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Le narrateur isolé

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ubikmagic
Iryane
Rebecca
MILL
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Le narrateur isolé Empty Le narrateur isolé

Message  MILL Dim 14 Fév 2010 - 3:28

Le narrateur isolé.


Il avait décidé qu’il n’écrirait plus jamais. Fini, le glissement feutré de la petite bille imprégnée d’encre noire sur les pages à carreaux de ses cahiers d’écolier. Terminées, les séances de jonglage syntaxique jusqu’au petit matin. Achevée, l’insomnie du plumitif. Il composerait dans sa tête, à l’abri des regards et des compromis. Son œuvre n’existerait que pour lui. Sa mort le tuerait deux fois. Il en avait conscience mais en acceptait l’idée avec le sentiment affirmé de contribuer ainsi au maintien de cet équilibre cosmique qu’il était seul à percevoir.
Il savait qu’il était capable de réciter l’équivalent de centaines de pages glanées dans des romans, des contes et des poèmes, des chapitres entiers sans la moindre erreur de ponctuation. Il s’agissait toutefois de volumes à jamais inédits, dont l’existence immatérielle ne tenait qu’à l’inconcevable fiabilité de sa mémoire. Personne ne lirait jamais ses nouvelles fantastiques, ses enquêtes policières, ces courts textes d’inspiration surréaliste. Ses absurdités littéraires, qu’il appelait nonchalamment ses « œuvrettes » dans le secret de son âme, ne connaîtraient jamais l’examen attentif, et peut-être enfiévré, d’une paire de pupilles.
Lorsqu’on l’interrogeait à ce sujet, il répondait que l’écriture constituait à la fois un leurre et une prison. « Elle nous transporte, disait-il volontiers, et prétend nous élever. En cela, elle nous promet, avec la superbe que lui procure son irréfutable savoir-faire, de nous affranchir de nous-mêmes. De nos limites, celles imposées par la science, physique, chimie, biologie, cette nature à laquelle nous devons nous soumettre. Mais aussi les bornes que nous nous infligeons. Plus ou moins consciemment. Par atavisme ou par éducation, presque par instinct ou, au contraire, par convention. »
« Quand j’écris, je réduis les voies de mon esprit à une autoroute rectiligne sur terrain plat. J’égare le sel de mon histoire et me contente d’un squelette sans chair. Où sont passés les subtilités, les nuances, les détails à foison qui pimentaient le récit dans sa version d’origine ? Ecrire nuit à l’imagination là où la lecture tendrait à la développer. Ce paradoxe m’insupporte mais je dois composer avec ça. »
Et de répéter qu’il n’écrirait plus.
On s’inquiétait alors de savoir s’il se souvenait de ce qu’il produisait en pensée et cette inquiétude sonnait faux. On l’agressait mollement sur le ton de la conversation polie. Il mentait systématiquement, souhaitant éviter à tout prix d’avoir à réciter ne fût-ce qu’une simple phrase.
Un jour que l’agression s’était durcie sous les effets conjugués de l’alcool et du mépris de la plupart de ses interlocuteurs, il déclara que l’artiste maudit leur pissait au fondement et qu’il était prêt à leur « lire » une saga de sept cents pages dans la seconde qui suivait s’ils insistaient.
Ils insistèrent et il s’exécuta. Patiemment et suivant un rythme enlevé, constant, prenant une gorgée d’eau, de bière ou de vodka à la fin de chaque sous-chapitre. Il réclama cinq minutes de pause entre les chapitres dix et onze, afin de soulager quelque besoin corporel, et reprit son récit une nouvelle bouteille à la main. Il sentait qu’il n’avait plus le droit de s’interrompre, qu’on lui avait fait une fleur, ça va pour cette fois… Il devrait ménager sa vessie le temps des cinquante chapitres suivants. A moins qu’un des membres de l’assistance n’exigeât à son tour un entracte de même nature, il était clair qu’il allait passer les deux prochains jours vissé à ce fauteuil en mousse.
Au matin du deuxième jour, il se leva brusquement au milieu d’une longue phrase descriptive, et, s’il n’interrompit guère son récit, on ne pouvait nier que le demi-soupir qu’implique une virgule s’était attardé plus que de raison. Des sourcils furent froncés, des regards se figèrent, changèrent d’expression. Malgré sa voix de plus en plus éraillée et sa langue pâteuse qui semblait vouloir embrasser son palais à chaque syllabe prononcée, il continuait de narrer, infatigable. Et tandis qu’il relatait, tandis que sa bouche formait des mots que lui dictait une zone bien précise de son cerveau, le reste de son esprit comprenait qu’il n’existait plus en tant qu’être humain à leurs yeux fascinés. L’homme s’était effacé devant sa fonction. On ouvre un livre, on le referme, on le prête, on l’offre, on le déchire, on le jette.
De plus en plus mal à l’aise, il commença à se dandiner sur ses jambes, d’abord calmement, puis de façon arythmique, comme traversé de spasmes irréguliers. Sa vessie le brûlait. Il se tordait le bas-ventre en grimaçant de douleur, prenant un soin morbide à ne pas altérer d’un iota le fil de son récit et la cadence de son monologue.
Fatalement, il mouilla son pantalon. Personne n’y prêta attention. Personne.
Les heures s’étiraient. Doucement, avec l’allure indolente du piéton provocateur qui fait mine de marcher d’autant moins vite que le chauffeur semble pressé. Le temps s’attardait, le narguait. Ses auditeurs lui apparaissaient désormais comme mués en statues de sel et de granite, ne conservant de l’humain que les traits et la morphologie. Pour ce qu’il en savait, il aurait pu s’agir de carcasses de dieux morts. Leurs yeux perdus, parfois exaltés, toujours lointains, lui rappelaient les billes de verre qui constituent le regard des requins. Il ne se voyait pas en eux. Ils ne reflétaient rien.
Il éprouva une satisfaction purement pataphysique lorsqu’il s’imagina partageant le point de vie intrigué du chat qui observe son maître plongé dans un ouvrage, et se traita d’idiot. Il se rappela qu’il avait peur. L’urine avait séché sur son pantalon de velours, mais la sensation de l’étoffe chaudement imbibée sur la peau de ses cuisses l’avait marqué au fer rouge. Sa bouteille était vide et il n’osait plus demander à boire. Quelque chose dans l’atmosphère lui signifiait très clairement que sortir du récit à ce stade de l’histoire pourrait s’avérer néfaste. Il ne s’aperçut pas qu’il pleurait, tout à son labeur de vaillant narrateur. De fait, nul ne remarqua ses larmes. Il en pleura davantage, incapable, cette fois, de réprimer les sanglots qui menaçaient de s’insérer dangereusement dans le texte de sa voix off.
Le récit fut achevé le troisième jour, un peu avant vingt-deux heures. Sa voix se brisa sur le point final, mais cette faiblesse lui fut pardonnée. Il s’étira bruyamment, livrant un long râle enroué à la cantonade, mais telle ne fut pas la raison. Pas plus que lorsqu’il esquissa quelques pas malhabiles pour réveiller ses membres, sévèrement ankylosés, puis qu’il but au goulot d’une bouteille trop chaude et trop vide.
Il reçut un cendrier sur la tempe. On entendit distinctement l’os du crâne se fendre. Il bascula, inconscient, déjà presque mort, s’écrasa sur le sol comme une pyramide s’affaissant sur elle-même, mourut sous les coups silencieux de ses lecteurs trahis.
On n’aimait pas la fin.

