Coccinelle

[M-arjolaine]

Nous étions envahis de coccinelles. Ça ne dérangeait pas vraiment mes parents, parce qu'ils les adoraient, d'autant plus que ma mère les cuisinait très bien. C'était d'ailleurs la raison pour laquelle ils m'avaient baptisée ainsi: Coccinelle. Ils trouvaient que rien au monde n'était plus beau. J'étais plutôt d'accord, du point de vue des sonorités. Je portais un prénom harmonieux à l'oreille, et c'était tout ce qui comptait.

Les bestioles en elles-mêmes m'étaient plutôt désagréables. En voir une ne me dérangeait pas, deux non plus, mais j'en avais comptabilisé en tout soixante-quinze dans ma chambre, et quarante-trois dans la salle de bain, et à vrai dire, je trouvais que ça commençait à faire. Ce n'était même pas de jolis petits bébés coccinelles d'un rouge ravissant avec un ou deux mignons petits points sur leur carapace, c'était d'énormes insectes plus proches de l'orange que du rouge, recouverts de taches énormes, et d'un noir qui semblait leur couler dessus. Elles étaient repoussantes, plus encore lorsqu'elles laissaient leurs ailes apparentes qui me paraissaient un dard chaque fois que je les apercevais.

J'avais l'interdiction expressive de mes parents d'en tuer ne fut-ce qu'une seule. De toutes façons, ce n'était pas dans mes intentions, la seule perspective d'en écraser une avec le plat de la main me secouait de frissons dégoûtés. Je les laissais se charger de tout: ils les attiraient dans leurs pièges avec art, les ramenaient à la cuisine, puis en faisaient un ragoût en suivant une recette très précise. Ils en raffolaient! Moi, je commençais à me lasser de manger le même plat tous les jours, d'autant plus que je n'aimais pas trop ça parce que c'était amer. J'appréhendais que vienne un jour où les coccinelles fuiraient notre demeure: mes parents n'y survivraient pas. Fréquemment, je rêvais de les voir entrer dans ma chambre, la tête basse, les yeux larmoyants, et de les entendre me dire d'une voix piteuse « il n'y a plus de coccinelles... plus de coccinelles pour le ragoût... qu'allons nous faire, mais qu'allons nous faire? », ce à quoi soudain le regard de mon père s'allumait. « Nous allons cuisiner la plus grosse des Coccinelle, nous allons te manger! ». Ils me couraient alors après, et j'étais soulagée au réveil de voir que les petites bêtes s'étaient correctement reproduites pendant la nuit étant donné qu'à présent elles recouvraient mes murs.

Mes peurs d'enfants ne me quittaient jamais. Apparentée aux insectes que mes parents adoraient, je ne me sentais guère plus qu'une vulgaire et grosse bête-à-bon-dieu, qui logeait avec ses semblables plutôt qu'avec ceux qui finiraient par la dévorer. Ma chambre était le seul lieu de la maison qui contienne tant de coccinelles, et je me refusais à croire qu'il puisse s'agir d'un hasard. Sans doute m'avaient elles reconnues comme étant l'une des leurs, et peut être leurs bruissements d'ailes la nuit étaient-ils des messages, des appels! « Tu es comme nous! » disaient elles sûrement, « toi aussi tes parents te mangeront! ». Nous étions toutes recluses dans la petite pièce au fond du couloir blanc, nous blottissant les unes contre les autres en attendant de voir lesquelles d'entre nous seraient les prochaines victimes.

C'était d'autant plus effrayant que je constatais que mes parents faisaient preuve de plus en plus d'inventivité en ce qui concernait leurs pièges! Ma chambre commençait à se vider sérieusement de ses petites occupantes dégoûtantes, il n'en restait que cinquante-sept au dernier comptage. Je n'avais aucune idée de leurs techniques: je ne pouvais guère que remarquer que le ragoût de coccinelles devenait de plus en plus garni, et de plus en plus amer.

Jusqu'au jour où, me réveillant, je vis le sol jonché des petits cadavres de mes compagnonnes. Hésitant entre la tristesse, la joie, la peur aussi, je ne ressentis rien, et me levai pour rejoindre mes parents à la table du petit déjeuner. Après tout, si elles étaient toutes mortes et que j'avais survécu, c'est qu'au fond, je n'étais pas vraiment une coccinelle, j'étais seulement Coccinelle, une jolie jeune fille au prénom délicat.

Mes parents semblaient au bord des larmes.

- Une catastrophe, disait mon père, une véritable catastrophe!
- Il n'y a plus de coccinelles, renchérit ma mère, plus de coccinelles pour le ragoût! Mais qu'allons nous faire?
- Qu'allons nous faire? répéta mon père en secouant les mains, qu'allons nous faire Coccinelle?

Tout à coup, leurs regards s'allumèrent.

[Mammouth-Féroce]

Toutes ces petites coccinelles sont oppressantes.
J'aime beaucoup ton (votre?) texte, il est fascinant : on a envie de s'en décrocher car on connaît la fin, et pourtant on est emporté par le flot, et l'on s'échoue sur le cauchemar devenu réalité.
Bravo pour la tension dramatique, et pour le texte en entier d'ailleurs.

[Plotine]

Quans je vois un texte de Marjolaine je me précipite en me disant : "Qu'est-ce qu'elle a encore inventé ?" et je ne suis jamais déçue. Quelle délectation ! C'est bien écrit, c'est charmant, c'est drôle et c'est plein d'imagination.
Bien sûr, on devine la fin mais, justement, le fait qu'elle soit conforme à ce qu'on pensait rend la chute encore plus drôle. On se dit : "Mais oui, elle a osé !". Je suis fan.

