L'amoureux éperdu

[M-arjolaine]

Ted était un garçon adorable, vraiment, mais un peu embêtant. Je partageais sa vie depuis près de deux ans, et j'avais passé ces vingt derniers mois à faire brusquement pivoter ma tête, d'un côté ou de l'autre, pour éviter qu'il ne m'embrasse. C'est que le mignon bavait beaucoup ! Sitôt que je voyais ses lèvres gluantes approcher mon visage, je me détournais vivement, de sorte que, avec une ardeur qui me stupéfiait, il se retrouvait à longuement baver sur mes cheveux. En conséquence, je devais me les laver tous les soirs, et comme je les avais fragiles, chaque nouveau shampooing m'en faisait perdre une quantité considérable. Je regardais avec dépit les mauvais sujets s'accumuler dans ma tuyauterie, ne sachant trop s'il était préférable de devenir chauve à un si jeune âge, ou bien de laisser mon galant me tremper le visage.

Car il aurait été trop facile de se cantonner à ma bouche ! Sa passion dévorante l'incitait à me lécher le menton, à m'engloutir les yeux, à m'aspirer les joues, et encore, cela n'était rien comparé aux rares fois ou je n'avais pas eu le temps de tourner la tête, et qu'il obtenait un baiser langoureux ! Il se mettait alors en tête qu'il était de son devoir de me sucer les dents, de se servir des siennes pour me racler la langue, langue qu'il enfonçait le plus profondément possible dans ma gorge, comme s'il pariait avec lui même : "j'irai jusque là la prochaine fois, je me le promets !". Une fois, cela m'avait même fait vomir, mais la déjection n'avait en rien tempéré son ardeur, bien au contraire. "Mes baisers te plaisent tant que tu en vomis de bonheur !" avait-il exulté, car il faut préciser que Ted était absolument convaincu d'embrasser divinement, roi du bécot, maître du french-kiss, rouleur de pelles professionnel. Pourtant, jamais je ne lui avais laissé entendre que j'aimais ses humides épanchements de tendresse. Je lui avais même dit, une fois, qu'il avait tendance à me baver légèrement dessus ("légèrement", car je ne tenais pas à lui faire de la peine), mais il me répondit seulement qu'il était triste que je ne laisse que rarement ma salive s'échapper de mon orifice buccal, car il aimait sentir quelque sécrétion que ce soit en provenance de mon corps répandue sur le sien. C'était peine perdue.

J'avais aussi essayé, une ou deux fois, de lui faire comprendre que parfois, un simple petit bisou lèvres closes pouvait être très agréable, mais il avançait alors les siennes d'une façon tout à fait ridicule, et entre cette bouche en cul-de-poule ou bien celle qui grande ouverte me fondait sur le visage en vue d'une nouvelle fantaisie labiale, je ne savais trop ce que je préférais voir.

Pour l'instant, je n'avais pu trouver meilleure méthode que de tourner la tête, et de fermer les yeux.

Mais forcément, le temps passant, je finis par attraper un monstrueux torticolis, qui m'empêcha complètement de recourir à mon astuce habituelle. Condamnée au supplice de la minerve, je dus subir les embrassades dégoulinantes de mon amoureux, qui navré que je souffre autant, redoublait d'affection et me léchouillait avec effusion. Au bout d'un mois de ce calvaire, alors qu'il me mordait l'oreille dans la cuisine pendant que j'épluchais des patates, je ne tins plus, et lui dis carrément que je détestais ses baisers. "J'ai un problème, je sécrète trop de salive", me dit-il simplement. Puis, il s'approcha de moi, lascif, et continua "mais pour toi bébé, ça ne change rien, je suis et je reste le Dieu du patin !".

Prête à tout pour éviter la torture, j'attrapai le premier objet qui se trouvait à proximité, en vue de le frapper avec. Mais comme j'étais tombée sur une éponge, je choisis plutôt de la lui enfoncer dans la bouche.

Elle gonfla si vite qu'il eut à peine le temps de toussoter avant se s'écrouler sur le carrelage. Je récupérai l'objet, qui s'était empli à en éclater en moins de trente secondes, et m'en servis sur le champ pour nettoyer le sol, car le premier réflexe du corps qui crève est de libérer sa vessie, et son intestin grêle.

" Jusqu'au bout, pensai-je en essorant l'arme du crime, ce bon vieux Ted aura été un gros dégueulasse".

[Invité]

Sympa, mais je m'attendais trop à ce que le pauvre Ted crevât...

Mes remarques :
« comparé aux rares fois où je n'avais pas eu le temps de tourner la tête »
« comme s'il pariait avec lui même : "j'irai (typographie : on attend une majuscule pour introduire la réplique) jusque-là (trait d’union) la prochaine fois »

[Invité]

Ted était un garçon adorable (…)
" Jusqu'au bout, pensai-je en essorant l'arme du crime, ce bon vieux Ted aura été un gros dégueulasse".

T'es dure comme fille ! au lieu de le larguer tout bêtement (disons un an ou deux plus tôt).
Qu'est-ce que ça va être quand elle va passer aux choses sérieuses la cocotte : ça va s'appeler "massacre en boîte de nuit".
Non je plaisante, je trouve le sujet insolent et décalé et ça me plait bien. Si c'est de l'humour évidemment. mais on ne sait jamais, j'ai des surprises tous les jours. Bien écrit, avec une fin bâclée qui change de ton.
J'aime pourtant beaucoup "en essorant l'arme du crime" : je trouve ça tordant (vraiment).

