Le tir aux pigeons

[silene82]

Jonathan a reçu un jeu de tir aux pigeons en cadeau de Noël : trois pigeons de carton tournent autour d'un axe qui descend progressivement. Le tireur, armé d'une carabine à flèches caoutchoutées, tire au passage furtif des cibles, qui, s'il a visé juste, basculent, retenues par une chaînette.
Ce n'est pas que le jeu soit passionnant au point qu'on en oublie le boire et le manger : les pigeons tournoient immuablement, selon une trajectoire circulaire. On ajuste le tir, et puisqu'à chaque tour le volatile repasse de la même façon et au même endroit, il suffit de décocher. Le pigeon tombe, le tireur exulte d'abord, puis, réalisant que, dès qu'il aura maîtrisé l'instant précis de la gâchette, le jeu en perdra singulièrement de son intérêt; aussi s'en lasse-t-il assez vite.
Les cadeaux reçus à Noël sont passablement hétéroclites, au point d'en devenir parfois inutilisables : pour quoi faire cette mitrailleuse de plastique, dont l'action sur la gâchette amène une bordée d'étincelles, et rien de plus? D'autant que l'exigeant Jonathan a le front, lui pourtant si gentil, de ne se réjouir qu'avec parcimonie du cadeau, et l'insolence de demander s'il peut faire venir un camarade pour jouer avec et l' étrenner. Enfin, étrenner les cadeaux, puisque le cependant peu belliqueux Jonathan a été coquettement doté  d'instruments de cet acabit, qui ne sont guère de son goût. Il est vrai par ailleurs que la liste de desiderata, sous forme de livres connus pour diverses qualités, qu'il avait déposée, a fait long feu : les librairies sont loin, chercher est fastidieux.
Jonathan médite longuement sur le curieux cheminement mental qui a consisté à lui offrir un cadeau qui ne prend de sens qu'utilisé en petit groupe de copains, qui vérifient leurs aptitudes chasseresses, après, on l'imagine, avoir sacrifié aux divers rites qui fondent l'identité mâle, comparaison de longueur et de diamètre des appendices ad hoc, revue des prépuces, et concours de longueur de jet. Quoique d'une pudeur de levantin, Jonathan, rougissant comme rosière, participe parfois sobrement à ces démonstrations, qui ne l'agréent aucunement, mais qui l'exclueraient irrémédiablement s'il ne s'y prêtait.
Un cadeau de plus qui renvoie Jonathan à sa solitude permanente, peuplée de ce sentiment de non-appartenance qu'il connaît depuis longtemps.
Aussi quand Jonathan a fini de jouer, ce qu'il s'astreint à faire, quoiqu'il n'en ait guère envie, la démonstration publique de son intérêt pour le cadeau étant indispensable afin que l'équilibre du monde soit assuré : les géniteurs de Jonathan, incultes mais inspirés, n'admettraient jamais qu'un aussi rutilant tourniquet s'encalmine et fasseye, faute de compétiteurs exogènes, puisque la règle non-écrite mais fréquemment rappelée entre les dents stipule qu'au logis paternel nul horsain n'entre, et surtout pas les enfants de pauvres, dont on sait qu'outre le vocabulaire fleuri, ils sont constellés de regrettables imperfections qui montrent surabondamment que s'ils sont où ils en sont, c'est qu'ils l'ont bien cherché. Jonathan tente d' inventer d'autres compétiteurs
Il s'est rabattu sur ses sœurs, dérisoires challengers : comme on sait, les filles ont le gène du ménage, de la lessive, de la cuisine, bien sûr, mais aucunement celui du tir. En plus de ne savoir ni siffler, ni cracher, ni pisser loin.
Aussi est-ce une bien ennuyeuse session qui a commencé : Jonathan s'invente des handicaps, tire à l'aveugle, et même ainsi, abat mécaniquement les stupides volatiles de carton .
Les beaux outils attirent la main : la tentation est vraiment trop forte, les ridicules et tournoyants oiseaux d'une lassante prévisibilité, qu'en serait-il d'une cible mouvante ?
Et Jonathan circonvient ses soeurs afin de se livrer à un jeu de traque et d'affût.
D'autant qu'elles seront gazelles, ou mieux, et lui, chasseur de gros.
Les petites se dissimulent de leur mieux, tapies derrière la souffreteuse haie de fusains, se serrant l'une contre l'autre.
Jonathan les voit, car il a contourné la haie : elles sont de dos.
Un chasseur digne de ce nom ne tire jamais le gibier au nid, ou au terrier : avec beaucoup d'à-propos, Jonathan lance aux filles quelques pommes de pin assez bien ajustées, qui provoque leur sursaut, puis leur fuite.
Aynt longuement ajusté son tir, Jonathan presse la détente et expédie une flèche à chacune, l'une dans le dos, l'autre dans le séant, ce qui provoque les hurlements stridents qui, s'ils n'étaient apparus, auraient fortement frustré le tireur d'élite.
Jonathan n'a décidément pas bien pris la mesure de la stridence des donzelles : modulant des hululements , sanglotant à fendre l'âme, se mouchant à contretemps, elles provoquent un tintamarre considérable.
Jonathan, charmé au début de cette reconnaissance de son efficacité , commence à se sentir moins faraud : les pleureuses, cramponnées à leur mouchoir, sanglotent comme pour l'enterrement d'un oncle à héritage. Quelles escrocs, se dit Jonathan, qui sait bien, pour s'être tiré lesdites flèches dans la paume, pour voir, que l'exagération est somme toute humaine, mais que ces plaintes vont être prises en compte en temps réel. Le repli semble une solution d'attente tout à fait convenable.
L'aînée se distingue par la fraîcheur tonifiante de ses sanglots, dont l'appel, tel celui du muezzin, fait s'ouvrir les fenêtres.
Vaguement inquiet de voir s'ouvrir quelques croisées, Jonathan tente de remettre le préjudice en perspective avec les brâmes provoqués : il argumente, et tente de faire prendre conscience à la bêlante larmoyeuse de la démesure de son propos.
Nez au vent, elle couine avec une constance sinon admirable, du moins efficace.
Pas le temps de se retourner; pas la peine, peut-être : un admirable coup de pied au derrière le propulse de côté, et lui permet, en un clin d'oeil synoptique, d'embrasser le dénouement. Sa soeur, soudain muette, comme si un interrupteur lui avait été installé, la bouche en rond, admire l'intéressante opération de battage à laquelle se livre leur père : la carabine, brandie par le canon, est réduite à l'état de brindilles et de petit bois.
Un très fin sourire erre sur la bouche de l'agonisante d'il y a quelques instants.

