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Le petit pauvre

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silene82
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Message  silene82 Ven 12 Fév 2010 - 8:44

Jonathan est victime d'un perpétuel quiproquo : estampillé fils de riche, il est tout naturellement tenu à l'écart par nombre de ses condisciples, pour des raisons à la fois complexes et confuses, qui tiennent à sa manière de s'exprimer, empreinte d'un certain académisme qui attire immanquablement l'attention, puis la raillerie, puis la provocation, puis la brutalité, mais aussi à ce qu'il n'a jamais été accoutumé à avoir des rapports avec autrui autres que sur des modes commerciaux, ou de sujétion.
Sa chambre est meublée de rogatons qui n'ont pu être utilisés ailleurs, mais reste d'un sommaire apparat : un lit étriqué flanqué d'un cosy-corner, tous deux en panneaux de particules, une armoire à 2 portes, d'une vacuité toute zen, un secrétaire, de particules encore. Comme l'armoire. Aurait-il de l'humour qu'il demanderait à la cantonade s'ils ont eu le lot à Emmaüs; mais Jonathan, bien que l'œil rincé abondamment par sa contemplation extatique des merveilles sumériennes, mycéniennes, égyptiennes et autres, ne voit pas ce qui ne va pas.
Et pourtant. Laideur et dénuement.
Il a cependant été ébloui, chez l'un des rares copains avec qui il a quelques semblants de rapports, mais il est vrai que ledit copain est un quasi voisin, par delà le parc planté de pins, par une tapisserie qu'il n'hésitera pas à décrire comme une splendeur. Il est vrai que sur le décor cette aimable pièce, qu'il baptise tapisserie lors qu'elle n'est que papier peint, de douces bergères se balancent dans des escarpolettes, tandis que de jolis bergers de Trianon, à queue poudrée et culotte de soie, leur jouent la sérénade avec des cabrettes enrubannées.
Dénaturation d'un kitsch achevé de l'Embarquement pour Cythère, qu'il connait cependant fort bien. Mais le sépia du papier, contrefaisant l'ancien, le trompe, et il ne reconnaît rien. Même la répétitivité du motif l'enchante : Jonathan se réjouit de ces combinaisons si heureuses, qui remplissent si intelligemment une surface, selon des formules mathématiques.
Jonathan, formaté au kitsch de la régente, madame mère, qui excelle dans l'accumulation de détails exquis, couvre-lits acryliques fluo, verts ou oranges, papiers peints à fleurs géantes, qui le poursuivent jusque dans ses rêves, canevas de chien-loups posant devant des chaumières alsaciennes, en est resté sans voix, extasié.
C'est dire si ses compétences esthétiques sont disparates et discutables : il peut ergoter sur Quentin Metsys, et, prenant un ton doctoral qui donne fréquemment envie à d'aucuns de lui en passer le goût, se livrer à de brillantes exégèses sur la baisse de la qualité dans la poterie T'song due à une technique moins bonne de chauffe des fours; mais pour ce qui est de discerner le beau, et la qualité, macache.
Il bénéficie des services d'une chambrière assez accorte, dont l'assistance, malheureusement, se borne à la réfection du lit et à la collecte des affaires sales dont il parsème élégamment l'espace sous le lavabo. Bien sûr, il ne pense pas encore malheureusement.
