Ma soirée d'hier

[Plotine]

Alors là, vraiment, je l'ai échappé belle.

J'ai eu la faiblesse d'accepter, hier, une invitation à dîner. Il se trouve que les restaurants ne m'attirent guère. A fortiori quand ils sont dits : "chics". Rien que d'imaginer la "blanquette de turbotin de ligne aux jeunes légumes, asperges sauvages et champignons de bois", perdue au milieu d'une immense assiette, fût-elle de porcelaine fine, et entourée d'un dégoulis d'une infâme couleur, me lève le coeur. Quand on sait qu'il n'est pas rare que les conflits, dans les cuisines, se réglassent au couteau, il ne faut guère d'imagination pour voir dans ces quelques gouttes d'un liquide louche, soi-disant artistement déposées, le résultat de l'exsudation d'une plaie mal refermée.
Bref, faisant contre mauvaise fortune bon coeur, je me laissai fléchir, espérant au moins retirer quelque plaisir de la conversation de mon cavalier qui, cependant, ayant dépassé la trentaine depuis une bonne quinzaine d'années, ne m'intéressait guère.
Il n'était guère intéressant d'ailleurs, je dus vite en convenir. Il avait pourtant un avantage, il était bavard, ce qui me dispensait d'avoir à lui répondre.
La soirée avançant je dois avouer que l'énervement me gagna.
Je ne sais ce qui m'agaça le plus, de la conversation insipide de mon vis-à-vis ou du décorum de l'établissement frisant le ridicule, mais je me sentis submergée d'une colère froide et incontrôlable.
Elle fut à son comble lorsque, étant bêtement venue à bout du petit pain qui m'avait été alloué au départ, je vis deux énergumènes en gants blancs, dont l'un portait ostensiblement un plat d'argent surmonté d'une cloche du même métal, se diriger vers moi d'un pas décidé. Là, l'un deux souleva le couvercle et l'autre, muni d'une pince également d'argent, prit avec précaution un petit pain et le déposa, sous mon regard éberlué, sur une assiette disposée à cet effet. C'en était trop. Il y a une limite au mauvais goût. Réalisant d'un seul coup que je n'avais rien à cirer de ce restaurant de merde et encore moins de cet imbécile en face de moi, je me rappelai fort à propos les affres dans lesquels me plongeaient mes crises de colique hépatique avant que l'on ne prit la décision de me retirer ma chère vésicule biliaire.
Je laissai une plainte m'échapper comme par inadvertance puis, avec une affreuse grimace, je me penchai en avant, me tenant le côté droit, tout en haletant, figure plus difficile à exécuter qu'on ne pourrait le croire. Je parvins alors, d'une voix blanche, à prévenir mon compagnon de l'horrible spectacle auquel il s'exposerait si nous ne partions pas immédiatement. Je fus convaincante. Nous partîmes. Pendant le trajet du retour je me félicitai de ma ruse, elle me faisait faire d'une pierre deux coups. Non seulement j'avais échappé au supplice du repas mais, bien évidemment, l'éventualité d'un bourriquage en bonne et due forme était également écartée. J'esquissai un sourire, bien vite réprimé, mon compagnon m'ayant demandé si j'allais mieux. J'eus également quelque difficulté à le persuader de ne pas me déposer au service des urgences de l'hôpital le plus proche. La vie n'est pas toujours facile et, dans bien des circonstances, le fait d'être HQI est une nécessité pour se tirer d'un mauvais pas.
Enfin, je me retrouvai chez moi ! L'allégresse me submergeait et comme cette glu se proposait de rester au cas où... je dus employer les grands moyens. J'ai honte mais, à la guerre comme à la guerre, je fis usage de grossièreté pour m'en débarrasser ! C'est ainsi que je m'entendis lui dire : "Mais vous allez me foutre la paix, oui, nom de Dieu ! Comment il faut vous le dire espèce de crétin ! Vous ne voyez pas que je souffre ! Non ! Je n'ai pas besoin qu'un imbécile me tienne la main !". Rien que de bien normal d'ailleurs quand on est aux prises d'affreuses coliques hépatiques. Enfin, il partit. Je me sentis tout de suite mieux.
J'allai au frigo, je me débouchai une demi-bouteille de Champagne brut que je garde pour les grandes occasions, c'est-à-dire deux ou trois fois par semaine et me jetai sur mon ordi chéri (tu sais que je t'aime... toi !) afin d'y jeter mes impressions avant qu'un sommeil que nul ne viendrait troubler m'emportât vers des contrées délicieuses.