[Plotine]

Ce n'est pas la fin le plus important à mon avis. Il y a de quoi se régaler avant. Quelle description ! Et peu importe également pourquoi l'héroïne n'a pas quitté son galant plus tôt, c'est tant mieux pour nous.
C'est toujours aussi impeccable et si drôle ! Bisou ?

[ubikmagic]

Bouark ! C'est crado ton histoire, limite gore. Comme toujours, tourné avec élégance, mais alors, au secours la férocité...

Moi je me dis qu'un amoureux pareil eut été sans doute très efficace sur du cunnilingus. Etonnant que la donzelle n'en ait pas profité.

Curieux, en fait, tu le décris quasiment comme un chien. Tu n'as pas été tentée de tirer le récit dans cette direction, de balancer des petits détails, mine de rien, d'ordre canin, par analogie, allusion, jeu de sonorités ? Ou alors tu l'as fait et je suis tellement naze que je ne l'ai pas vu ?

Bon, suis obligé de m'incliner devant ton efficacité. Mais que tu m'as l'air teigneuse !

En tous cas, pan dans le mille, once again.

Ubik.

[Rebecca]

Répugnant et réjouissant ce texte, j'en baverai de jalousie si je ne craignais tes ires ausi subites que définitives ! Je sais que tu ne jettes jamais l'éponge, marjo, aussi barjot qu'on peut l'être, quand il s'agit de nettoyer un nuisible .

[M-arjolaine]

Merci à tous les commentateurs :-)

Socque: En effet, la fin est un peu attendue. J'en avais écrit une autre, dans laquelle Ted ne mourrait pas, mais elle était très faible, et comme l'a relevé Narbah, j'aimais bien l'idée "d'essorer l'arme du crime".
Narbah: La séparation n'est même pas envisageable: ce n'est presque pas surréaliste, combien de gens vivent avec quelqu'un qui les dégoûte juste pour ne pas être seuls?
Ubik: J'avais pensé au cunnilingus c'est vrai, mais je craignais que ça ne soit de trop dans ce texte, je ne voulais pas y incorporer une dimension trop sexuelle.

Mais que tu m'as l'air teigneuse !

Et pourtant dans la vie c'est tout le contraire ;-) !

[Invité]

Une franche réussite que ce texte. Comme il a été dit plus haut, ce n'est pas la chute le plus important ici, mais les descriptions qui la précèdent, cruelles à souhait. Je retrouve ici la M-arjolaine que j'aime.

[Invité]

Pareil qu'ubik. Un peu tarte, ton héroïne du jour, et un gode sec à picots de 35 cm trempé dans de la sciure de fibre de verre, elle aime ? Mais tes portraits sont plaisants, justement grâce à cette démesure policée. On en redemande.

[Invité]

Je trouve là-dedans un côté irréaliste mais aussi réaliste, il ne manquait que surréaliste.
J'en ai bavé sur mon clavier, et bien aimé ce texte très sensuel et bien léché. Il est vrai , comme certains l'ont évoqué, qu'autant d'humidité canine, voire plutôt bovine n'est pas sans évoquer d'autres types de sécrétions provoqués par d'autres types de rapprochements.
D'évocations en souvenirs, cette sorte de madeleine gluante m'a également rappelé mon enfance, quand se penchaient sur moi, la plupart du temps à mon grand déplaisir, de vieilles tantes, afin de m'embrasser, me bécoter, me bisouiller, avec force bruits et suçotements savants et personnalisés jusqu'à l'étrange, le tout accompagné des inévitables piqûres et raclements dus aux mentons mal rasés, sans parler des émanations variées de vieilles odeurs corporelles mêlées à de non moins vieux parfums aigrelets, et d'haleines plus ou moins fétides. Cela dit ces sortes de cérémonies obligatoires et parfois un peu écoeurantes ont en partie contribué à me faire découvrir la dimension animale de mes semblables.

[ubikmagic]

Ubik: J'avais pensé au cunnilingus c'est vrai, mais je craignais que ça ne soit de trop dans ce texte, je ne voulais pas y incorporer une dimension trop sexuelle.

On a toujours tort de se priver. La vie est courte !

Mais que tu m'as l'air teigneuse !

Et pourtant dans la vie c'est tout le contraire ;-) ![/quote]

Je n'en doute pas. En tous cas, vaut mieux ça que le contraire.

Bises... Et mes compliments.

Ubik.

[Invité]

C'est réussi, ha oui ! Quelle férocité dans l'observation. Je dois m'avouer conquise par cette faculté à grossir le trait et à faire dans l'humour vraiment très grinçant.

[elea]

Ça m’a rappelé mon premier baiser, j’ai pensé "beurk" en sentant la moitié de mon visage trempé par sa bave, il y a hélas des garçons doués pour ça…
Très bon pour moi ce texte, original, j’ai l’impression que c’est ta patte, avec le grinçant et l’humour noir, que j’adore.
La fin ne m’a pas déçue, elle est inventive aussi et j’aime l’essorage de l’arme du crime.
Merci pour ce moment de lecture jouissive.

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