Vos écrits
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
Le Deal du moment : -39%
Pack Home Cinéma Magnat Monitor : Ampli DENON ...
Voir le deal
1190 €

L’appétit vient en rangeant

+3
Rebecca
Plotine
Ba
7 participants

Aller en bas

L’appétit vient en rangeant Empty L’appétit vient en rangeant

Message  Ba Mar 1 Juin 2010 - 12:44

A force, j’ai tout inversé, les saisons, le jour, la nuit aussi. Après tout il ne faut pas se gêner.
Gino, le charcutier d’en bas qui reçoit souvent mes petites culottes sur son étal, me l’a encore rappelé hier matin :
- Madame Atchouto, ne vous gênez pas ; vous ne me dérangerez jamais.
- Vous êtes sûr que ces chutes lingères ne paralysent pas le commerce ?
- Pensez-donc, au contraire, mi fa venire la clientela qu’elle aime la dentelle (Il éclate d’un rire ouvert, rare par les fils qui courent à « nos pattes »). Je l’aime bien ce commerçant de tripailles.
Je crois penser que cette « affection » est réciproque. Ma fille me l’a d’ailleurs fait remarquer entre deux canines « Il vient souvent à la maison le monsieur qui parle anglais » pauvre innocente qui ne distingue pas encore l’Italien de l’Albion.
C’est vrai qu’il monte souvent le « monsieur qui parle anglais », mais c’est pour me rapporter mes…
Ah, ça y est elle reprend connaissance : « Mireille ? Coucou Mireille, tu m’entends ? »
« Merde, c’est Antoine pourvu que…replongeons dans les prunes »
- Oh, Nine, tu viens encore de faire tomber ta combinaison dans mon géranium !
- S’cuze Césarine je pensais à autre chose
- Eh vaï au lieu de penser tu ferais mieux de préparer la soupe, j’aperçois ton homme au bout de la rue
- Fan des pieds ! Quelle heure il est ?
- Il est l’heure !
- Madonna je ne sais pas où j’ai la tête en ce moment
- Tu sais pas, tu sais pas, moi je sais !
- Tu sais, tu sais, tu sais quoi ?
- Faï pas la bella, je sais c’est tout.
Peuh, Césarine croit tout savoir, elle fixe les apparences en étendant ses torchons, et elle croit tout voir. Pauvre d’elle, encore une aveugle au mirage. Faudra tout de même que je fasse plus attention. Alors, dans quel ordre commencer ? Par exemple, arrêter de cuire la daube à deux heures du matin, ou d’attendre le bus quand il est en grève. Tiens, la dernière fois je suis partie à la mer en pantoufles, ce n’est pas grand-chose, mais pour une concierge comme Césarine ce peut devenir un indice supplémentaire. Je sais ce qu’ils racontent dans mon dos tourné « Mireille part de la testa, Mireille perd les boules » c’est à de petits détails infirmes qu’on vous pend aux cloches. Je pense à Marius, le dingo du premier, ou Amédée lou fadoli de la rue Bianchi.
Je ne les ai plus revus.
Un jour.
Disparus.
Silence total dans le quartier.
Des fois j’ai des peurs idiotes qui montent dans le corsage. Et s’ils s’apercevaient de quelque chose ?
Non, non impossible.
Mais, la prudence est mère de surdité.
Il faut arrêter.
Les culottes chez Gino faut arrêter.
La petite fille aux canines aussi, trop louche.
Et puis Césarine et Antoine ensemble, ça ne tient pas debout, si évident, si Feydeau do.
Ranger, ranger les dérangés dans mes tiroirs d’ébène.
Plier les raideurs.
Au carré.
Rendre cohérent l’univers de carton tarte qui occupe nos arrières.
Il faut que je porte l’apparence
L’appât rance
Du certificat d’existence.
Solem lucerna non ostenderent. Ça aussi c’est venu d’un coup, un matin que j’étendais les draps. Césarine m’appelle :
- Oh ! Mireille, tu laves tes draps le mardi maintenant ?
- Felix qui potuit cognoscere causes.
- Hein ?
- Graccum est, non legitur
Et voilà, c’était parti. Augustine a claqué sa fenêtre sans un mot mais non sans le geste appuyé du toc toc à la tempe qui m’a fait comprendre qu’on ne se comprendrait plus.
Ranger sans outrepasser l’outre.
Peu à peu j’ai glissé entre mille feuilles des « Oida ouden eidioV » entre les serviettes de plage et les maillots de mes filles, puis les « Nigro lapillo » ont cédé la place au « in silico » plus approprié depuis que nous le rapportons dans nos sandales.
Gino est monté de moins en moins, ma fille a rendu ses deux canines, Césarine a déménagé. J’en ai perdu mon bas latin de sacristie.
Je ne digère plus la charcuterie italienne, en particulier les pieds de chèvre, et mon mari vient de m’offrir un sèche-linge.
Ranger sans perdre la ligne de mire.
La cible est de bien organiser le temps suspendu sans pincer le linge
Sachant que sans pince à linge le vent ne tient pas
Et que si le vent ne tient pas je m’envolerai définitivement avec toutes mes taches.
Ba
Ba