L'armoire, déjà indigente par son esthétique, nonobstant les matériaux, est d'un vide sidéral. On y croise bien, en cherchant avec conviction, quelques tricots de corps et textiles analogues. Pantalons, rares; chemises, peu, et laides : on choisit pour Jonathan, ou plutôt on lui amène les achats, sans réplique. Et c'est, ordinairement, ma foi, gentiment terne, médiocre de qualité, moche en bref. Et Jonathan, rayonnant petit crétin, n'y voit pas malice, et prend tout comme bon pain.
Ses sœurs à l'avenant : jupes de concierges, à grands carreaux, fort laids; chemisiers d'une matière synthétique à faire idolâtrer le nylon, festonnés de flon-flons ridicules et mal fichus. Chaussures de pauvresses, dignes du Carmel, après avoir été rachetées en gros à des soldes soviétiques : énorme talon carré, forme sans grâce, couleur marronnasse.
Jonathan doit bénéficier d'une grâce particulière, car, d'une manière assez générale, il ne voit pas ce qui ne va pas. Il se raccroche à de petites choses, le monde fantasmatique qu'il extrait et recompose de ses lectures, anarchiques : il dépend, moujik sans bien propre, de la libéralité d'un seigneur.
Ou de vols. Il vole à merveille. Les livres. Les sous qui traînent en abondance, l'entreprise recélant du circulant. Et les livres sont peu chers.
Mais revenons à la vêture, qui était le prétexte du propos.
Jonathan se vêt comme il peut. De ce qu'il trouve dans son armoire. Il faut comprendre que madame, comme on l'appelle, se trouve être sa mère, mais qu'elle gravite dans des orbites qui peuvent être fort proches, mais obéissent exclusivement à leur propre logique.
Et, extirpée d'un monde autre, elle ne comprend rien au pays : elle est nordique de l'ouest, lui, l'autre moitié, latin. Sanguin. Dominateur. Couillu. Capable de soulever par le col un soi-disant chef qui avait manqué de respect à sa femme. Fait rapporté dans l'hagiographie familiale, et ressassé.
Vêture. Inexistante. Dérisoire.
Il a déjà passé des étapes : les petits pauvres, qu'il a réussi, à force d'ingéniosité, à approcher, ont des roudoudous pour leur goûter. Il ne savait même pas que cela existât. Mieux encore : lors qu'il bâfre des palanquées de tout ce qui lui tombe sous l'œil, dans une volonté de survie, aménageant un repaire sécurisant des nuées de ses lectures, innombrables et disparates, il découvre, subjugué, que les marmousets d'une des chambrières jouissent, par delà les toits, dans leur chambrette pimpante, quoique dans la maison l'eau soit à l'évier, d'une vue sublime sur la mer. En plus des bichocos pour goûter. Et qu'ils lisent des illustrés, naïfs certes, mais féeriques. Et pétants de couleurs.
Il se vêt comme il peut, à la va-vite. Nul ne le vérifie. Pourtant des planètes considérables, au pouvoir manifeste, qu'il côtoie, naviguent sur leurs orbites, et le frôlent souvent. Madame voit tout. Presque.
Il arrive à l'école. Le maître renfonce le cou en le voyant, comme pour mieux accommoder. Il ne dit rien.
Sonnerie. Sortie. Jonathan, amène ce mot à tes parents.
Madame,
je crains que Jonathan n'ait oublié son manteau en partant, car il est arrivé à l'école en chemise.
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Message  Plotine Ven 12 Fév 2010 - 9:15