[Celeron02]

Adorable texte ! Très drôle, très bien écrit. J'ai lu d'une traite, comme on déguste un flûte de champagne. Un délice.

Je suis content de voir des textes exprimant bien, d'un point de vue féminin, les difficultés des relations hommes / femmes. Ou bien seulement leur fonctionnement si particulier (et qui, au fond, ne serait en rien une difficulté : juste un état de fait).

Ce qui est également certain, c'est la rareté des moments de bonheur véritables avec la personne du sexe opposé, ce qui veut dire aussi qu'on mettre beaucoup de temps pour trouver la "bonne" personne. (Pardon pour le côté très personnel du commentaire, et aussi bien, banal).

[Invité]

Signé Plotine.
Drôle, bien écrit, traité par-dessus la jambe.
Juste un peu troublée par ce simulacre, cette simulation... Le jeu en vaut-il la chandelle ? Je veux dire tous ces efforts à prétendre la douleur pour éviter un tête à tête ennuyeux ... Ou suis-je dotée d'une trop grande patience ?

[Invité]

Tiens, toi non plus tu n'aimes pas les prestidigitateurs avec un lapin sous le couvercle du truc en faux argent ?
Un texte sympa, peut-être un peu forcé dans la volonté de faire drôle, mais dans la série " Menus plaisirs", ça se laisse lire agréablement.

[Rebecca]

Rigolo, oui, et bien écrit , en même temps que peu crédible.
Qui accepterait une invitation à diner avec quelqu'un dont il/elle ne sait rien au point de devoir en arriver à de tels subterfuges quand la personne se révèle insupportable ?

[ubikmagic]

Un texte bien enlevé, qui restitue à la perfection la méchanceté et l'arrogance de certaines personnes dites du beau sexe, qui brocardent facilement leurs "cavaliers", en les dénigrant en deux phrases assassines. Ceci n'est pas sans évoquer une certaine littérature, genre Isabel Wolff, mettant en scène des jeunes femmes sensées être drôles et au demeurant complètement écervelées, à la langue bien pendue et qui distillent, sous couvert d'humour, des pensées standardisées, des lieux communs et autres âneries, qu'elles prennent pour des vérités profondes et très personnelles, plaisant paradoxe de notre société réificatrice de l'individu, ne lui laissant plus de vraie place. Un peu comme ces plats tout prêts qu'on sort du congélateur et qu'on inonde de micro-ondes ( nocives, comme le reste, mais on n'en est plus à ça près ). De la pensée en boîte réchauffée, en quelque sorte.

L'impression de cette pensée cruelle, vide et éminemment suffisante est très bien rendue, bravo.

Ubik.

[Arielle]

J'ai apprécié l'élégance du terme "bourricage" que je ne connaissais pas et dont je devine le sens par l'image voluptueuse qu'il suggère ...
Pour le reste, entre une flute de champagne éventé, un reste de calendos et un quignon de pain rassis, ça se laisse avaler mais ça laisse quand même quelque lourdeur sur l'estomac ...

[silene82]

Quand on sait qu'il n'est pas rare que les conflits, dans les cuisines, se réglassent au couteau, il ne faut guère d'imagination pour voir dans ces quelques gouttes d'un liquide louche, soi-disant artistement déposées, le résultat de l'exsudation d'une plaie mal refermée.
, l'éventualité d'un bourriquage en bonne et due forme était également écartée.

Je ne suis pas sûr de l'opportunité du réglassent, qui me semble mal concorder, encore que dans une cuisine, de déglaçage à réglassage...
Je suis également surpris de ce sympathique bourriquage, qui semble couler de source : pour un repas, fût-il dans un lieu de prestige, mazette, tu t'allonges pour bien peu...
Toujours le même avis, ô Plotine : tu es une charmante et vive épistolière, avec une belle facilité de plume...tu sais la suite. Mais pour être honnête, et cela me coûte beaucoup, je trouve ce texte mieux écrit et travaillé qu'auparavant, que t'arrive-t-il? Ah oui, tu l'avais donné comme pensum à faire à ton paon bavard....