[ubikmagic]

Toujours cette maîtrise remarquable de l'ironie, de l'absurde, qui fait penser à Stefan Zweig, et surtout à Kafka et sa métamorphose, version moins désespérée. Tu as vraiment du talent.

Le dédoublement, voire la multiplication de soi. Le fantasme d'incorporation, d'ingestion de l'autre. Les relations ambigües aux parents, l'atmosphère mortifère, étouffante... Il y a là des pistes intéressantes.

Et puis ce ragout, bouark... on a l'impression d'en avaler. Tu fais fort !

Une fois de plus, je suis épaté. Moi qui déteste les insectes... Bravo !

Ubik.

[Plotine]

En plus, depuis deux ou trois ans, tous les automnes il y a des invasions de coccinelles dans les maisons. Ce sont d'affreuses coccinelles que les écologistes ont fait venir je ne sais d'où soi-disant pour éviter les traitements sur les rosiers. Finalement, elles bouffent les nôtres et pullulent ! Merci les écologistes.

[Rebecca]

J'applaudis des deux ailes...
D'écrire , tu as l'art et le dard !

[Yellow_Submarine]

je suis comme Plotine, grande fan des textes de Marjolaine. Et celui ci n'échappe pas à la règle!

[Invité]

Je serai donc celle qui vient gâter la sauce.

je rêvais de les voir entrer dans ma chambre (si tu utilises "rêver de" + un infinitif, le verbe prend alors le sens de "imaginer", "espérer" ; il me semble ici que vu le contexte il s'agit d'un vrai rêve. il faudrait donc écrire : "je rêvais qu'ils qu'ils entraient dans ma chambre... etc.")

je ne me sentais guère plus qu'une vulgaire et grosse bête-à-bon-dieu (sans tiret), qui logeait avec ses semblables plutôt qu'avec ceux qui finiraient par la dévorer. (cette phrase manque de clarté pour moi)

Sans doute m'avaient elles reconnues comme étant l'une des leurs, et peut-être (tiret) leurs bruissements d'ailes la nuit étaient-ils des messages, des appels! « Tu es comme nous! » disaient-elles (tiret) sûrement,

Hésitant entre la tristesse, la joie, la peur aussi, je ne ressentis rien, (paradoxal !! )

Un tic :

Ça ne dérangeait pas vraiment mes parents, parce qu'ils les adoraient, d'autant plus que ma mère les cuisinait très bien
Moi, je commençais à me lasser de manger le même plat tous les jours, d'autant plus que
C'était d'autant plus effrayant que

Bonne idée, bon texte, mais la chute ne fait que confirmer ce qui est pressenti par la narratrice plus haut dans le texte ("Sans doute m'avaient elles reconnues comme étant l'une des leurs, et peut être leurs bruissements d'ailes la nuit étaient-ils des messages, des appels! « Tu es comme nous! » disaient elles sûrement, « toi aussi tes parents te mangeront! »."). Elle perd donc de son effet de surprise, je la dirais presque redondante.

[Invité]

De l'absurde boulant comme j'aime ! Cela dit, la chute me paraît un peu téléphonée.

Quelques menues erreurs de langue :
« J'avais l'interdiction expressive de mes parents d'en tuer ne fût-ce qu'une seule »
« qu'allons-nous faire, mais qu'allons-nous faire »
« Sans doute m'avaient-elles reconnue (et non « reconnues », c’est la narratrice qu’elles ont reconnue) »
« peut-être leurs bruissements d'ailes »
« disaient-elles sûrement »
« de mes compagnonnes » : en principe, c’est « compagnes » ; le « compagnonnes » est-il volontaire ?
« Qu'allons-nous faire? répéta mon père en secouant les mains, qu'allons-nous faire »

[Roz-gingembre]

Je me joins à la cohorte des admirateurs, pour le coté absurde traité avec légèreté mais toute l'ironie nécessaire.
Bravo

[Invité]

Jamais déçu. Du grand M-arjolaine.
La chute est attendue, c'est clair. Et c'est très bien ainsi !

[demi-lune]

Beaucoup aimé comme les autres. Je ne trouve pas la chute si redondante que ça dans la mesure où le cauchemar initial permet de s'arrêter au regard des parents qui, sans ce préalable, n'aurait pas forcément été compris comme il l'est alors.
Une remarque forme :

J'avais l'interdiction expressive de mes parents

l'interdiction expresse

[Reginelle]

oups... j'ai accepté "expressive" sans sourciller, ainsi qu'un jeu de mots. Merci à l'auteur de m'éclairer.
La chute sans surprise est voulue, ma main à couper. (c'est une expression, ne surtout pas me prendre au mot)
Et, bien que j'aime beaucoup les coccinelles, je me suis régalée.

[silene82]

Oui, du joli M-arjolaine, cousu et festonné avec soin, comme à l'accoutumée.
Un peu moins enlevé, sautillant et imaginatif que d'autres, à mon goût, ainsi que la fin, amenée depuis si longtemps que pour ce qui me concerne elle tombe tout à fait à plat.
Mais ce sourire angélique qui débite des histoires scabreuses de chirurgie corrective, dans une correction syntaxique qui tranche agréablement sur l'ordinaire des productions lycéennes habituelles, ou d'orteils surnuméraires, comment ne pas l'aimer ?

[Contenu sponsorisé]