Jour de grâce an 0

[Ba]

(…)
- Quelle place peut bien occuper le ver dans cette pomme ?
- Celle du pépin sans doute
- Mais encore ?
- Je n’en sais pas davantage. Nous avons toujours vécu en bonne intelligence avec ses idées mais cela ne signifie pas que nous le connaissions
- Pourtant vous disiez
- En effet, je disais. Tout à l’heure. Comme le temps passe non ?
- Non
- Je me sens différent entre le début de notre conversation et cet instant précis où je finis mon verre
- Revenons-y justement, comment expliquez-vous de tels dégâts dans le panier ?
- Peut-être les crabes
- C’est une supposition intéressante.
- A moins que ce ne soit tous les œufs
- Je pensais plutôt au nématode
- Vous savez, ces deux éléments conjugués à l’imparfait dans le gratin vous fichent un plat en l’air.
- D’où ma présence
- J’allais vous le rappeler .Votre présence pour estimer le dol
- Il en faut, sinon plus rien ne trouve sa géométrie variable
- Pourrez-vous découvrir les vraies causes de ce gâchis ?
- Je ne pense pas
- Au moins un semblant de ?
- Ah, ça oui, tous les semblants que vous voudrez, je m’y attelle férocement.
- Me voilà rassuré ainsi que toute la maisonnée. Dès demain je leur annonce la bonne nouvelle : le spécialiste a cerné le problème.
- Merci beaucoup
- Je vous en prie, je vous en prie, il n’est de politesse qui ne mérite la courtoisie de l’indolent, d’autant que nous faillîmes y passer.
- Ce n’est pas une pomme ou deux qui peut venir à bout d’une famille telle que la vôtre monsieur Hadan.
- J’entends bien, j’entends bien, pomme ou pas je suis heureux que vous nous ayez tirés d’affaire. Combien vous dois-je ?
- Pas de ça entre nous cher monsieur, mais disons un approximatif sans la TVA.
- En gros ?
- Le tarif en vigueur.
- Parfait, cela ne vous ennuie pas que je règle par chèque ?
- Pas du tout
- A quel ordre ?
- L’ordre général monsieur Hadan, libellez-donc au nom de l’ordre général.
- Quel soulagement
- ?
- Vous n’imaginez pas le soulagement intense que j’éprouve à souscrire à cet ordre là, je sais que c’est facile à dire, mais quel travail cela nous a demandé
- Oh ! Nous savons très bien les efforts que chacun doit fournir mais vous verrez, d’ici peu tout cela portera ses fruits.
- Sans rotifères j’espère ! (rires déferlants)
- Ah, ah ! Vous ne manquez pas d’esprit cher monsieur, pas d’esprit. Sur ce, je dois vous laisser, d’autres visites conseil m’attendent. Je vous souhaite le bonjour.
Hadan resté seul dans le salon contemple le mur qui lui sert de panorama ; avec la pointe de son stylo noir il commence à dessiner derrière la vitre, dans le vide, une ou deux fleurs coupées très abstraites qu’il sera le seul à reconnaître dans leur « ordre particulier ».

[silene82]

Comme dab', Ba, j'aime à me promener dans ton jardin et que tu m'en expliques les grâces diverses. Je m'y perds souvent, malgré une attention froncée, y compris dans la terminologie, parfois rebelle - nématode, pas suivi -.
Je crois qu'avec toi, la ligne de partage du zoo est claire : sourire à élastique ou bouche de grenouille.
Faudra que je le relecture.

[Invité]

Le vers est dans le fruit, c'est sûr... et les fleurs équeutées ne durent qu'un printemps... C'est bien ça ?
Je m'amuse à décrypter, à y mettre le sens que je veux... Je m'amuse bien. Et je fouille le dico à la recherche des particularités de ces vers grouillants de vie.

[Louis]

De la pomme d’Adam, à celle de Hadan, on a toujours une pomme sous la dent.
Mais pourquoi le mal ? Question de fond, question fondamentale.

Comment expliquer, en effet, que la pomme soit pourrie ? Et que par elle le mal se propage ?
La faute au ver dans le fruit ? Qui gâte tout. Le ver a pris la place du pépin qui est la place reproductrice. Tout en serait vicié.

