation du groupe d'amis, là, ça fait vraiment plaqué, genre passage obligé dans chaque épisode du Club des Cinq pour les ceusses qui abordaient la série !
Les notations de cuisine, bien.

Mes remarques :
« De fait, allait s’affronter chez moi, (tenez-vous à la virgule ici ?) l’élite des joueurs »
« Même bourrés il (et non « ils ») nous était (et non « étaient ») impossible d’être dupes »
« et de voir cette image plate et banale d’un jeune-homme ordinaire démultipliée à travers eux comme dans un kaléidoscope, (et ici, vous y tenez ?) m’enfonçait dans des abîmes »
« rendit l’âme au combat. Mon clerc suivait d’ailleurs le même chemin malgré mes efforts pour sauver son âme » : la répétition se voit, je trouve
« remporta avec une facilité déconcertante, (idem, je ne suis pas sûre de la nécessité de cette virgule, je trouve même qu’elle brise le rythme) la bouteille de Jack Daniels »
« tentai-je (et non « tentais-je », je pense que le passé simple est préférable ici à l’imparfait) de me justifier »
« Allez, ou (pourquoi ce « ou » ?) reconnaissez-le »

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Message  Invité Lun 25 Jan 2010 - 12:15

Ce passage me semble utile dans la mesure où il nous présente une autre facette du personnage qu'on n'avait pas jusqu'à présent vraiment imaginé vulnérable et mal dans sa peau, il me semble.
Juste une question ici :
Puis, une chose en entraînant une autre, j’avais pleuré mon absence de vie amoureuse, mon métier exempt de plaisir, mon appartement dont je peinais à payer les traites.

ça m'a surprise parce que j'avais eu l'impression dans les passages précédents - je n'ai pas relu - qu'il était plutôt financièrement à l'aise le narrateur, pas du genre à se soucier des fins de mois....

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Message  Lucy Lun 25 Jan 2010 - 21:07

Mojitooooooo !!! Me too!

C’est bien ça, ma couille, il m’appelait ainsi depuis son adolescence, époque où il affectionnait particulièrement les dialogues imagés des films de Bruce Willis.
Sauf qu'en lisant ça, j'ai plutôt visualisé Depardieu père. En plus, ce personnage porte le prénom de Depardieu fils, et maintenant, il parle avec la voix du père... pour moi, en tout cas. Désolée ! ^^

Beaucoup aimé le passage concernant le désert de leurs vies affectives et sexuelles : très drôle.

Bref, un chapitre qui m'a plu. Je me demande, seulement, comment cuire des steack hachés au four. Jamais tenté. Le grill me paraît plus goûtu, mais mon expérience de cuisinière étant ce qu'elle est, je ne demande qu'à tester.
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Message  grieg Sam 30 Jan 2010 - 7:09

J’aime bien le changement de ton et de point de vue (plus introspectif) qui donnent une approche plus intimiste.
Cette suite apporte beaucoup au personnage

Je regrette seulement que le paragraphe : « D’ailleurs, je nous trouvais pathétiques…m’enfonçait dans des abîmes que je ne connaissais pas encore. » soit trop explicite, truffé d’adjectifs dépréciatifs qui, d’une part, ne reflètent pas tout à fait ce que je ressentais pour le personnage, les personnages ; et d’autre part nous engouffrent dans sa déprime sans nous laisser aucune liberté de lecteur.

Les steaks hachés paprikacheddarisés au four, j’ose même pas imaginer !

grieg

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Message  Sahkti Jeu 18 Fév 2010 - 11:00

Abstract, vu que je te commente tard, je risque de répéter ce que d'autres ont déjà dit et comme je n'ai pas lu le fil des réponses aux commentaires, sans doute as-tu donné des indications qui vont m'échapper (mais ce fil n'est pas pratique quand on ne lit pas au fur et à mesure). D'avance, mes excuses pour tout cela.


Mes souvenirs culinaires, je me les confectionne moi-même au jour le jour.
Je me demande si la notion de souvenirs est appropriée ici, j'envisagerais plutôt les découvertes culinaires.

Au début, lorsque Philippe évoque son chef, je trouve que cette partie prend le dessus trop rapidement sur ce qui la précède. Non pas qu'elle soit trop longue, mais son aspect très descriptif atténue le visuel de la scène de la carotte et des légumes émincés. Peut-être conviendrait-il de renforcer ce passage, afin qu'il reste présent à l'esprit lorsque le chef musclé apparaît.

Je trouve aussi (mais je suis une cuisinière occasionnelle et donc non spécialiste) que le ratage des légumes est un peu rapide au regard de la brièveté de la conversation téléphonique entre entre Iris et Philippe. Moins d'une minute et ça a suffi à cramer les légumes au point de les écarter du plat... le feu devait aller bien trop fort, non ?

J'aime beaucoup les petites réflexions de Philippe qui parsèment le récit. Elles rendent le personnage consistant et renforcent la trame générale de l'histoire, car d'une manière ou d'une autre, on s'identifie à certaines de ces digressions. C'est bien vu.

Je me demande si tu ne pourrais pas développer un peu plus le moment du repas et surtout de l'après-repas, rendre la transition entre le manger, la vaisselle, le coucher un peu plus fluide. D'autant plus que quand on regarde la chronologie, il se met à cuisiner à 21h30 et à pile 22h, il mange; n'est-ce pas un peu rapide pour un tel plat ?

Petit détail technique: si tu mets les termes anglais entre italiques, il ne faut pas oublier d'inclure facilities manager et flex et open place (voire powerpoint et success story).

Dans l'ensemble, je trouve que les dialogues manquent un peu de naturel ou de liant, difficile à détailler avec précision ce qui cloche mais tout ne passe pas bien à l'oreille.

Le dernier passage du texte est un peu long, surtout la partie dans laquelle il tombe dans un trou noir, c'est répétitif.


Une histoire qui ouvre de multiples portes et dont j'ai envie de connaître la suite. Toutefois, je me demande ce que peut donner cette manière de raconter, froide et en même temps très détaillée, sur du long terme. Attention à ne pas insuffler trop de monotonie ou de régularité au rythme.

En tout cas, je lirai la suite avec plaisir !
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Message  Invité Sam 20 Fév 2010 - 12:07

Idem ici, je remonte. Pour que d'autres en profitent peut-être et dire mon admiration pour ces véliens qui mettent tant de constance à écrire, à bien écrire.

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