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Perte de mémoire

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Message  Cendres Mar 19 Jan 2010 - 15:40

[Bonjour, je préfère préciser en postant ce texte qu'il ne s'agit ni d'un extrait de roman, ni véritablement d'une nouvelle, mais plutôt d'une forme d'écrits assez courts que j'affectionne particulièrement. Sans grandes ambitions, d'ailleurs.]


Les sons se font plus lointains, le feulement du vent lambda s’assourdit lui aussi. Les yeux ouverts, je contemple la sphère ridicule du système solaire. Par bonds, je me rapproche, toujours plus. Encore. Plus près. J’ai maintenant dépassé Mercure et Vénus, avant d’enfin m’arrêter devant la Terre. Hésitant un instant, j’ai contemplé la sphère brumeuse, perdue dans son atmosphère doucereuse. Elle avait l’air si tranquille, si calme. Si morte. Je plonge vers la surface, fendant l’espace, puis les nuages, évoluant dans l’air comme dans un liquide vaguement onctueux. Les dimensions du froid stellaire s’affaissent alors, reprennent la plate et chaude monotonie des plans terriens; l’impact, brutal, me suffoque et m’éreinte. Je surmonte cet inconvénient, et je poursuis ma descente vers la terre proprement dite, que je vois déjà grouiller et s’animer, vibrer et s’agiter, laborieuse de toujours; pourtant, ce ne sont qu’hallucinations et mirages qui emplissent mes sens, sorties tout droit de l’ingurgitation d’holographies que je m’inflige chaque jour. Sous cape, une tristesse poignante s’empare de moi, et j’en ressens les ravages, la désolation et les frissons jusque dans les moindres recoins de mon système. Des larmes de mercure s’écoulent lentement, perturbant mon métabolisme, dansant avec la fine pellicule glacée qui courbe l’univers et le rend visible, sensible, concevable. Je ne suis pas en lieu et en temps de régulation, car la Terre a toujours été la proie des passions et des pertes de contrôle. Que d’innombrables millénaires ont coulé depuis les origines : les étoiles se sont éteintes, les galaxies se sont dérobées, les principes du cosmos ont tourné les talons, les astres solaires se sont enfuis. Et les hommes les ont suivi, les ont poursuivi, dans leur course folle vers les Ténèbres, dans leur besoin de ne jamais poser le pied au même endroit, dans leur angoisse du passé, qu’ils pensaient pouvoir enfouir dans un futur frénétique. Mais c’était lutter à contre-courant, se battre contre une chimère implacable, bien trop ancienne et extraordinaire pour penser avoir la moindre chance de la distancer, bien plus encore de la terrasser. L’homme a chanté, l’homme a pleuré, l’homme a prié; il a tué, il a fait vivre, il a parcouru d’incroyables distances de son pas botté afin de s’éloigner de l’inéluctable destin. Celui de l’Oubli. Celui de ma race, de mon peuple et de mon âme.

