Le café des artistes

[myocarde]

C’est un spectacle auquel il faut assister au moins une fois dans sa vie, bien qu’il soit, à de nombreux égards, douloureux.
Minuit. Une terrasse de bistro, de grandes tables de copains, de la bière, des assiettes à moitié vides, un chat ou deux qui se faufilent entre les verres au fond desquels la mousse commence à flétrir.

Lui.
Beau gosse. Comédien. Rien que ça. Après des années de travail, de bourlingage, de galère, parfois, enfin à Paris, dans un vrai théâtre, avec son nom sur les affiches, “et tout et tout”. Il sort de scène, à l’instant, il émerge de sa propre fatigue, de sa douleur, il a les cheveux en bataille et l’épuisement de s’être tant donné habille joliment son regard.
Brillant, il est, celui là. Très, même. Je le connais, de si loin, d’il y a si longtemps. J’ai sondé les recoins les plus reculés de son âme, oh, comme je le connais, comme je le sais lumineux, fertile, oh comme je sais ses doigts plein de magie et son cerveau de lesteté. Brillant d’intelligence, de ressource, de sensibilité, de bon sens, de talent brut aussi. Il est de ces illuminés, de ceux qui sont touchés par la grâce, à tel point que ça en devient injuste. Mettez lui un piano sous les doigts, et regardez Dieu émerger de ses notes.
Beau, si beau, follement beau, beau à se noyer dans les mouvements de ses traits, de ses sourcils, dans ses battements de cils et ses jeux de regard, beau à se laisser dévorer par son sourire, son allure de gamin mal peigné.
Tout ça, il est, et pour de vrai.

Elle.
Inconnue. A première vue, assez mignonne, engageante. Pas fabuleusement belle, mais les yeux rieurs, la bouche chanteuse. Elle voudrait faire croire qu’elle est simple, qu’elle est au-dessus des contraintes matérielles qui emprisonnent les autres femmes, celles qui sont moins malignes, moins altières qu’elles. En réalité, elle a choisi avec soin ces vêtements simples, pour qu’ils donnent cette impression-là, impression qui ne peut qu’être faussée par tout le travail qu’elle nécessite.
Vive, animée, à l’image du quartier, de ce bar, de cette nuit, de cette essence des soirs qui voient naître l’inspiration et la beauté, et les démons de l’artifice et de la vacuité, toujours à l'affût de ce qui s’apprête à exister.

Ils sont assis l’un en face de l’autre, lui nonchalant, elle apprêtée.
Ces deux-là ont envie de se prendre. Ça se voit, comme un éléphant rose rue de Ménilmontant, comme le nez au milieu de la figure, ça emplit l’air et l’espace, ça me gênerait presque, si j’étais moins blasée.

Il sait qu’il est beau. Mais, sot qu’il est, il croit sa beauté autre. Il ne la voit pas vraiment, il l’imagine, il la déplace, il la pense. Il ne se voit pas du tout, en fait. Il connaît la force de son charme, mais ne connaît pas sa nature. Est-ce qu’il ignore vraiment ce qui le rend magnifique? Est-il est bête au point de se croire beau là où il est si laid, et subtil là où il ressemble piètrement aux autres? Est-ce qu’il feint cette erreur de jugement à son sujet, est-elle réelle?
Je regarde ce garçon, beau et talentueux, se rendre laid, se rendre sot. De lui, il met en avant ce qu’il a de plus banal. Il joue de sa beauté surfaite, classique, il dissimule tout ce qui le rend vraiment beau, vraiment intéressant, vraiment lui. De ce qu’il est vraiment, de ce que je sais qu’il est au coeur, au creux, au chaud, rien n’apparaît. Est-ce qu’il le fait exprès, bon dieu? Ça me taraude, je voudrais tant savoir s’il joue la comédie ou s’il croit vraiment être craquant, là, tout de suite, tel que je le vois. Il débite des âneries, il étudie ses propos, mesure ses discours, réfléchit à chacun de ses actes. Il veut se vendre, et, de tous ses arguments, que je sais nombreux, aucun ne lui paraît juste. Alors il invente, il se réinvente, il se crée tel qu’il croit qu’elle voudrait qu’il soit. Je l’écoute ternir ses jolies lèvres de propos vides de sens et de justesse, je le vois assombrir la clarté de ses pupilles de regards faux, exagérément appuyés. Il me fait horreur, ce garçon si atypique qui aspire à la banalité, qui se trompe sur ses charmes et s’enorgueillit du vent qu’il dispense.

Et elle… elle! Elle se trémousse sur sa chaise, elle proclame des sottises à une vitesse et avec une énergie assommantes. Chacune de ses phrases sonne creux, ses gestes empruntés et ses manières irrégulières trahissent son manège, crèvent les yeux de qui regarde la scène.
Elle est virtuellement déjà dans son lit. Il lui plaît déjà, il n’a même plus besoin de tout ce cirque, de ce masque blafard qu’il revêt pensant paraître plus à son avantage, elle est déjà à lui, elle en frétille d’avance. Lui aussi, il a déjà craqué. Pour quoi, je me demande? Cette fille est une enveloppe vide. Rien de ce qu’elle a pu dire ou faire, depuis trois quarts d’heure que j’observe la scène, n’a eu la moindre étincelle de vérité, d’authenticité, de fraîcheur, d’éclat. Elle ne dit rien : elle fait du bruit. Elle n’est pas belle, elle se brode le teint de sourires. Elle ressemble à ces masques de carnaval, qui sont censés sourire mais affichent des grimaces inquiétantes. Son manque d’assurance, d’amour propre, de décontraction, de tranquilité déborde de toute son attitude, et plus elle tente de paraître à l’aise et sûre d’elle, plus elle se défigure, plus elle se ridiculise.

