La pluie s'arrêtera

[redstar]

Dehors, il tombe une pluie forte et bruyante depuis la tombée de la nuit. La terre inondée est molle et l'herbe glissante. Partout, la fraîcheur de la nature monte sous les coups des gouttes et le ciel gris n'est qu'un océan de nuages. Un petit village dort dans les abysses de cet océan, baigné d'une légère brume. Les foyers ne sont que peu éclairés et aucune voiture ne circule, de même que les seuls à errer dans le torrent des rues sont des chats ou des oiseaux fendant la pluie à la recherche d'un abri. Habituellement, l'école n'est pas éclairée, mais ce soir une lueur danse à la fenêtre du premier étage.

A l'intérieur de cette école, dans le pièce d'où émane cette faible lumière, est assit un homme. Il est assit seul, sur un banc d'écolier au milieu des autres,vides, assez près de la fenêtre et de sa bougie. Les murs sont blancs et vierges, quelques zones plus claires témoignent de la présence antérieure d'affiches ou de cadres, vestiges sinistres d'une époque meilleure désormais révolue. Il y a une dizaine de pupitres; en bois et inclinés, tournés vers le bureau du professeur plus large et plat, avoisinant le tableau noir. Les gouttes claquent contre les vitres des quelques fenêtres et roulent ensuite sur la pierre humide. L'homme fixe un petit paquet de feuilles blanches face à lui, et fait tourner un beau porte-plume à la pointe argentée dans sa main droite. Les minutes passent, et lui est là depuis des heures déjà; le temps n'importe plus pour le moment. Puis il se décide. Lentement et méthodiquement, il dévisse le bouchon du pot d'encre dans lequel il trempe ensuite la plume luisante. L'homme l'approche de son nez en fermant les yeux: déjà enfant, il aimait l'odeur de l'encre et du fer lisse et fin. Dès lors, si l'on redouble d'attention, on peut entendre la mine frotter et caresser le papier rugueux, on peut voir l'encrier se vider au fil des pages et des mots.

La nuit avance mais l'homme écrit toujours. Ne lui restent que quelques pages qu'il compte bien remplir, toutefois il s'économise en écrivant plus petit et moins espacé. Le papier est un luxe délicieux qu'il ne veut et ne peut gâcher. Quelques larmes ont parfois assombri le papier, ou la plume en a parfois déchiré la surface lors d'un moment de colère, au traçage brutal d'une courbe ou d'un point. L'homme a mal au poignet, mais comme d'autres choses, cela importe peu. C'est la dernière fois qu'il écrit, se dit-il, jamais plus il n'entrera ici.
Car cette école comme bien d'autres lieux a perdu de sa valeur, cette école est morte. Les enfants jadis entraient en riant, courraient dans la cour de récréation, se lançaient parfois des ballons ou se cachaient derrière les arbres lorsqu'ils étaient amoureux. Mais aujourd'hui, non, ce n'est plus ça, l'homme le sait, il a vu. Depuis l'arrivée des Allemands dans le pays, cette école n'accueille que des enfants marchant la tête basse, effrayés et silencieux. Sur le mur près de la porte, dehors, la pluie achève de laver une trace de sang: mais elle ne lavera ni les souvenirs ni les impacts de balles sur la pierre. Quand les hommes ne pourront plus se souvenir, la pierre sera là pour rappeler, elle.

L'homme termine de tracer son dernier mot avec application, clôture le tout d'un point et de sa signature. Il parcourt la pièce du regard, tantôt il sourit, tantôt il grimace de dégout. Quoi qu'il en soit, il n'entrera plus jamais dans cette pièce avec un uniforme beige, ne dira plus jamais « Heil » en guise de salut à ses élèves, n'entendra plus jamais la même chose sortir de la bouche de tout ces enfants. Plutôt mourir. Si les Allemands trouvent son texte, ils le liront et le brûleront comme des barbares, furieux. Alors, il sera caché sous une latte de plancher pour les années à venir, attendant de témoigner.
La pluie ne s'estompe pas. L'homme marche lourdement vers la porte. Chacun de ses pas sur le plancher craquant résonne dans le vide de la salle de classe. Doucement, il tourne la poignée, et referme doucement la porte, laissant la bougie allumée.