Nombre de messages : 4855
Age : 71
Localisation : Promenade bleue, blanc, rouge
Date d'inscription : 08/02/2009

Revenir en haut Aller en bas

L’appétit vient en rangeant Empty Re: L’appétit vient en rangeant

Message  Invité Mar 1 Juin 2010 - 13:25

Alors il vaut mieux qu'elle reste nous régaler, même si je dois avouer que je la croyais déjà partie loin dans son univers.
Quel festival de truculences, d'inventions ! Quelle profusion réjouissante d'images et d'expressions ("c’est à de petits détails infirmes qu’on vous pend aux cloches."). Franchement, c'est génial ! J'ai grand plaisir à lire cette plume aisée, dansante, espiègle, qui glisse sans sourciller des petites culottes à la charcuterie au bas-latin, pour former un tout parfaitement cohérent et qui donne envie de rire. J'aime ces personnages, j'aime leur histoire, j'aime ton regard sur la vie, Ba.

Invité
Invité


Revenir en haut Aller en bas

L’appétit vient en rangeant Empty Re: L’appétit vient en rangeant

Message  Plotine Mar 1 Juin 2010 - 14:40

Ça n'a aucun intérêt pour moi.
Plotine
Plotine

Nombre de messages : 1962
Age : 81
Date d'inscription : 01/08/2009

Revenir en haut Aller en bas

L’appétit vient en rangeant Empty Re: L’appétit vient en rangeant

Message  Ba Mar 1 Juin 2010 - 16:08

Easter je t'envoie un peu de lavande.
Pour les autres lecteurs égarés sur ces cordes du "Vieux" comme on dit ici, nous comprenons très bien que le cheveu leur échappe, et c'est bien comme ça, il ne peut y avoir de l'entremets pour tous.
Pour l'inspiratrice de ce texte ( dont une partie est réelle ) je la remercie tous les jours que le sourire fait, d'agrémenter les longues heures insipides de la vie en collectivité d'anecdotes personnelles mais non intimes. Ainsi, elle prolonge la chaleur du soleil qui manque à beaucoup au Pôle. ;-)
Ba
Ba

Nombre de messages : 4855
Age : 71
Localisation : Promenade bleue, blanc, rouge
Date d'inscription : 08/02/2009

Revenir en haut Aller en bas

L’appétit vient en rangeant Empty Re: L’appétit vient en rangeant

Message  Invité Mar 1 Juin 2010 - 17:35

Merci, j'ai beaucoup aimé, j'ai trouvé ça très fin, voire subtil.
Juste, j'aurais viré la dernière ligne, elle fait un peu tache, l'avant-dernière était sympa pour finir.

Invité
Invité


Revenir en haut Aller en bas

L’appétit vient en rangeant Empty Re: L’appétit vient en rangeant

Message  Invité Mar 1 Juin 2010 - 22:34

J'adore, ça croustille, c'est vivant... mais je partage l'opinion de Marc : la dernière phrase est inutile.

Invité
Invité


Revenir en haut Aller en bas

L’appétit vient en rangeant Empty Re: L’appétit vient en rangeant

Message  Rebecca Mer 2 Juin 2010 - 6:09

C'est drôle comme on réagit...p'têt ça dépend du vent, de comment il souffle, moi ça ne me donne pas envie de rire ce texte. Un texte émouvant qui me ferait plutôt pleurer quand j'y pense .
C'est quoi la vie quand elle nous échappe malgré les dessous envoyés par dessus les moulins à vent pour exister encore un peu, ne serait ce que sous forme de dentelle sur l'étal du charcutier ?
C'est quoi la vie juste avant qu'elle nous enterre vivants, quand la messe est dite et que le vent ne se lèvera plus que dans le sèche linge et que dans notre cerveau lent tout se figera et se desséchera ?
Beau texte, ba.
Rebecca
Rebecca

Nombre de messages : 12502
Age : 65
Date d'inscription : 30/08/2009

Revenir en haut Aller en bas

L’appétit vient en rangeant Empty Re: L’appétit vient en rangeant

Message  Dilo Mer 2 Juin 2010 - 8:56

Je ne comprends jamais tout, mais j'aime toujours énormément.

Dilo

Nombre de messages : 65
Age : 45
Date d'inscription : 08/02/2010

Revenir en haut Aller en bas

L’appétit vient en rangeant Empty Re: L’appétit vient en rangeant

Message  Sahkti Jeu 3 Juin 2010 - 15:13

Ba ou mon sourire de la journée !
Même si cette fois, je trouve qu'il y a davantage de gravité cachée dans ce récit, il y a un entre-les-lignes qui laisse songeur (et c'est très bien !).