Et ces deux-là se plaisent. Tous deux affligeants de banalité, de vide. Tout à l’heure, ça va rentrer ensemble et se sauter dessus.
Ils auraient pu se renifler les parties, on aurait tous gagné du temps.

[Invité]

Le texte me paraît bien observé, cela dit j'aurai deux reproches à lui faire :
- il dit au lecteur ce qu'il doit penser, sans lui laisser une possibilité de se faire par lui-même une opinion ; selon le mot d'un illustre fondateur de ce site, Loupbleu, il démontre au lieu de montrer ;
- son écriture est, à mon goût, trop raide, appliquée, un peu scolaire.

Mais il présente une scène de vie intéressante, quoiqu'un peu trop évidente dans sa morale. La violence de la fin fait passer la narratrice de la position d'observatrice à celle de femme blessée, aigrie, ce qui, selon moi, déséquilibre le texte.

Bienvenue sur Vos Écrits, à vous lire bientôt !

Mes remarques :
« Après des années de travail, de bourlingage, de galère, (tenez-vous à la virgule ici ?) parfois, enfin à Paris »
« Brillant, il est, celui-là (trait d’union) »
« Mettez-lui (trait d’union) un piano sous les doigts »
« impression qui ne peut qu’être faussée par tout le travail qu’elle nécessite » : je trouve ce membre de phrase un peu lourd
« de ce que je sais qu’il est au cœur »
« Et elle… elle! » : typographie, en France, une espace avant le point d’exclamation
« Pour quoi, je me demande? » : typographie, en France, une espace avant le point d’interrogation
« elle se brode le teint de sourires. Elle ressemble à ces masques de carnaval, qui sont censés sourire » : la répétition se voit, je trouve
« Son manque d’assurance, d’amour-propre (trait d’union) »

[Arielle]

il se réinvente, il se crée tel qu’il croit qu’elle voudrait qu’il soit

Une scène très juste et bien rendue, à mon sens.
Quelques traits d'humour auraient amené avec plus de légèreté la reflexion finale que je trouve très drôle mais jurant un peu avec le ton général du texte.
Bienvenue !

[Hellian]

Ce texte présente de réelles qualités, assurément ; une écriture fine et stylée au sercice d'une séquence entomologique digne d'un documentaire de la BBC.

Peut-être le découpage "lui/elle", idée principe propos, présent-t-elle un aspect un peu trop systématique qui donne à l’ensemble une rigidité qui lui retire de la spontanéité.

La phrase finale, paroxysme de dérision, n'est pas sans violence, certes, mais convenons qu'il eût été dommage pour nous qu'ils eussent débuté de la sorte.

Bienvenue Myo

[Invité]

Un texte au style engageant et bien vu !
J'aime le cynisme désabusé de la dernière phrase.

Bienvenue ici.

[silene82]

Allons, allons, que de contorsions ne serions nous prêts à faire pour la navigation en pleines cuisses... mais pas à nous renier, tout de même ; cet Orphée archétypique sait bien qui il est, et seuls les phéromones qu'il renifle, sans s'en douter, le font jouer cette médiocre scène, qui, fort heureusement, disparaîtra dès lors qu'il se sera épanché.
A moins qu'il ne soit tout à fait idiot, ce qui semblerait étonnant de par la présentation.
Un joli texte, quelque peu partisan et réducteur à mon goût, mais intéressant.
Bienvenue, et à vous lire.

[Invité]

Pas complètement convaincue. Je trouve que ça démarre bien, neutre, observations du narrateur. Le problème c'est quand ce même commence à s'imposer dans le récit, à prendre le dessus sans laisser de latitude au lecteur. En lisant, je me disais que je me moquais bien de ce que le narrateur pense, que moi lectrice j'aurais aimé me faire mon idée propre, qu'on me guide sans me diriger. En fait, je n'ai pas compris ce texte, ce qu'il cherche à faire, je l'ai ressenti comme une vitupération, un règlement de comptes.

[mentor]

le "on aurait tous gagné du temps" est de trop je pense. Ca implique le lecteur avec la narratrice alors que celle-ci aurait dû rester totalement neutre (par rapport au lecteur), même si on sent bien qu'elle juge
sinon c'est très bien écrit et je trouve qu'il y a un STYLE, ce qui est déjà énorme !
à te relire !

[bertrand-môgendre]

Cela ressemble à une prise de notes relevées dans un calpin sur le bord d'une table de cani par un solitaire à la recherche d'inspiration. L'argument développé quoique classique, reste bien fragile. La vie du narrateur aurait eut quelqu'intérêt s'il était intervenu avant la fin de l'histoire. Peut-être existe-t-il une suite ?

[Invité]

Pour la forme, j'aime ce style d'écriture, clair, précis, bien exprimé.
Pour le fond, j'aurais aimé la narratrice moins péremptoire. Je trouve peu crédibles les affirmations "Il est comme ceci, comme cela", (pareil pour elle), alors que, ne connaissant pas les personnes observées, ces affirmations devraient être plus nuancées, voire s'exprimer plutôt comme des suppositions. Bon texte tout de même. Merci et bienvenue sur VE.

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