Brunch storming: Petit pratique de naïveté

[Bluewitch]

Explications de la contrainte ici: https://vosecrits.1fr1.net/viewtopic.forum?t=608


Phrase de départ :

« La naïveté, c’est manger un cookie sans chocolat et ne pas le savoir. »

Questions :

- Manger un cookie les yeux ouverts serait donc un gage de clairvoyance ?

- Le petit chocolat attend-il son cookie au fond du sachet ?

- On dit que la naïveté, c’est aussi d’embrasser sans mettre la langue, alors que penser quand on mange un cookie au chocolat sans la langue sciemment, avec la langue sans chocolat sans faire exprès, etc. et inversement ?

- La naïveté c’est de sortir sans culotte et sans jupe et s’étonner de se faire mettre la main aux fesses. Mais bien sûr, où ranger ses cookies sans chocolat ?

(z'êtes d'accord, c'est n'importe quoi, ces questions ;-))

Texte :

Petit pratique de naïveté.

Dans le train. Charleroi Sud - Lille Flandre.
Déjà trente minutes que je tente désespérément de lire la page quatre-vingt-neuf des « Voyages de Gulliver » de Jonathan Swift. Abandonne. Me dis que moi aussi, je voyage Gulliver. Peut-être pas de géants ou de Lilliputiens, mais un tas de personnages pas forcément imaginaires. Pourtant, je me prends pourtant à douter quand j’entends :
- Ouah, t’es vraiment qu’un con, grave ! Tu sais que t’es pédophile ?
Je tends l’oreille, ouvre les yeux, que ça à faire. En face de moi, un petit couple d’ados, probablement originaires de l’Est, se murmure des choses que je ne comprends pas. Mélange au français des gloussements roulés et chuchotements tendres. Parfois la fille chantonne. « I can’t live, if living is without you ». Ca, je comprends. Elle chante faux, l’écouteur de son Ipod dans l’oreille, jette des regards suggestifs à son petit ami béat. Ils sont ailleurs.
Je reviens sur la droite, mon voisin le pédophile est un jeune black d’à peu près dix-neuf ans. Fier, l’allure d’un chanteur de R n’ B, il prend un air mi-circonspect, mi-amusé.
- Ouais, c’est dingue, je sais pas ce qui m’a pris… Merde, t’es sûr qu’elle a que seize ans, la nana ?
-Sûr, attend ! C’est la sœur de V. !
-Putain !
Pourtant, un sage parmi la bande atténue l’ampleur du drame :
-Les gars, arrêtez, c’est pas de la pédophilie, c’est juste du détournement de mineur ! Vous mélangez trop tout, ça craint !
C’est vrai, il a raison, ne pas mélanger.
Pour me donner l’impression de faire quelque chose, je fouille dans mon sac, griffonne un œil dans mon carnet. Je me demande bien pourquoi, d’ailleurs. Alors je le range.
En face de moi, les amoureux partagent désormais les écouteurs comme on partage un appartement. Ils sont unis par les liens du lecteur Mp3. Yeux dans les yeux, mignonne naïveté. Ils chantent désormais à deux. Si j’avais envie de reprendre ma lecture, je décide d’oublier.
Fouille archéologique reprise dans mon sac, j’y retrouve un cookie emporté à la hâte à la boulangerie de la gare. Il a connu la guerre, la Grande. Il en revient Gueule Cassée. Plein de trous et triste allure : le chocolat gît en éclats au fond du sac en papier. Un cookie amputé.
Prise de pitié, je décide de mettre fin à ses jours, lui arrache la tête d’un coup de dents. Digne, il n’a eu aucun geste de défense. Le cookie humilié termine en pâte molle dans ma bouche…
Mais la déception est grande : un cookie sans chocolat n’est plus vraiment un cookie. Je suis paralysée par cette constatation. Je ferme les yeux, mord une seconde fois. Mais non… Impossible de m’aveugler. Je laisse tomber le reste du cookie dans son sac, avec l’ultime espoir que, peut-être, il refusionne avec son chocolat.
Autour de moi, on continue à chantonner, on continue à deviser pédophilie, on s’interroge sur une possible poursuite en justice et… je me demande ce qui se serait produit s’ils avaient, eux aussi, mordu dans mon cookie. Se seraient-ils rendu compte de la condition du cookie ? Auraient-ils réalisé toute l’importance du chocolat ? Auraient-ils compris qu’un cookie n’est qu’un leurre sans son chocolat ?
Le petit couple s’embrasse, les lèvres fermées sur un sourire. S’embrasser comme ça, c’est peut-être aussi comme manger un cookie sans chocolat… Ils n’ont pourtant pas l’air consterné, plutôt satisfait, même. Et je me dis qu’on pourrait leur donner tous les cookies sans chocolat du monde qu’ils garderaient cet air heureux sur le visage.
Ma lucidité m’inquiète. J’ai presque peur du cookie, le sens qui s’agite dans son petit sac en papier.
- Va falloir que je lui dise que ça peut pas marcher entre nous… j’ai pas envie d’avoir des problèmes, moi ! Je la connais même pas, cette fille !
- Si tu lui avais pas mis la main aux fesses, ça n’aurait pas commencé, déjà ! T’es vraiment con, toi !
Nous avons dépassé Tournai, dans une vingtaine de minutes, je devrais être arrivée. Je me demande ce que je vais bien pouvoir faire de ce cookie. L’abandonner, lui et ce qu’il représente, au fond d’une poubelle ?
A cette seule pensée, le cookie s’emporte de plus belle. Il résiste, lutte contre ma volonté de l’éradiquer.
Lille Flandre.
Sur le quai, le cookie à la main, je perds pieds. Le jeter sur les rails? L’émietter pour nourrir les pigeons ?
- Hé, salut, tu me files un bout de ton cookie ?
- …
Devant moi, le black pédophile tout sourire. Je me dis que s’il n’hésite pas à mettre la main aux fesses d’une gamine inconnue, ça ne doit pas lui manger les entrailles de me poser cette question.
Sans un mot, je le lui tends. Il semble à peine étonné et y mords à pleines dents.
- Merci !
Et s’en va. Pas de mine dépitée, pas de dégoût. Le cookie lui va à merveille.
Mon téléphone sonne, les amis attendent.
- Blue, t’es où ?
J’arrive, j’arrive…
Mais bon… je fais quoi du chocolat, moi ?

[Yali]

C'est savoureux Blue, trés !!!!

[Krystelle]

Oui il est bon ce texte Blue !
Mélange habile de contraintes, d'humour et de bribes de vie.
C'est drôle, bien fait et bien pensé.

[Zou]

J'aime les fouilles, le chocolat qui proteste et les quais de gare :-)))
J'aime quand réalité et fiction se font pépites et chocolat ;-)))
Bien vu Blue !

[Loupbleu]

J'aime beaucoup ta façon de répondre aux questions, c'est un excellent texte, riche (comme un cookie AVEC chocolat) et plein de finesse.

D'ailleurs ces questions un peu débiles posées un matin au bar, tu les explores parfaitement, tu les incarnes, tu leur redonnes un sens, une cohérence. J'aime beaucoup la façon dont tu traites ça !

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