Célébration de l'allégresse

[Gobu]

Célébration de l’allégresse.

Aujourd’hui, nous célébrerons l’allégresse. C’est bien le moins qu’on puisse faire en période de Réveillon. L’allégresse n’est pas née de la dernière pluie. Elle remonte au Déluge, à tout le moins. Et même plus loin, si l’on en croit certains spécialistes. Drôle de métier, au demeurant ; les appelle-t-on des allégrologues ? Des allégrologistes ? Des allégrophiles ? Quoi qu’il en soit, les uns comme les autres en sont d’accord : l’allégresse a pas mal d’heures de vol au compteur.

Qu’est-ce, au fond que l’allégresse ? « Joie vive, qui se manifeste extérieurement » tranche le Larousse, aussi lapidaire que nébuleux sur ce coup. Une joie vive, bon, on sait ce que s’est. Tout le monde a ressenti cela au moins une fois. Lorsque le percepteur s’emmêle les crayons dans ses comptes en faveur du contribuable, lorsque l’horrible roquet du voisin du dessus se fait écraser par un chauffard compatissant, quand la vieille tante à héritage se décide à passer l’arme à gauche, que sais-je encore, l’Homme trouve tant de motifs à se réjouir !

Mais une joie vive qui se manifeste extérieurement, c’est une autre paire de manches. Le concept ne manque pas d’élégance. On éprouve d’emblée un préjugé favorable envers cette joie vive qui ne craint pas de se manifester. On applaudit son audace. Surtout qu’elle se manifeste extérieurement, ce qui rend l’acte irréversible. Au rebours des grandes douleurs, présumées muettes, les grandes joies seront bruyantes. Au moins métaphoriquement ; on imagine mal, par exemple, un préposé aux écritures de sous-préfecture de campagne, même s’il vient de décrocher la cagnotte au Loto, se mettre, devant ses collègues de bureau, à pousser des rugissements, faire des bonds sur place et se pilonner la poitrine à la façon d’un gorille en chaleur. Sa joie s’exprimera sans doute de façon plus feutrée.

Le concept a beau avoir du chien, il n’en est pas moins bancal. La deuxième partie de la proposition relève du pléonasme. Se manifester, c’est chercher à attirer l’attention. De qui ? mais de l’extérieur, naturellement. Lorsque la manifestation reste intérieure, tout le monde s’en bat l’œil. Elle passe inaperçue. En gros la manifestation ne se manifeste pas, si l’on peut dire.

Lorsqu’elle se manifeste, en revanche, c’est autre chose, laisse entendre le lexicologue. Cette vive joie doit resplendir à la face du monde, et tous les coups sont permis, semble-t-on insinuer. A la guerre comme à la guerre. Et chacun sa manière. Pour exprimer une joie vive, l’Italien se jettera à genoux en invoquant la Vierge, sa mère et la cousine Graziella qui a de si gros seins, pas nécessairement dans cet ordre. Le Français entonnera la Marseillaise ou une chanson de corps de garde, débouchera la première d’une longue procession de bouteilles de champagne et offrira des dessous de dentelle noire à sa compagne. L’anglais, quant à lui, lâchera « Well », s’en voudra de sa verbosité et rajustera le nœud de sa cravate. Tout cela révèle chez lui une intense jubilation.

Osons le dire : l’allégresse est source de joie. C’est pourquoi l’Homme la recherche avec tant de persévérance. Tous les moyens lui sont bons pour l’atteindre. Y compris les moins recommandables. Il a inventé pour y parvenir toute sorte d’artifices de carnaval : il s’affublera d’un chapeau pointu en carton, il fera tournoyer une crécelle de buis, il bravera un déluge de confettis, on sait que rien ne le fait reculer. Il va parfois jusqu’à user d’adjuvants biologiques ou chimiques pour hâter le processus. Ca n’est pas tous les jours Carnaval, non plus. Il débouchera d’autres bouteilles de champagne, ou de rouge cinq étoiles s’il est momentanément gêné. Il volera la barrette de haschisch de son fils drogué pour la fumer en cachette dans la pipe de son père. Il sniffera de la cocaïne ou de la colle à bois, il videra des armoires à pharmacie entières, il mastiquera du qat et lampera des infusions de belladone, bref il cherchera l’allégresse jusqu’au fond du ruisseau. Il l’y trouvera rarement.