D’île en archipel, de pays en continent, puis de planète en planète, d’insignifiante roche dérivant dans le continuum espace-temps en satellite désert depuis la nuit des temps, il a transcendé son enfermement autant qu’il le nourrissait, et s’est débattu dans un vide impitoyable. Tandis qu’il s’enfonçait toujours plus avant dans un tunnel dont il ne percevait pas les contours, la lumière palote de son espoir éclairait faiblement le chemin qui se trouvait devant lui. Derrière, dans les échos de son galop, ne demeuraient qu’ombre et silence. La Terre elle-même était marquée de cette inéluctable défaite, de cette chronique d’une mort annoncée. Ce n’était pas tant le délabrement extrême ou l’abandon des structures qui la couvraient; ni même l’aspect mélancolique et vaguement perçant des étendues arides, stériles qui ornaient les abords mégalopoliques; ni encore la bouffonnerie évidente de certaines configurations, des millions de véhicules stationnés de manière parfaitement ordonnée, comme si leur propriétaire allait revenir d’un instant à l’autre pour s’y embarquer, et s’envoler de manière impétueuse, ainsi qu’il sied à l’espèce humaine. Non, ce qui rendait les stigmates de l’Oubli évidentes, c’était cette accumulation matérielle, ce fatras de bâtiments et d’anti-bâtiments, qui constituait un immense troupeau de signifiants sans signifié, un monde an-ontologique, devant lequel l’on ressent la même pointe de désespérance et de fatigue que devant les ensembles mégalithiques du passé. Qui a édifié cela ? Qui peut encore présenter une trace viable de cette présence ? Qui furent ces peuples, quelles furent leurs pensées, qu’entendaient-ils faire par-là ? Autant de questions qui restent sans réponse, emportées par l’absence et par le temps, par les générations et leur disparition. Goutte à goutte, elles se diluaient dans la mare boueuse de l’existence, ne conférant qu’une vague identité de fantômes à leurs anciens sujets, rejoignant le possible royaume des songes, des idées et des vies expiées. Je ne voyais plus d’évolution notable depuis mon dernier passage : la poussière semblait s’être définitivement posée, les derniers blocs s’étaient lourdement détachés et avaient adopté des poses tourmentées au bas des gigantesques édifices, tandis que ces derniers s’étaient définitivement fondus dans la couleur morne de l’horizon. Mon cœur artificiel se contractait violemment à chacune de ces visions, à chacune de ces pensées, face à la beauté fatale et obstinée de cette futile majesté. Les humains étaient désormais célèbres dans l’univers entier. Ils étaient des figures mystérieuses, insaisissables, ambigus et paradoxaux qui ne laissaient d’étonner. Pour certains, ils représentaient une espèce animale ignorante, pour d’autre une primatie intellectuelle incontestable. Mais la vérité était toute autre.

Ils étaient le paroxysme de la Création, le parangon de toute existence, le peuple en lequel s’étaient incarnés certains des principes fondamentaux de l’univers. Ils étaient tout et rien, ils étaient des dieux fous et d’humbles mendiants, des créateurs médiocres et des destructeurs de génie, relevant de systèmes binaires et ouvrant les possibilités infinies de prismes s’inter-pénétrant. Ils étaient des absolus. Ils se confrontaient à l’inconnu, au danger, à la routine, à la banalité, à l’adversité et à l’extérieur; ils avançaient par lâcheté, par mépris, par conviction et plus haut que tout, par foi. Ils ne renièrent jamais leur foi, foi en un dieu, foi en la vie, foi en eux-mêmes, foi en la foi. Ils lui consacrèrent le meilleur de leur génie, et j’aime à croire que ce que j’ai sous les yeux découle aussi de cette fureur créatrice. Ils défièrent les tempêtes de sable des âges en rugissant leurs peurs et leur colère, moururent innombrables dans les replis du monde et survécurent encore plus nombreux dans leurs industrieuses communautés. C’était en les observant, en les étudiant que j’avais commencé à prendre de la distance par rapport au pessimisme de mon espèce : comment vivre soumis lorsque l’on a connu, ne serait-ce qu’une seconde, l’histoire des hommes ? C’est celle d’un combat contre la fatalité, d’un affrontement que l’on sait perdu par avance mais que l’on poursuit tout de même, simplement parce que cela fait partie intégrante de son code génétique. Bien que voués aux Ténèbres, les hommes ne tendirent jamais la main à l’Oubli et à son appétit insatiable, toujours victorieux; comme les Écossais d’antan, ils lui rirent au nez et l’abreuvèrent d’injures, levant haut les mains au ciel et jetant leurs avanies à la face étoilée du divin. Ils furent des êtres entiers, pleins, piquants dans leur fadeur, savoureux malgré leur imperfection. Tout ceci n’éveillait pas en moi de joie particulière ou d’exaltation puissante, comme seuls ils avaient pu en ressentir; j’étais plutôt de plus en plus torturé, rongé par une fièvre larmoyante d’abattement qui me mettait presque « à genoux » face au spectacle de ce Waterloo stellaire. Retour aux origines. Sur toutes les autres planètes de la Colonisation, je n’avais jamais ressenti une telle émotion, une telle force psychique qu’en ce sanctuaire terrestre : cœur de civilisation, berceau de l’Humanité, il en émanait une telle aura de misère et de grandeur qu’elle submergeait toute sensibilité à des années-lumière à la ronde. En la damnant, en l’appauvrissant et en l’outrageant, les hommes l’avait rendu immortelle, et l’avait imprégné de leur essence : ils l’avaient gorgé de leur sang, de leur sueur et de leurs pleurs, avant de l’abandonner. Comme une catin dont ils avaient suffisamment profité. Mais ils ne l’oublièrent jamais. Périodiquement, des groupes de pèlerins s’embarquaient sur de frêles esquifs afin d’affronter les immensités vides de l’espace, dans le but de rejoindre leur patrie d’origine et d’y mourir. Comme drogué, je voyageai lentement dans les rares brumes éthérées, oscillant faiblement sous le poids des drames et des splendeurs qui s’étaient déroulées ici-même, plus loin, partout en réalité.

