EXO de l'été : L'héautontimorouménos

[Arielle]

Foutre-saint-gris de pays de merde ! couina Mathurin Le Pouldu quand il sentit la boue glacée monter à l'assaut de son ultime paire de chaussettes pratiquable.

Il n'avait pas parcouru plus d'un kilomètre à l'est du village de Yagarnitsk où était basée l'équipe de recherches depuis près d'un mois.

Foutre-saint-gris de pays de merde ! La boue montait, il était pris ! On leur avait pourtant bien recommandé de ne pas s'éloigner sans un guide et surtout jamais seul ! En hiver, c'est les brouillards, le blizzard qu'il faut craindre; en cette saison, si vous n'empruntez pas les passages connus des seuls autochtones, c'est les boues molles qui vous déglutissent un touriste en moins d'une demi-heure, sans état d'âme.

Mathurin Le Pouldu avait toujours détesté les contrées mornes, froides et désertiques auxquelles son métier de paléontologue semblait malheureusement le condamner le plus souvent. Son rêve aurait été une mission dans un pays vert, chatoyant : Bornéo, le Vietnam, l'Amazonie … Tiens, l'Amazonie, justement, il avait bien failli s'y envoler pour plusieurs mois dans le sillage d'un pipiriasis versicolor dont on avait retrouvé les traces sur les rives de l'Orénoque. Mais notre héros s'était laissé embobiner par ce vieux Méheux qui lui avait proposé d'échanger leurs destinations :

― Un cadeau, je t'assure, rien à faire, juste être là pour vérifier qu'ils n'oublient pas d'emporter la trompe ou une quenotte … Une semaine, tout au plus, pour ramener de Sibérie un bébé mammouth congelé repéré près d'un village. Moi, tu comprends c'est mon dernier mandat avant la retraite, je voudrais finir en beauté, le Venezuela, je connais pas … Toi non plus, ouais je sais ! Mais tu auras encore l'occasion, gamin, tu ne fais que débuter dans le métier !

Il avait accepté. Par pitié pour ce pauvre Méheux qui venait de perdre sa femme et n'avait jamais eu beaucoup de chance dans la vie … Putain de pays ! La vase lui grimpait aux genoux maintenant ! Il connaissait la consigne : s'allonger, offrir le plus de surface portante pour s'extraire tranquillement, une jambe après l'autre et puis ramper jusqu'à sortir de la zone dangereuse. Il pouvait bien sûr appeler à l'aide aussi. Dans ce pays sans reliefs et sans arbres la voix porte comme sur l'eau et le village étant encore tout proche, on l'entendrait. Mais rien qu'à imaginer la lueur narquoise dans les yeux de ses sauveteurs, leur air faussement désolé …

La grisaille était universelle à l'entour. Un paysage couleur de naufrages et de bois flotté. Toutes les nuances de gris, un camaïeu certes remarquable mais rien qui allume le regard, qui réchauffe le cœur

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle …

Baudelaire était toujours venu à son secours au plus épais de ses galères.

Résigné à ravaler sa fierté, après avoir mouliné le vide et tenté quelques vaines et grotesques contorsions, sucé jusqu'à mi-cuisses, il se décida à hurler sa détresse vers le village.
Tout se passa comme il l'avait imaginé. Trois ou quatre paysans s'en vinrent, goguenards, armés de planches et de cordes et extirpèrent de son marécage un pauvre pantin barbouillé et transi qu'ils remirent aux mains de ses confrères compatissants mais hilares.

Le bébé mammouth restait introuvable. Les repères posés par la population locale avaient mystérieusement disparu, se fondant dans le gris intégral des mousses et lichens de la toundra. La courte saison d'été toucherait bientôt à sa fin et l'équipe bredouille devrait probablement abandonner au permafrost le bambin millénaire qu'avait failli imiter Le Pouldu dans son équipée solitaire.

Notre rescapé choyait présentement un gros rhume, enfoui sous son duvet, avec son cher Baudelaire lui distillant sa géniale mélancolie

Je suis un cimetière abhorré de la lune
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.