La faute au panier ? Le panier est ce qui rassemble, met ensemble les crabes ou tous ses œufs. Et quand les crabes sont rassemblés, c’est pas l’entente cordiale ! Tous les œufs dans le même panier, quel danger ! Toutes les pommes, c’est la contamination.

Mais pourquoi le ver ? Et pourquoi le panier de pommes, de crabes et d’œufs ?
Pas d’explication. C’est ainsi. C’est tout ce que l’on peut dire : c’est ainsi, c’est dans l’ordre général des choses. C’est à cet ordre que nous devons payer le mal subi. Nous y souscrivons, nous y participons, et ne pouvons donc que subir la nécessité qui y règne. Il est de toute nécessité qu’une pomme pourrisse. C’est son destin d’être habité par le ver, sa destinée de se retrouver sous l’ Hadan. Mais qui peut expliquer l’ordre des choses ? Il est l’inexplicable. Il faut juste l’accepter.
Mais comment accepter sans comprendre ?
Le « spécialiste », expert, médecin, savant, est présent en face d’Hadan. L’expert en « semblant de », le spécialiste des semblances, des apparences et des vraisemblances. Il peut donner un semblant de sens à l’irrationnel, à ce fond absurde et injustifiable du réel. Alors Hadan sera sauvé. Les apparences sont sauves, et nous sauvent ! Alors on peut éviter de se noyer dans ce qui coule sous le sens.
Juste mettre un peu de sens sur le fond absurde des choses. Comme ce commentaire qui essaie de mettre du sens sur un texte qui peut-être n’est que l’écho du réel irrationnel.

Hadan se prend au sens, il y croit. C’est la foi qui sauve. Il peint des fleurs imaginaires, comme si le sens du fruit s’était substitué au ver et l’avait vidé du mal, comme si le destin du fruit pouvait désormais être autre que la pourriture, celui de permettre l’éclosion d’un monde nouveau, tout innocent, délivré du mal, jour de grâce an 0. Comme si d’avoir souscrit à l’ordre des choses l’avait acquitté de sa dette ; comme si cet ordre pouvait changer, et le temps passer.
L’illusion l’emporte sur la lucidité.

Pas mal, ce texte ! Mais il n’offre pas au lecteur un sens, il lui demande d’en trouver, d’en donner. Il place chaque lecteur dans la position du « spécialiste ». Alors que le lecteur attend que cette position soit occupée par l’auteur. Le lecteur demande un sens à se mettre sous la dent. Qu’il puisse enfin mâcher, méditer et ruminer. A défaut, il risque de se tourner vers des pâturages plus verts, des vergers et des espaces qui lui paraîtront des jardins, là où il pensera trouver les pommes des Hespérides dans un âge d’or du sens.

[Arielle]

Moi, j'aime bien déraper sur tes traces, aux limites du sens. Je ne sais pas si je supporterais un voyage au long cours dans ce labyrinthe mais à petites doses comme tu nous en abreuves ici je trouve ça particulièrement jouissif. Le genre de texte qu'on relit pour le plaisir d'une nouvelle découverte à chaque passage.

[Invité]

Bon sens de bon sens, quel carrefour !

[bertrand-môgendre]

J'ouvre, je quitte, reprends la lecture, laisse un oeil en alerte l'autre se presse de trouver une sortie et rien n'est plus comme avant.
Suis-je donc si mal à l'aise pour avouer que je n'ai pas tout compris ?
Ouf, c'est dit.

[Jérémie]

Quand je vous lis, je souffre d'un symptôme propre aux religions révélées...j'ai toujours l'impression d'une petite voix qui me parle et se moque en me caressant le front, une sorte de maternité idéale.

[Sahkti]

A-t-on jamais trouvé un ver dans un oeuf ? Pourquoi toujours les pommes, rhaaa.... et pourquoi la jeter quand on trouve un intrus ? Parce qu'on ne veut pas partager ?
Tu soulèves en toute absurdité pertinente quelques questions bien senties qui mériteraient qu'on s'y attarde un peu. Histoire de bien montrer qu'on ne comprend parfois rien nous-mêmes à nos certitudes ! :-)

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