L’allégresse serait donc-t-elle l’ivresse, tout simplement ? Il est vrai qu’elle enivre. Lorsqu’elle est sincère, elle fait tourner la tête comme un vin capiteux. A consommer avec modération, naturellement. Sans modération, on perd la tête, on la recherche de comptoir en comptoir, on ne trouve plus son trousseau de clefs et l’on se réveille transi de froid dans le ruisseau. C’est ainsi qu’on attrape une mauvaise fièvre.

Si l’allégresse est une ivresse, celle-ci devra rester légère. Elle frisera, frémira, dansera, pétillera, elle s’élèvera sans hâte comme une montgolfière s’arrache à la pesanteur. Résumons-nous : l’allégresse devra rester allègre. C’est à cela qu’on la reconnaîtra.

GOBU

[ubikmagic]

Salut,

Suis pas très qualifié pour répondre sur ce genre de textes et puis pas l'habitude tellement de commenter ce que font les autres. Je dirais même que ça n'est pas tellement mon genre non plus.

Mais juste pour dire que tu as de l'humour, que ça glisse tout seul, avec aisance, qu'il y a de l'esprit... bref, nulle longueur, on a eu plaisir à te lire et donc, juste : merci.

Ubik.

[Invité]

Il y a de l'humour certes, mais j'aurais préféré voir le concept traité par le biais d'un vrai récit plutôt que cette réflexion générale presque moralisatrice je trouve, en particulier dans le dernier paragraphe où l'emploi du futur confère aux propositions le ton de préceptes.

[boc21fr]

J'ai énormément aimé Gobu, mais j'ai un faible évident pour les traitements conceptuels...
L'allégresse a quelque chose d'inquiétant, de très inquiétant, elle est comme une joie inquiète d'elle-même qui court vers la frénésie et l'angoisse -de peur de ne plus se voir exister.
Et c'est précisément ainsi qu'elle dérive vers le grotesque et parfois l'horreur.


Deux petites fautes dans ton texte :

on sait ce que s’est
Surtout qu’elle se manifeste extérieurement -> Lorsqu'elle ?

[Arielle]

L'allégresse :
"Joie vive, qui se manifeste extérieurement" et "l'allégresse est source de joie" ces deux affirmations tendraient à prouver, selon maître Gobu, que l'allégresse se mord la queue pour former le cercle parfait du hula-hup dans lequel on se contorsionne avec un grand bonheur et sans se soucier d'élégance ... "Roulez jeunesse !"
Réjouissant !

[Invité]

"l’allégresse devra rester allègre" : certes ! Je salue la vision et le traitement. Bien vu !

[Invité]

Dans les motifs à se réjouir, je propose en bonne place : lire du Gobu !
Allegrià !

[Invité]

Avec un seul l, ça fait plus hispanique !

[Sahkti]

Pour une fois, je suis passée à côté, notamment en raison du ton péremptoire et moralisateur de l'ensemble. Evidemment, si je le replace dans son contexte (vu les dates...), j'arrive à resituer l'idée dans un contexte de pression sociale mais tout ceci me paraît malgré tout décliné de manière presque trop banale pour toi. Désolée. Surtout que ça reste tout de même bien écrit, mais c'est le sujet qui m'intéresse moins traité de la sorte.

[Invité]

J'aime bien, moi quand la plume de Gobu à bu du Vialatte : des bases originales que le blaireau de service n'aborde pas, le clair du propos, la progression. C'est du boulot pour amener le tout à de la littérature en partant d'un essai.

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