Une fois de plus, ça virevolte, ça part dans tous les sens et ce déjanté me plaît beaucoup parce que d'une manière ou d'une autre, il retombe toujours sur ses pattes.
Ces petites culottes au milieu des charcuteries, toute une histoire (amusante et visuelle).
Et puis, tu as réussi à faire chanter cet accent italien, je l'ai presque entendu ! Merci Ba :-)
Sahkti
Sahkti

Nombre de messages : 31659
Age : 50
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005

Revenir en haut Aller en bas

L’appétit vient en rangeant Empty Re: L’appétit vient en rangeant

Message  Louis Ven 4 Juin 2010 - 14:10

Un glissement s’est effectué du « ranger » au « manger ». Du r au m ; de l’air, au vent, à l’aime. Par analogie, on passe du dérangé au démangé.
La narratrice, Mireille, est dans l’inversion. Mais ce qu’elle inverse avant tout, ce n’est pas ce qu’elle affirme « les saisons, le jour, la nuit », c’est autre chose. L’affirmation de son inversion est elle-même inversée : ce qui lui arrive n’est pas présenté comme subi, dans un effet du vent des circonstances, mais comme voulu, agi. Elle inverse actif et passif, action et passion, sujet et effet. Elle se place, en effet, en position de sujet de l’inversion, renforcée par le « faut pas se gêner », alors qu’elle en est la conséquence. Gino, le charcutier italien, la confirme dans sa croyance : « Ne vous gênez pas ».
Le glissement entre les registres de sens, de ce qui se range à ce qui se mange, se fait par les dessous. Lingerie féminine. Les dessous se décrochent ; dérangés par le vent, ils perdent le fil ; mais les dessous tombent dessus l’étal, et font le lien, réalisent un fil avec le rital, mais surtout avec le registre nouveau de la nourriture. Les culottes sans corps, qui n’habillaient que le vent, retrouvent chair. Celle du charcutier, italien et bonne pâte. Les culottes déplacées, dérangées tombent dans ce qui est à manger. Quelque chose donc a démangé Mireille.
Gino est toujours dans la dénégation. En lui trouve place le « No ». Et l’inversion. Chez lui, les dessous sont dessus. Non, vous ne gênez pas ; non, vous n’êtes pas dérangée ; non, les culottes ne sont pas déplacées, c’est la clientèle qui se déplace.
Gino remonte les culottes, il ne les baisse pas. Avec lui, tout rentre dans l’ordre ; avec lui, Mireille n’est pas sans dessus dessous ; avec lui, on s’arrange.
Mais à la condition de passer du rangement à l’aliment. De l’élément air à l’aliment terre. Pas de désordre, un changement d’ordre, de plan, de registre. Pas de désordre, une transposition.

Sa fille, à Mireille, est dans la confusion, entre l’italien et l’anglais. Confusion justifiée de la jeune fille, pas si innocente. Ce qui se dit en italien dans Gino, se dit aussi bien en anglais : no. Les enfants le sentent, no.
La jeune fille est dans l’air de l’aliment, « entre deux canines », du côté de l’oral, du côté bouche, du côté de ce qui s’avale. Et puis, entre deux canines, ça ne mord pas. Du côté de l’aliment, pas de dérangement.

Il faut leur faire avaler, qu’elle n’est pas dérangée, à ce monde latin ! A ce monde impérial, d’Antoine et de César, monde impérieux ; d’impérieuses, Augustine et Césarine, deux cas « nine ». A mordre. A se faire bouffer, par ce monde-là. Inverser : faire avaler, plutôt que se faire bouffer. Faire savoir qu’elle n’a pas perdu son latin, qu’elle a trouvé Gino, le latin lover charcutier de dessous, qu’elle sait son latin, avec évidence, qu’elle est de ce monde, de cette existence, et, si on ne la comprend pas, que c’est à cause du grec au latin.

Dans cet em-pire, on peut aller mieux. Suffit de remettre un peu d’ordre. Ranger, se ranger. Sans perdre la ligne de Mire-eille. Y penser : ne plus en pincer pour Gino. Suspendre son linge à soi. Garder le fil. Sécher son linge en famille, tout en se donnant un bon air, sereine pas impériale ; tout en évitant de voler au vent. No, ne plus être démangée.

Superbe texte, Ba. Bravo.

Louis

Nombre de messages : 458
Age : 68
Date d'inscription : 28/10/2009

Revenir en haut Aller en bas

L’appétit vient en rangeant Empty Re: L’appétit vient en rangeant

Message  elea Mer 9 Juin 2010 - 22:13

J’aime beaucoup lire les textes où la tendresse pour les personnages est centrale, surtout ceux un peu décalés, et c’est très réussi ici, elle est émouvante et provoque un sourire tendre qui fait oublier un peu la noirceur des nuages qui s’invitent dans sa tête.

elea

Nombre de messages : 4894
Age : 51
Localisation : Au bout de mes doigts
Date d'inscription : 09/04/2010

Revenir en haut Aller en bas

L’appétit vient en rangeant Empty Re: L’appétit vient en rangeant

Message  Contenu sponsorisé


Contenu sponsorisé


Revenir en haut Aller en bas

Revenir en haut


 
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum