Le gamin comestible

[M-arjolaine]

Il était une fois, un petit garçon qui était né avec des saucisses à la place des doigts, au grand dam de ses parents qui avaient bon espoir, tant qu'il en était encore au stade embryonnaire, de faire de lui un violoniste virtuose. Espoir déçu ; mais parce qu'ils étaient de bons parents, ils firent tout ce qui était en leur pouvoir pour que leur progéniture puisse vivre le plus normalement possible. Il était suivi par un psychologue, pour ne pas avoir à subir une nervosité quelconque, la nervosité se traduisant souvent chez les personnes normales par la fâcheuse habitude de se ronger les ongles, ce qui était curieux étant donné qu'en règle générale, les ongles n'avaient pas très bon goût, voire même pas de goût du tout. Or il aurait été tentant pour le bambin de se croquer un petit bout de majeur, même s'il n'avait aucune idée de si cela lui plairait ou pas ; ses parents avaient fait en sorte de ne jamais lui faire goûter de saucisses, de peur qu'il n'aime ça et ne fasse le rapprochement entre ce qu'il y avait dans son assiette et les cinq excroissances qui pointaient au bout de ses mains. Il se doutait tout de même qu'il y avait quelque chose de bizarre dans sa morphologie, et avait parfois remarqué le fumet que ses drôles de doigts dégageaient lorsqu'il restait un moment exposé au soleil: c'était forcément comestible. Il n'attendait rien tant que de pouvoir goûter et se forger une opinion par lui même. « Cela ne risque rien » se disait il «  si j'aime vraiment beaucoup, je demanderai à maman de m'en cuisiner, et comme ça, je ne me mangerai pas ».

Mais il était idyllique de sa part d'escompter échapper à la surveillance de ses parents. Ils le suivaient partout, scrutaient chacun de ses gestes, éloignaient les chiens, et les autres enfants, suppliaient leurs amis de ne rien révéler à la chair de leur chair de ce qu'il arborait en guise de phalanges, et l'empêchaient autant que possible de porter les mains à la bouche. Il n'avait pas un moment de répit, et se rendait compte que, s'il grignotait ne fut-ce qu'un tout petit morceau de lui-même, il serait démasqué sur l'instant. Tant qu'il était sous le joug de ses géniteurs, il ne pouvait tenter l'expérience, et elle l'obsédait chaque jour un peu plus : il se forçait à vivre en permanence dans l'attente d'une seconde durant laquelle on ne pourrait pas le surprendre.

Comme cette seconde ne se décidait pas à lui être accordée, il prit le taureau par les cornes un matin d'Octobre, et profita que sa mère jette un œil sur la télévision qui diffusait une émission de variétés pour prendre ses jambes à son cou et s'enfermer dans l'antique petite cabane de bois qui trônait tout au fond du jardin. Hors de portée des foudres parentales, il croqua avec plaisir dans le haut de son pouce. Le goût ne lui parut pas exceptionnel, il convint tout de même qu'il s'agissait forcément de quelque chose de mangeable, même si c'était sans doute meilleur après cuisson. Devant l'insistance de sa mère qui tambourinait contre la porte, il décida de l'embêter encore plus, et mangea l'une après l'autre les dix saucisses qui lui tenaient lieu de doigts. Il sortit triomphant, exhibant des moignons impeccables, et se prit une claque retentissante dont il ne put se souvenir bien longtemps, étant donné qu'il trépassa le lendemain des suites d'une intoxication alimentaire, probablement due à la consommation de saucisses vieilles d'une dizaine d'années.

Dépités, ses parents se maudissaient de n'avoir même pas pensé à les congeler.

[Invité]

Une petite histoire comme ça... sympa, sans plus pour moi : et puis après ?

Remarques :
« se disait-il »
« s'il grignotait ne fût-ce qu'un tout petit morceau »
« un matin d'octobre »

[Invité]

J'ai bien aimé, il y a de l'imagination, de la dérision et le fond de l'histoire me paraît plus profond qu'il n'en a l'air de prime abord avec les ambitions parentales. Et puis tout s'enchaîne sans heurt. Je trouve que ça n'est pas mal du tout même si ça reste anecdotique.

[Lunatiic]

J'ai très bien aimé pour ma part, c'est original j'trouve, enfin pour moi car je lis pas beaucoup j'dois l'avouer. C'est assez fluide et marrant. J'aime !

[Louis]

Un conte sympathique, oui, mais moins profond, me semble-t-il, que le « Rebut ».
A la fin, de dépit, les parents ne s’en mordent-ils pas les doigts ? !

[Lucy]

La fin me laisse un peu sur ma faim. Pourtant, comme pour " La petite fille... ", j'ai apprécié le ton employé dans l'histoire et je me demande où tu vas chercher des idées pareilles. ^^

[ubikmagic]

Excellent. Je me suis bien marré. Et surtout quand en plus, on trouve au milieu de tout ça l'expression "la chair de leur chair", qui fonctionne à la fois sur le mode usuel, mais aussi par ironie, comme une sorte de ricochet.

L'idée est rigolote, et cette tentation permanente d'auto-consommation, doublée de cette notion d'interdit et d'espionnage omniprésent, renvoie à la masturbation et au sexuel, transposé là sur un mode alimentaire - mon cher Watson.

Quand à la fin, elle est, pour moi, tordante.

Ce texte m'a évoqué, sur un mode comique, le roman de Graham Masterton, "Rituel de chair", où un critique gastronomique, Charlie McLean, décide un jour d'emmener son fils dans un de ses périples pour renouer des liens avec lui. Un restaurant français qui ne figure dans aucun guide culinaire attire alors sa curiosité. Mais cet endroit est en fait l'antre d'une secte anthropophage qui enlève son fils. Pour le sauver, Charlie devra intégrer l'organisation et se soumettre aux rituels insoutenables qu'exige l'intronisation. En fait, chaque personne s'autodévore morceau par morceau. Un livre complètement hallucinant, déjanté, malsain, abominable, qui m'avait désagréablement marqué. Ceci pour votre curiosité personnelle.

Votre texte, court et badin, traite du même sujet sur un ton infiniment plus agréable. Oserais-je le dire ? Je me suis... régalé.

Merci...

Ubik.

[Sahkti]

Drôle d'idée ! J'aime bien : -)

Si je retrouve ici avec plaisir la qualité de ta plume et ton imagination débordante, il me manque tout de même quelque chose pour pleinement apprécier ce texte. Ce n'est pas une question de crédibilité mais plutôt de cohérence qui me fait défaut. Que l'enfant ait attendu si longtemps pour se manger ne serait-ce qu'un petit bout de doigt me laisse un peu perplexe, ses parents ne pouvant être sur son dos 24/24 tout de même et cinq secondes suffisant à mâchouiller un pouce pour de bon.
Cette fin me paraît également rapidement amenée. Je peux comprendre qu'elle se veuille percutante mais je trouve que ce n'est pas vraiment le cas cette fois, contrairement à d'autres textes de toi plus grinçants et plus cruels.
Cela ne m'a pas empêchée d'aimer te lire, une fois encore.

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