Je m'attache à ce petit Jonathan. Je le trouve bien sympathique. Au moins un qui n'est pas obnubilé par les marques.
Ecrit de qualité, mon cher, comme d'habitude. C'est agréable quand même un auteur qui ne prend pas ses lecteurs pour des idiots.
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Message  Invité Ven 12 Fév 2010 - 12:08

Je comprends bien le regard que le narrateur porte sur Jonathan, sur son indigence vestimentaire, symbole d'une plus grande indigence encore. Mais il est vrai qu'à la lumière de notre époque actuelle, on aurait plutôt tendance à se réjouir de son peu de goût pour les fanfreluches de marque.
Cela dit, j'aime comme tu profites du sujet de ce récit pour distiller des détails nocifs :
il découvre, subjugué, que les marmousets d'une des chambrières jouissent, par delà les toits, dans leur chambrette pimpante, quoique dans la maison l'eau soit à l'évier, d'une vue sublime sur la mer. En plus des bichocos pour goûter. Et qu'ils lisent des illustrés, naïfs certes, mais féeriques. Et pétants de couleurs.



Dans le détail, voici ce que j'ai relevé, commentaires à l'appui parfois :

Et pourtant. Laideur et dénuement.
Il a cependant été ébloui,

Il a cependant été ébloui, chez l'un des rares copains avec qui il a quelques semblants de rapports, mais il est vrai que ledit copain est un quasi voisin, par delà le parc planté de pins, par une tapisserie qu'il n'hésitera pas à décrire comme une splendeur. (je trouve l'apposition bien intrusive ; est-elle nécessaire ?)

de douces bergères se balancent dans des escarpolettes, "sur"

Dénaturation d'un kitsch achevé de l'Embarquement pour Cythère, qu'il connaît cependant fort bien.

Jonathan, formaté au kitsch de la régente, madame mère, qui excelle dans l'accumulation de détails exquis, couvre-lits acryliques fluo, verts ou oranges, papiers peints à fleurs géantes, qui le poursuivent jusque dans ses rêves, canevas de chien-loups posant devant des chaumières alsaciennes, en est resté sans voix, extasié. (comme précédemment, l'apposition est trop longue, trop envahissante à mon goût)

Bien sûr, il ne pense pas encore malheureusement. ( :-)) ça, c'est chouette comme remarque ! )


Il faut comprendre que madame, comme on l'appelle, se trouve être sa mère, mais qu'elle gravite dans des orbites qui peuvent être fort proches, mais obéissent exclusivement à leur propre logique. (je ne comprends pas cette phrase ; ne manque-t-il pas une préposition après "fort proches (de)" ???

lors qu'il bâfre des palanquées de tout ce qui lui tombe sous l'œil, dans une volonté de survie, aménageant un repaire sécurisant des nuées de ses lectures, innombrables et disparates (je ne comprends pas ceci non plus : "aménageant un repaire sécurisant" où ??

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Message  CROISIC Ven 12 Fév 2010 - 12:46

Silène... les queues poudrées dont tu parles pour les bergers de Trianon sont bien celles de leurs perruques ?
Pour le reste...un régal...comme tu le sais, je ne me mêle ni de grammaire ni de conjugaison, juste le plaisir du texte...et j'en ai. Merci.
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Message  Ba Ven 12 Fév 2010 - 16:52

Quel réveil de souvenirs !
J'ai eu l'impression de glisser dans les années 50% de Glorieuses et 50% de tous les restes.
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Le petit pauvre Empty Méphitiques bulles...

Message  ubikmagic Dim 14 Fév 2010 - 0:08

Maestro,

Toujours une plume légère, badine, presque mutine, qui cisèle avec grâce les mille et un fils dans lesquels s'empêtre Jonhatan... Tombera, tombera pas ? Toujours ce regard désintéressé, ce paravent d'indifférence affichée, pour mieux cacher, au fond, les déchirements qui ont fermenté, faisant éclater ses quelques bulles méphitiques, discrètes, évacuées avec soulagement... jusqu'à la prochaine crise.

Ce personnage me fait penser de plus en plus au Jack Isidore de "Confessions d'un barjo", un des meilleurs romans de Dick. A se procurer de toute urgence ! Je n'en dis pas plus...

Dérision, sauce aigre-douce, nostalgie, solitude extrême, le tout derrière l'écran d'une langue truculente mais distanciée... Curieux cocktail mais mélange efficace.

A Te lire encore,

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Message  boc21fr Dim 14 Fév 2010 - 1:39

le beau, et la qualité -> la virgule avant le "et" me gène
Bien sûr, il ne pense pas encore malheureusement. -> je n'ai pas compris, pour ma part, l'intérêt de cette phrase...

C'est très adroit de ta part de suggérer un vif sentiment de solitude, de dénuement, en ne faisant presque pas intervenir de personnages mais en usant des objets qui entourent le gamin et en nous décrivant ses perceptions.
Pressé de lire la suite, bien sur...
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Message  Rebecca Dim 14 Fév 2010 - 7:50

Lu et apprécié....
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Message  silene82 Dim 14 Fév 2010 - 12:39