Les années passeront, la pluie s'arrêtera, et le jour reviendra. En attendant, un homme marche dehors, à travers la campagne, fuyant.

[Invité]

Pas mal foutu, je trouve (trop appuyé à mon goût, mais c'est mon goût). Une chose m'étonne : la scène, j'ai l'impression, se passe en France au moment de l'Occupation (puisque les Allemands sont arrivés, nous dit-on), et cela me surprend que, dans les écoles françaises, sous le régime certes fantoche mais français de Vichy, on ait obligé les instituteurs à saluer leurs élèves par "Heil !"

Mes remarques :
« est assis un homme. Il est assis seul »
« tantôt il grimace de dégoût »
« plus jamais la même chose sortir de la bouche de tous ces enfants »

[Invité]

Une écriture soignée, ça se remarque et ça fait plaisir. Des détails très bien vus. Sinon, même remarque que socque sur cette incorrection historique sûrement. Il faudrait un avis de spécialiste.

[ubikmagic]

Salut,

C'est un enseignant qui refuse de participer au nouveau régime. Mais que fait-il ? Il s'enfuit. Dès lors, à qui est destiné son dernier message ? On ne comprend pas très bien ce qu'il en fait. Il le laisse en évidence, pour ses élèves ? Ou qui d'autre ?

On a l'impression que ça se passe en Allemagne car après janvier 33, quand Hitler est au pouvoir, le "Gut tag" est remplacé par "Heil Hitler". Mais on parle d'occupation. Alors ?

En tous cas, la pluie comme élément de transition entre les êtres et les objets, la pluie qui délaie, lave, isole les individus mais ne pourra effacer toutes les traces, c'est une très bonne idée.

Juste une chose qui me chagrine, dès la première phrase :

Dehors, il tombe une pluie forte et bruyante depuis la tombée de la nuit.

Et puis il me semble que des tournures fonctionnent mal, ou auraient pu être améliorées :

Les foyers ne sont que peu éclairés et aucune voiture ne circule, de même que les seuls à errer dans le torrent des rues sont des chats ou des oiseaux fendant la pluie à la recherche d'un abri.

Personnellement, j'aurais laissé les deux parties liées, mais en utilisant le point virgule. Et ainsi, ça aurait évité ce "de même que", qui me paraît envahissant ( à mon goût ). Les foyers ne sont que peu éclairés et aucune voiture ne circule ; les seuls à errer dans le torrent des rues sont des chats ou des oiseaux fendant la pluie à la recherche d'un abri.

Idem, répétition :

Habituellement, l'école n'est pas éclairée, mais ce soir une lueur danse à la fenêtre du premier étage.

A l'intérieur de cette école, dans le pièce d'où émane cette faible lumière, est assit un homme. Il est assit seul, sur un banc d'écolier au milieu des autres,vides, assez près de la fenêtre et de sa bougie. [/quote]
Bon, pour l'orthographe, on dit : il est assis.

Sinon, pour le reste, je trouve le texte intéressant, à cause du rôle joué par la pluie qui, comme je le disais, sert de "liant" à l'ensemble.

Ubik.

[ubikmagic]

... enfin, je voulais dire "Guten tag". Décidément, avec l'Allemand, je ne suis pas à l'aise.

[mentor]

un beau texte, sensible, et pas mal écrit du tout.
je trouve que pour ton âge tu te défends très bien.
je trouve aussi surprenant que tu écrives sur cette période.
le seul mini-micro défaut que j'aie pu trouver : le mot "mine" alors que le bonhomme utilise une plume matallique avec de l'encre
mais c'est peanuts ! ;-)

[Contenu sponsorisé]