MILL

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Message  Rebecca Dim 14 Fév 2010 - 7:30

J'ai aimé le début, le milieu et la fin...
Un auteur se livre...en pâture...
Vrai, les lecteurs ont une passion, aucune compassion

Remarquablement écrit.
Rebecca
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Message  Iryane Dim 14 Fév 2010 - 8:11

haaaa c'est terrible !
la progression est impitoyable, on se sent hypnotisé par le récit de la même façon que les auditeurs par ce persévérent narrateur.
et la chute ... . j'adore.
Iryane
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Message  Invité Dim 14 Fév 2010 - 10:42

C'est absolument génial ! Je suis cliente de ce genre de beau texte, parfaitement écrit, avec l'absurde en toile de fond du récit. Cette chute ! On dirait du Legoff ! Vraiment, j'ai adoré , du début à la fin. Bravo. Reviens vite partager de telles perles.

Question :

Il éprouva une satisfaction purement pataphysique lorsqu’il s’imagina partageant le point de vie intrigué du chat qui observe son maître plongé dans un ouvrage, et se traita d’idiot

lapsus ?

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Le narrateur isolé Empty Suis impressionné !

Message  ubikmagic Dim 14 Fév 2010 - 18:09

Salut,

Remarquable travail, d'une grande lucidité et d'un style irréprochable. Il y a là quelque chose qui, je ne sais pourquoi, m'évoque Stefan Zweig, Ismaïl Kardaré, ou Franz Kafka, ces auteurs qui jouent toujours à la limite de l'absurde, du non-sens, avec une grande virtuosité. J'avoue être impressionné.

Ubik.
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Message  Invité Dim 14 Fév 2010 - 18:11

WOW.
Je suis sidéré, l'écriture est vraiment remarquable, je n'ai pas décroché une seule seconde, j'ai adoré la fin et le mot reste faible, c'est proprement irréprochable. Un écrivain.

J'ai vraiment hâte mais alors hâte de te relire!

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Message  silene82 Dim 14 Fév 2010 - 18:16

Dévoilement d'une superbe plume...je ne vous/te connais pas, mais chapeau bas ! Subtilité, art de l'ellipse, un véritable régal.
Merci pour ce joli morceau, encore...
silene82
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Message  Peter Pan Lun 15 Fév 2010 - 20:56

Bonsoir MILL,

ah oui, je rejoins les éloges de mes copains, j'ai tout lu sans m'ennuyer du début à la fin !

Sans avoir lu le commentaire de ubikmagic avant ma lecture, j'ai également eu une petite pensée pour Zweig et son joueur d'échec pour être plus précis...
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Message  Kash Prex Mar 16 Fév 2010 - 21:19

Moi qui ne suis habituellement pas un fan de ce jeu avec la limite de l'absurde évoqué dans d'autres commentaires, je m'avoue séduit par ton texte. Parce que cet absurde convient parfaitement à ce personnage si poétiquement décalé ! Et très attachant.

Il en pleura davantage, incapable, cette fois, de réprimer les sanglots qui menaçaient de s’insérer dangereusement dans le texte de sa voix off.
Le hasard de la mise en page fait que "voix" et "off" sont séparés par un retour à la ligne... qui m'a génialement bousculé =)
Kash Prex
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http://www.zikpot.fr/artiste-Kash%2BPrex

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Message  JmZ Mer 17 Fév 2010 - 10:53

Excellent !

JmZ

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