Mes biens chères sœurs, et frères, ne voulant pas contrevenir aux règles qui prévalent sur VE, et qui me semblent très raisonnables, je réutilise ci l'habile expédient utilisé maintes fois en d'autres textes, quoique ici le cas soit différent : avant les suites s'inscrivaient dans un cours, et nul ne pouvait y trouver à redire. A présent, affamé de l'avis d'amis, car j'ai la faiblesse de considérer ceux qui aiment à me lire comme des amis, je poste une pièce indépendante, quoique faisant partie d'un tout, et contreviens, en quelque sorte, à l'esprit de la loi. Je quémande l'indulgence, cherchant plus à établir un contact qu'à finir pharisien. J'expliciterai les tenants et les aboutissants de cette assertion.
Ceux qui m'aiment pardonneront mes abordages; les autres s'insurgeront, peut-être, car le cas n'est pas si grave qu'il réclame jugement.
Ah, je vous avais cité Mistral, quelque jour; permettez que je bisse. Il dit dans Mireio, qu'il "ne chante que pour vous autres, pâtres et gens des mas". Je n'écris que pour vous. Sonia, colonne indispensable, tu me manques


MUSS ES SEIN

Jonathan a un point d'accroche avec monseigneur.
Ce musicien rentré, passionné et idolâtre de Trenet, pianote à l'oreille sur un pauvre petit instrument poussif, poussant des râles de guide-chant dans une manécanterie oubliée.
A quelques reprises, monseigneur montrera que sur un piano véritable, il est capable de jouer agréablement. Pourquoi n'en possède-t-il pas, lors qu'il est un notable ? Autopunition masochiste, dans l'esprit des macérations et des jeûnes ? Mais il est parpaillot, et le cilice se pratique peu. Nul ne sait. Peut-être les lèvres pincées de madame, qui n'administre rien mais est informée de tout, y sont elles pour quelque chose.
De piano rutilant, au vaste coffre d'ébène ou de palissandre, faisant monter, couvercle levé, des arabesques et des gerbes vers les plafonds haut perchés, point ; un harmonium dénaturé en guise.
La pauvre créature a trois pieds de long, ce qui n'autorise pas grande toccata, quand bien même les touches eussent été miniatures. Et, se trouvant raisonnablement conformées, puisqu'il avait fallu rogner, ça avait été sur leur nombre, passablement inférieur à la norme.
Les pianistes, quand il en passait, se trouvaient fort décontenancés devant l'engin : outre les gémissements plaintifs, pour ce qui était de la voix, la pingrerie du fabricant rendait l'exécution des pièces les plus simples quasiment impossible, sauf en transposant et en simplifiant, ce que seuls les bons improvisateurs étaient à même de réussir. Les autres, accablés, levaient les bras en signe d'impuissance et renonçaient.
Jonathan flûte aux cours de musique de l'école ; rien de très original, puisqu'il en est ainsi de tous ses condisciples. Il raffine même, participant à des sessions extraordinaires en vue de la fête annuelle. Il joue gentiment, sans grande passion, ayant déjà intégré que les rythmes endiablés de reels, jigs et hornpipes, avec un simple tuyau percé et pourvu d'un bec, le tin whistle des irlandais, sont hors de sa portée. Reste l'ample répertoire des ballades langoureuses et lentes, pas désagréables à écouter si le souffleur de vent y met du sentiment. Et les chansons de Trenet.
L 'assise harmonique à laquelle pourvoit monseigneur n'est pas mauvaise en soi ; mais le jeu pèche par le rythme, qui se ralentit et s'accélère sans raison compréhensible, et déroute Jonathan, qui, concentré, s'efforce de suivre les divagations. De temps à autre, monseigneur reste en suspens, tentant de retrouver l'accord exact, ce qui ne va pas sans mal, n'aboutit pas toujours, et massacre plus encore la mesure. Le gémissant guide-chant se plie de fort mauvaise grâce à ces errements harmoniques, et jette des paquets de dissonances avec une hargne méchante.
Jonathan flûte stoïquement, se raccrochant à la ligne mélodique en espérant ramener l'accompagnateur vagabond vers le thème. Parfois il a la main heureuse, et monseigneur, raccordant soudainement, se resouvient du thème, revenu dans des eaux calmes et connues, et pianote de confiance. Dans ces moments de grâce, où la voix gracile du flûtiau, dérisoire petit instrument, de bois certes, mais vilainement embouché de plastique, s'unit au plain-chant grêle de l'harmonium nain, Jonathan éprouve des bouffées de bonheur qui remonte de son ventre pour éclater dans sa poitrine.
Monseigneur est largement pourvu de microsillons ; il affectionne des types de musique très différents, avec une passion pour le répertoire classique, et un amour inconditionnel pour Beethoven, notamment dans sa musique de chambre, Schubert, et bon nombre d'autres. Panachés de Trenet, Brassens pour toutes les oreilles, Béart, hélas.
Jonathan écoute de toutes ses oreilles, normales, toutes les disgrâces ne le pouvant atteindre en même temps. Il tremble aux canonnades de Tchaïkovski, s'émeut aux inflexions de Schubert.