Cratères de bombes, tombes de cimetières, ombres d’autres ères se côtoyaient de manière mal assurée, m’assurant qu’il n’y avait pourtant aucun espoir. Ce dernier est vain, même invoqué par tant de bouches, même conceptualisé par tant de cerveaux. L’espoir et le futur sont des illusions, des paravents qu’il est commode et toujours douloureux de démonter; dans leur inconsistance, ils blessent la chair et l’esprit, construisent des mondes parallèles amenés à s’écrouler le jour où celui-ci réalise la véritable nature des choses. Tout se perd, meurt, disparaît et est oublié, dans un cycle enrageant et désespérant qui jette à bas toutes les ambitions, tous les rêves et toutes les promesses. Quelques traces de main dans les antiques cités, sur certains meubles, une trace de doigt égarée sur une fenêtre sale, des os blanchis et recouverts d’une fine couche particulaire, une besace en tissus de synthèse quasi-indestructibles traînée à travers les rues désertes : voilà tout ce qu’il reste des derniers visiteurs humains de la Terre, déjà vieille et dépeuplée quand leurs arrières grand-parents étaient des nouveaux-nés. Autre élément du mythe humain, qui le rendait si supérieur et si inférieur dans le même temps : sa pitoyable durée d’existence. Symbole de l’éphémère, rappel constant de sa condition, cette limitation était parfaitement perçue par les hommes, qui n’ont pas manqué de l’interroger, de la décrire, de la sonder, de s’en moquer et de la supplier, puis d’essayer de la transgresser; c’étaient là leurs manières de faire, et elles respirent encore selon moi la noblesse et le dénuement inhérents à de telles épopées. Mais en fin de compte, ils se sont avoués vaincus, et ont reconnu le côté transitoire de leur présence et de leur participation au Tout galactique. C’était le début de la fin, la fin de leur fuite effrénée de mondes en mondes, qui les entraînait toujours plus vers les bordures extérieures, et qui les aurait sans doute fait poursuivre leur chemin si ils n’avaient pas réalisé, enfin, l’ineptie brillante et épique qu’était leur aventure. Peu de temps après cette aveu d’impuissance, ils s’étaient peu à peu fixés, s’installant en divers endroits, cessant leurs bonds inter-stellaires incessants, et bâtissant leur dernière culture connue sur quelques planètes voisines d’un système au soleil bleu glace. En quelques siècles, paisiblement – du moins autant que leur origine humaine le leur permettait -, ils s’étaient éteint et avaient disparu dans l’intemporalité d’une mort enfin commune, connue et acceptée. Et par leur renoncement, ils avaient en quelque sorte gagné des fragments d’éternité puisque nous les avions trouvés, puisque nous les avons tiré de l’Oubli pour encore quelques temps, même si ce ne sont que des secondes à l’échelle de l’univers. Je demeure persuadé que c’est ce qu’ils auraient souhaité, et plus troublant, ce qu’ils souhaitaient. S’accrocher avec hargne à ces précieuses miettes de souvenir, de conscience et finalement, de vie. Ils nous regardaient par delà les limbes, et semblaient devoir posséder pour toujours ce visage arrogant et pourtant indécis de celui qui connait l’épée de Damoclès qui siège en permanence au dessus de sa tête, mais qu’il est bien décidé à ignorer.