[Invité]

Si tu prends des libertés avec la langue et te permets de féminiser les "escrocs" (le CNRTL est formel, c'est un substantif masculin ...) alors tu devrais titrer le "tir aux pigeonnes"...
Sérieusement, je l'ai bien aimé ce texte qui met plus en avant que les précédents peut-être la dualité de Jonathan. Aimé aussi les contradictions suscitées par le choix du cadeau.
Le récit prend un peu de temps à démarrer - sans que cela soit fastidieux-, mais une fois qu'on en arrive aux sœurs, c'est du tout bon. Quelles pestes ces filles quand même !

Juste une remarque ici, où tu cèdes de nouveau à ton péché mignon des phrases à rallonge : "Aussi quand Jonathan a fini de jouer, ce qu'il s'astreint à faire, etc."

[ubikmagic]

Ce n'est pas que le jeu soit passionnant au point qu'on en oublie le boire et le manger

Sacré bonhomme ! Et oui, il est passionnant à ce point. Moi qui me préparais à me sustenter, j'ai oublié ma cuisine et suis resté collé devant mon écran.

Cette langue est un régal. On la mâchouille, on la fait rouler dans le palais, c'est un plaisir masochiste, tourmenté, poignant et beau.

Magnifique. Toujours aussi distancié, étrange, absent, presque comme si on écrivait la vie dudit Jonathan en baîllant d'ennui, alors qu'en réalité frétille tant d'émotion contenue, trop contenue sans doute...