Monseigneur a pour accoutumée de reposer dans la pénombre, certains après-midi, en écoutant des pièces profondes et graves, des lieder fréquemment, ou bien des quatuors. Il arrive que Jonathan passe la porte et soit frappé comme au plexus par le ronflement ample et mélodieux du violoncelle, sur lequel se détache l'alto, baryton généreux, et le violon, grâce et beauté. Les inflexions sublimes du morceau, d'une sombre mélancolie, et d'une harmonie céleste en même temps, le clouaient net. Dans le même moment, il avait lu un récit d'enfance de Schweitzer, plein d'auto-suffisance et de contentement de soi. Le broussailleux alsacien racontait le choc émotif, proche de l'extase, pour ne pas employer un terme qui sentirait trop son alcôve, d'avoir entendu chanter, lorsqu'il passait dans les couloirs de son école, un cantique ou que sais-je, à quatre voix.
Jonathan est d'une grande sensibilité à la voix humaine, ses inflexions, l'art de la mélopée ; il ne connait pas encore la subtilité séductrice de la voix arabe, son jeu modal sur un thème, qu'il caresse et visite, lentement, sans méthode, avec le miel de la langue, étroitement moulée à l'ondulation de la ligne mélodique.
Mais il a le bonheur, entre les élucubrations de castrat d'Yvan Rebroff, allemand déguisé en voïvode, d'entendre des chorales russes véritables, elles, rugissant des tonnerres d'une harmonie parfaite. Il peut arriver que les cantiques, souvent psalmodiés par des voix chevrotantes qui tentent de mettre le texte en relief, l'émeuvent. Mais presque jamais ne le transportent.
Autre facette musicale, à dates indéterminées, une petite clique, composée de monseigneur, qui souffle dans un harmonica, Jonathan, pourvu d'un cuivre indéterminé, exhumé d'une malle poussiéreuse du grenier, et ses sœurs, donne aubade. Comme il ne sait pas jouer du vétuste cuivre, il ponctue rythmiquement le morceau en cours d'exécution par des barrissements d'otarie, peu musicaux, mais entraînants. Jonathan, petit Salomon des Solal, aime aider.
Une des sœurettes, l'aînée, tape avec un entrain contagieux sur une boîte de biscuits carrée, d'assez grande taille. Des cuillères en bois pour baguettes. La puinée s'essaie timidement à un xylophone, qui, écrasé par le tintamarre de la fanfare, laisse parfois percer, au détour de la respiration des mugissants interprètes, une note cristalline de clochette. Il va sans dire qu'il n'y a ni phrasé, ni air, ni rien : chacun tente, à la sauve-qui-peut, de se greffer sur le chant dominant.
Monseigneur maîtrise suffisamment une ritournelle de Paganini, véritable scie musicale, et qui, à ce titre, équipera les orgues de Barbarie mus, manivelle preste, par des clochards sympathiques. Ou des chanteurs des rues, la frontière n'est pas nette.
La cacophonie dure, avec des variations inattendues : la percussionniste change subitement de tempo, et les autres paniquent. Le tuba, car s'en est peut-être bien un, corne, brame, hennit. Jonathan, qui prend petit à petit conscience de son corps, s'escrime sur l'instrument, souffle comme un soufflet de forge, joues distendues : il veut sortir du volume, il veut se sentir acteur, il veut que son souffle montre sa force. Le son importe peu, non plus que la mélodie.
Un sourire d'adoration avunculaire éclaire le visage de l'aïeule, qui dans l'éclat du jour vif, luit comme une madone. Sa peau, pourtant usée d'une vie, se détend et la transfigure par la fierté qu'elle connaît. Ses références musicales sont insignifiantes, quoiqu'elle soit friande d'opéra, qu'elle part savourer, en échappées de veuves, avec quelques amies ; qu'importe, elle éclate d'orgueil, et de fierté latine. Ce sont là ses petits.
La régente, en retrait, observe. Elle risque un commentaire mettant l'accent sur le côté entraînant. Elle est toujours positive. C'est pourquoi elle est tant aimée. A ses avis chacun se pâme. Magnifiquement cérébrale, d'une organisation méthodique acquise culturellement, elle accomplit souverainement à peu près tout ce qu'elle touche.
L'art, le sel de la vie, le bâton du pèlerin terrestre, excepté.
Elle ne comprend à peu près rien à la musique, ni à la peinture. Elle prend avis de qui sait, et répète docilement. Fort pauvre lors de sa venue, elle n'a guère de dot autre qu'un tableau qui lui a été donné pour son mariage ; d' une vieille femme nourrissant un chat dans une écuelle, devant une maison. L'œuvre, bien que Jonathan soit bon public, n'offre pas grand ragoût ; les teintes se fondent en un espèce de clair-obscur aux teintes lavandasse, on ne distingue à peu près rien, c'est de l'assez méchante peinture, dont on ne comprend pas très bien où elle veut en venir.
La régente, dont c'est l'hoirie, insiste à refus, comme on dit des imprégnations, sur le cadre, d'écaille de tortue. Presque de la teinte des lunettes de Jonathan, qui, admirablement placé pour expertiser la matière qu'il contemple en tous temps sur le bout de son nez, opine de confiance, bonne pâte. Il ne voit pas en quoi, cependant, ces taches noirâtres sur une matière vaguement colorée d'un rouge terne, pourraient être de grande valeur.
Jonathan vit environné de beauté.
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Message  CROISIC Dim 14 Fév 2010 - 14:07