[Invité]

blanquette de turbotin de ligne aux jeunes légumes, asperges sauvages et champignons de bois",

Un grand restaurant, disais-tu ?

[Invité]

J'ai apprécié l'élégance du terme "bourricage" que je ne connaissais pas et dont je devine le sens par l'image voluptueuse qu'il suggère ...

Ha oui Arielle, exact ! Relevé aussi pour la délicatesse que le mot implique.

[Plotine]

Puisque je suis en haut, j'en profite (selon la formule consacrée). "Bourriquage" est un mot que je n'ai pas inventé . Il appartient à un ami qui l'a inventé je crois bien mais je l'aime beaucoup.
On devrait créer un dictionnaire vélien.
Personne n'a tilté sur "dégoulis" et pourtant je ne pense pas qu'il existe ! Dans ce cas, j'en revendique la paternité.

[CROISIC]

Pas plus tard qu'aujourd'hui j'ai entendu un dialogue fort intéressant entre deux délicates jeunes femmes dont l'une se rendait à une invitation à dîner - un homme rencontré sur meetic - et elle avait bien l'intention de se laisser bourriquer.... je n'ai pas compris combien d'étoiles avait le restaurant....

[Rebecca]

ah oui le dégoulis à la place du coulis m'a fait rire....oublié de le relever.

[Invité]

Puisque je suis en haut, j'en profite (selon la formule consacrée). "Bourriquage" est un mot que je n'ai pas inventé . Il appartient à un ami qui l'a inventé je crois bien mais je l'aime beaucoup.
On devrait créer un dictionnaire vélien.
Personne n'a tilté sur "dégoulis" et pourtant je ne pense pas qu'il existe !Dans ce cas, j'en revendique la paternité.

"maternité" m'enfin, Plotine :-)
coulis, dégoulis, dégueulis...ça se ressemble, voilà pourquoi on n'a pas tilté.
"bourriquage", j'aime bien. Enfin, le mot...

[Invité]

Juste pour dire à la modération que le texte est tout neuf et donc toujours en haut.

[mentor]

Juste pour dire à la modération que le texte est tout neuf et donc toujours en haut.

c'est bien, il a du succès
:-))

[mentor]

d'ailleurs je vais le dire aussi : j'ai bien aimé cette petite aventure, j'aime ce ton faussement grognon, cette philosophie de la vie bobo, c'est très énervant, et la façon de raconter fait tout bien passer.
comme les autres, j'ai apprécié bourriquer et le dégoulis
y a bien 2 redondances, mais je veux pas me fâcher avec dame Plotine

[silene82]

Puisque je suis en haut, j'en profite (selon la formule consacrée). "Bourriquage" est un mot que je n'ai pas inventé . Il appartient à un ami qui l'a inventé je crois bien mais je l'aime beaucoup.
On devrait créer un dictionnaire vélien.
Personne n'a tilté sur "dégoulis" et pourtant je ne pense pas qu'il existe ! Dans ce cas, j'en revendique la paternité.

Ah, tu as des amis qui inventent des mots qui existent depuis plus d'un siècle ? Décidément, cette maison de retraite est fertile en gens de talent...
Pour dégoulis, je pense qu'il a été conclu à une coquille...

[Ba]

Qu'importe, qu'importe les poils sur la tête du pou ce texte est léger et petillant, " bourriquer " ma foi vaut bien " barriquer " avec un barbon...
Et depuis, elle est ressortie la dame ? o0)

[bertrand-môgendre]

Cette situation, bien décrite, bien écrite, bien contée, bien racontée, me laisse tout de même perplexe. C'est vrai cette histoire de pain sous cloche ? Que de manières pour rien.
De mon côté, j'ai tendance à délivrer des étoiles à ceux qui tranchent le pain sur la table, partagent le sauc fait maison, et font circuler leur dernière préparation, le couteau planté dans la terrine de chevreuil.
Bravo pour le texte.

[bertrand-môgendre]

Pourquoi utilises-tu le mot cavalier ?
Est-ce en rapport avec le bourriquage ?

[Celeron02]

La métaphore filée, même inconsciente, est romanesque...

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