J'ai lu et j'ai eu pour compagnie Magma en fond sonore. J'avoue que ça cadrait parfaitement. Ces petits textes sont autant de flèches empoisonnées, comme les méchants coups de cymbales de Christian Vander.

Je suis tout ébaudi, tiens.

Mes respects,

Ubik.

[Invité]

Savoureux ce méchant gentil petit Jonathan !
J'ai un très sérieux doute sur l'emploi du verbe agréer ainsi employé :

Jonathan, rougissant comme rosière, participe parfois sobrement à ces démonstrations, qui ne l'agréent aucunement,

je pense que " qui ne lui agréent" serait plus correct ( sans certitude mais forte présomption)

[Plotine]

Bon sang de bonsoir mais tu ne peux pas écrire simplement ? Non, tu ne peux pas, je m'en doute, sinon tu ferais autrement.
L'histoire est amusante et pourrait être plaisante mais ça devient une espèce de machin indigeste (enfin pour moi). D'accord, je ne suis pas une référence.
Mais quand même ça devient de pire en pire.
En plus, je suis désolée de mettre à bas tes préjugés sur les filles, mais j'ai eu ce jeu à un Noël et c'est moi qui l'avais demandé.
Bon, entre nous je serais incapable d'écrire comme tu écris et mes critiques sont certainement dues à la jalousie mais quand même, tu pousses le bouchon un peu loin.
Tu n'es pas près de faire les tirages de Bernard Weber, j'aime autant te le dire.

[Rebecca]

Eh bien je trouve ce texte trés bien écrit, les scènes fort bien décrites , on se régale des aventures et mésaventures de ce Jonathan chenapan.

Remarque : "Le pigeon tombe, le tireur exulte d'abord, puis, réalisant que, dès qu'il aura maîtrisé l'instant précis de la gâchette, le jeu en perdra singulièrement de son intérêt; aussi s'en lasse-t-il assez vite."

Je pense qu'il y a une erreur , c'est "réalise" qu'il faut écrire.

[CROISIC]

Oyez ! Oyez ! braves gens Silène est revenu, la besace pleine de mots délicieux et de formules inédites...il me plait ton Jonathan, un vrai p'tit salopiaud.

[Plotine]

"Le pigeon tombe, le tireur exulte d'abord, puis, réalisant que, dès qu'il aura maîtrisé l'instant précis de la gâchette, le jeu en perdra singulièrement de son intérêt; aussi s'en lasse-t-il assez vite."


Le pigeon tombe. Le tireur exulte d'abord puis, réalisant que le jeu perdra singulièrement de son intérêt dès qu'il aura maîtrisé l'instant précis de la gâchette, il s'en lasse très vite.

En reprenant la phrase, je me rends compte que "maîtriser l'instant précis de la gâchette" ne veut rien dire. Enfin, à mes yeux.

[CROISIC]

c'est peut-être une contrepèterie ?

[Ba]

Je vois bien l'ironie dans les propos du Silène, les filles aiment la guerre aussi, dont ma personne en avance sur le temps.
Celles-là sont des " chochotines ".
Une pensée au gamin trahi dans ses espérances livresques.

[Celeron02]

Cela est fait, j'ai lu ton texte ô silene82.

Probablement, le jeu - concept qui m'intéresse par ailleurs - m'avait-il fait reculer jusque là. J'échoue souvent là où je suis attiré le plus, for some reason.

Alors j'ai adoré ; il me semble que, enfant, j'ai commis ce genre de bravades insensées. Précisément à l'égard de ma sœur, que je ne vois guère plus. Mais cet épisode enfantin n'en serait pas la cause. Bref, il est intéressant de voir à quoi l'enfance peut conduire de paradoxal, de contradictoire, et de décisif pour la constitution du sujet (cf. les Confessions de Rousseau).

Bref, trève de babil, j'ai beaucoup aimé ton texte, assez amusant avec un narrateur impliqué, et le récit très à la Marcel Aymé de la fusillade / correction. J'imagine le délicieux sourire de la (plus) grande sœur.

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