Maintenant que je sais que les castrats ne sont inaptes qu'à la reproduction...je rêve de vivre dans des contrées moins chrétiennes !
Silène, ta petite musique de jour me plaît beaucoup.
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Message  Invité Dim 14 Fév 2010 - 18:10

Très étonnée, mais agréablement surprise, qu'il entre un peu de joie voire de fantaisie dans cette maisonnée. Je dois dire que je n'aurais jamais imaginé l'existence d'une petite clique, qui plus est " à dates indéterminées".
Bémol sur le tableau de la fin, j'aurais préféré que tu te cantonnes à la musique ou alors que tu t'offres le luxe de développer...

Tu excelles à semer des réflexions triviales, de celles qu'on lit sans s'y arrêter et qui prennent tout leeur sens après.

Panachés de Trenet, Brassens pour toutes les oreilles, Béart, hélas.

Le broussailleux alsacien racontait le choc émotif, proche de l'extase, pour ne pas employer un terme qui sentirait trop son alcôve,

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Message  Invité Dim 14 Fév 2010 - 18:40

Attirée par ce texte qui parle de musique (l'autre de mes amours), je ne regrette pas la plongée, je me suis régalée de ce concert si bien imagé.
Merci, toi !

PS : Le broussailleux Alsacien puisqu'il est nom et pas adjectif.

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Message  Sahkti Ven 19 Fév 2010 - 9:53

Bien sûr, il ne pense pas encore malheureusement
A quoi? A la chambrière ? :-)
Cette phrase est drôle et cruelle, bien sentie, comme tout le texte d'ailleurs.

Le personnage de Jonathan est étrange, presque confus, comme si il manquait des parties. Te connaissant, c'est sans doute volontaire et les lignes de fin doivent nous éclairer sur quelques points. Toutefois, j'ai eu du mal à entrer constamment dans la peau du personnage car malgré toutes les précisions que tu apportes à son sujet, il me semble manquer pas mal d'âme. Mais là encore, nous sommes au coeur du sujet et je devine que c'est volontaire, c'est Jonathan qui est ainsi.