Aucun espoir, aucun lendemain, et déjà l’hier s’efface et tend à disparaître, absorbé par les éléments, les déesses et les machines à restitution mémorielle de notre Confédération. Tout cela devrait me faire sourire, mais cela ne déclenche chez moi que cette irrépressible envie de mourir, de disparaître afin d’enfin connaître la véritable origine de toute cette histoire, et de cette absurdité répétée inlassablement. J’aimerais désormais devenir pierre, cendre, sang ou eau, vide et gouffre, m’intégrer aux grands desseins cosmiques et y déceler une quelconque clarté, un reflet de tout ce qui a été englouti et de tout ce qui doit encore être englouti. Nul doute que le cas échéant, je retrouverai les hommes en bonne position, roulés dans leur suaire de comètes et de constellations, dans leur linceul de nébuleuses et de croyances. Je me sens déjà transporté à cette idée, qu’il me semble avoir déjà eu et aussi vite oublié. Mes yeux protégés et distants des plans sensitifs s’emplissent pourtant d’une humeur noirâtre de purge, qui s’écoule à la manière du pus d’un abcès crevé; je ne comprends pas ce qu’il m’arrive, mais peu m’importe. Je me suis posé, au beau milieu d’un carrefour fantastique qui semble faire décoller ses branches jusqu’au bout des âges : je décide de suivre celle qui se trouve devant moi, pour le meilleur et pour le pire, en ne tenant pas compte de la limitation horaire qui m’était imposée pour mon petit tour. Au Diable les procédures ! Aux Réformés l’éternité ! Je choisis l’Oubli combattu, et ses hordes de désillusions, ses souffrances et son instabilité. Je fais le choix de ne pas savoir où je vais, pour autant que j’y aille; et surtout, surtout, je choisis de laisser causalité et fatalité m’envahir, afin de triompher du mal qui me ronge, afin de porter mes pensées aux nues et à leur maximum. Un déclic, puis un bourdonnement. A l’intérieur de mon système, des connexions cérébro-nerveuses ont retrouvé une ancienne piste, une chanson que j’avais entendu au début de mes études anthropologiques sur les humains, et que je décidai de laisser inonder mon être alors que je commençais à marcher, simplement. Il était temps de commencer à perdre pied et mémoire dans le même geste magnifique, ultime et flamboyant.

Cendres

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Message  Invité Mar 19 Jan 2010 - 16:35

Du souffle ! Le texte m'a emportée presque malgré moi (je trouvais cet hymne à l'humanité assez grandiloquent). Une réussite, au final, pour moi.

Bienvenue sur Vos Écrits, à vous lire bientôt !

Quelques remarques de langue :
« les hommes les ont suivis, les ont poursuivis »
« la lumière pâlotte de son espoir »
« figures mystérieuses, insaisissables, ambiguës et paradoxales (les figures) »
« les hommes l’avaient rendue (la Terre) immortelle, et l’avaient imprégnée de leur essence : ils l’avaient gorgée de leur sang »
« cet (et non « cette ») aveu d’impuissance »
« ils s’étaient éteints »
« nous les avons tirés (les humains) de l’Oubli pour encore quelque (et non « quelques », le temps n’étant pas dénombrable) temps »
« celui qui connaît l’épée de Damoclès »
« cette idée, qu’il me semble avoir déjà eue (l’idée) et aussi vite oubliée »
« une chanson que j’avais entendue (la chanson) au début de mes études anthropologiques sur les humains » : les études anthroupologiques sur les humains, je trouve cela redondant

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Message  Cendres Mar 19 Jan 2010 - 17:17

Merci pour la correction, toujours nécessaire. C'est un des inconvénients autant de mon rythme de vie que de celui de l'écriture : je vis et écris mieux la nuit, mais ce n'est pas sans donner vie à certaines inattentions qui truffent mes différentes productions.

Merci donc, c'est vraiment saisissant de recevoir aussi vite une critique constructive et intelligente, qui sache mettre le doigt sur les conforts et les aspérités d'un récit, aussi court soit-il.

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Message  Rebecca Mar 19 Jan 2010 - 17:40

Texte magnifique qui ouvre des abimes de réflexions et d'émotions.

Peut-être eut- il fallu l'aérer un peu plus. La lecture sur écran n'est pas toujours aisée pour les débris archéologiques de ma génération.

A bientôt de vous relire sur VE
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Message  Zenati Mer 20 Jan 2010 - 21:41

J'aime beaucoup cette phrase: "comment vivre soumis lorsque l’on a connu, ne serait-ce qu’une seconde, l’histoire des hommes ?"
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