Ceci mis à part, j'aime bien comme tu racontes les êtres et les objets Silène, je trouve toujours cela visuel et j'aime me laisser prendre au jeu de la construction mentale avec les éléments que tu nous offres.
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Message  Sahkti Ven 19 Fév 2010 - 9:57

Le second texte est un régal !
Je lui trouve une écriture plus serrée, plus maîtrisée que dans le premier; sans doute parce que tu te concentres sur un élément précis et que cela te permet de déployer des trésors de verve et d'ironie. Jonathan prend corps, sa vie aussi et j'aime cette manière d'aborder un personnage par un des aspects de son existence, ciblé, révélateur d'un tout sans pour autant décrire ce qui se passe dans les autres parties.
Les petites réflexions piquantes sur la musique et le (non) talent de Jonathan sont tout simplement savoureuses.
Contente de te lire à nouveau dans un tel registre !
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Le petit pauvre Empty La musique adoucit les meurtres.

Message  ubikmagic Sam 20 Fév 2010 - 11:40

Salut l'artiste.

Me contenterai d'un commentaire bref, puisque mon ordi me fait encore des blagues. Ces derniers temps, alors que tout le reste est clair, par moments les caractères sont presque illisibles, quasiment brouillés. Pas toujours, ça dépend des fois. Il est clair que lorsque c'est ainsi, je n'ai guère envie de pianoter... Et là, variante amusante, mon clavier est devenu British ! Le Q remplace le A, et ainsi de suite. Va comprendre.

Brêfle, je ne vais donc pas insister. Suis obligé de saisir ça dans un .txt pour l'envoyer ensuite. Tu vois le pratique !

Ceci pour dire que j'ai lu la seconde partie, excellente, un ravissement pour l'oreille ( enfin, si je puis dire, étant donné qu'en réalité, on n'entend rien du tout, mais tu me comprends ).

Cela m'a rappelé hélas plus d'une "répétition", où un couple de gratteux faisaient miauler leurs putains d'engins avec de la disto tant et plus, sans écouter personne, où le gentil batteur essayait de briefer les choristes ( qui chantaient faux, les pauvres, à un point inimaginable ) mais on avait le sentiment qu'il les draguait plus qu'autre chose. Il faut dire au demeurant que les donzelles étaient appétissantes, à défaut d'être douées. Et puis il y avait un zigomar atterrit là on ne sait pourquoi, avec un galoubet, qui jouait mais pas dans la bonne tonalité, et que ça n'avait pas l'air de déranger. Quant au bassiste, de temps en temps il changeait de grille une mesure en avance, mais ça ne lui posait pas de problème non plus, et les autres, soit ne s'en apercevaient pas, soit faisait mine de.
C'est au cours de cette cacophonie que, sans commentaire ni préavis, je me suis mis, en plein milieu d'un soi-disant morceau, non seulement à cesser toute émission sonore, mais qui plus est, à plier mon matos et décamper sans dire au revoir.

Et je pourrais en raconter, comme ça, des moulons, mon pauvre. Des gens qui arrivent une heure en retard, des batteurs qui ne peuvent jouer que s'ils ont leur double pédale de grosse caisse, et s'ils ont au moins un pétard dans le nez. Des gratteux qui remplacent le bassiste au pied levé alors que sur leur propre instrument, ils sont déjà pitoyables. Des gens qui s'arrêtent de travailler sur leur instrument pour faire mumuse derrière la batterie et, n'ayant pas de baguettes, frappent les toms avec leurs mains, alors que j'ai fait, moi, quarante bornes pour répéter, avec mon matos et mes CD aux 36 versions...

La musique adoucit les meurtres, je crois.

A te lire, toujours avec plaisir... Encore bravo !

Ubik.


P.S. : si quelqu'un pige quoi que ce soit à ces histoires de fous de clavier British ou de caractères un jour oui un jour non, au secours, qu'il fasse quelque chose ! ! !
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