L'équipe tout entière s'inquiétait pour l'avenir du petit cadavre menacé par le réchauffement climatique. Le frais berceau de glaces qui l'avait protégé jusque là s'enfonçait dangereusement sous des épaisseurs de tourbe de plus en plus conséquentes. Mathurin et ses confrères doutaient qu'il puisse attendre une autre campagne de fouilles, l'année suivante.

C'est alors que la première neige mit fin à l'été sibérien et sonna le glas de la saison des moustiques.
Le thermomètre avait dégringolé sans prévenir en dessous de –5° dans le courant de la nuit.
Au matin, une fine couche de neige givrée craquait délicieusement sous les semelles rappelant à Mathurin les éclairs nappés de sucre glace de sa grand'mère.
Avant d'entamer une petite promenade de reconnaissance aux abords de Yagarnitsk, il enfila l'une sur l'autre deux paires de ces médiocres chaussettes du commerce qu'il avait eu le temps de laver mais qui n'avaient rien de comparable avec celles que lui tricotait autrefois son aïeule. "C'est par les pieds que l'on s'enrhume !" avait-elle coutume de répéter. La chère vieille élevait un petit troupeau de chèvres angora qu'elle tondait régulièrement pour le plus grand confort des petons de sa famille.
Cette fois, Le Pouldu se mit en route dûment accompagné par deux de ses collègues et un guide local.

A peine avaient-ils fait quelques centaines de mètres qu'ils tombèrent sur une croix de bois fichée dans le sol. Cette découverte sembla mettre en transe leur accompagnateur. Par des mimiques appropriées il leur fit comprendre qu'ils venaient de retrouver l'animal au long nez, objet de leurs recherches et pourvoyeur, il ne l'ignorait pas, d'appointements conséquents pour les membres de sa communauté qui participeraient aux fouilles.
La grisaille ambiante leur avait jusque-là dissimulé l'indispensable repère qui se dressait sur la neige fraîche comme le nez vermillon d'un clown au milieu de son masque blême.

Il n'y avait pas une minute à perdre. Il fallait gagner de vitesse sur l'hiver qui s'annonçait précoce et farouche.
En attendant que les membres de son équipe retournés au village rassemblent ouvriers et matériel, Mathurin Le Pouldu, armé de son inséparable truelle, commença à gratouiller le monticule moussu sous lequel était sensé reposer le nourrisson proboscidien.
Immédiatement l'odeur caractéristique de la putréfaction d'un corps vint lui confirmer ce qu'il craignait. Le réchauffement planétaire avait sans doute déjà bien entamé l'inestimable petit cadavre mais, se persuada-t-il, on en tirerait toujours un minimum de données précieuses sur la vie et les mœurs de ces mastodontes de la préhistoire.

Il s'agissait de dégager au pic et à la bêche le bloc de terre gelée dans lequel resteraient emprisonnés les restes de l'animal qui seraient ensuite transportés par camion frigorifique jusqu'à Iakoutsk où ils seraient découpés en tranches et analysés.

A mesure que la fouille avançait et en dépit de la température avoisinant le zéro, la puanteur devenait de plus en plus insoutenable. Curieusement, Mathurin n'en était que fort peu incommodé. Ses confrères reniflaient prudemment à distance tandis que les villageois, qui au début se disputaient l'honneur de descendre dans la fosse, y passaient de moins en moins de temps, le nez entortillé dans des écharpes. Mathurin s'étonnait de trouver à ce fumet quelque chose de familier qui lui rappelait bizarrement le giron de sa bienaimée grand'mère.

Ils terminèrent l'extraction alors que s'annonçait une formidable tempête de neige. Ils n'eurent que le temps d'expédier le camion frigorifique et son chargement vers la capitale où l'attendaient les anatomistes pour l'autopsie.
Ayant été grassement payés par Le Pouldu et son équipe les ouvriers tinrent à fêter avec eux le succès de l'entreprise. Le tonneau de vodka que l'on vida pour l'occasion laissa aux paléontologues un souvenir impérissable, leur arrachant tripes et boyaux pendant une paire de jours. Concentrés qu'ils étaient sur leurs tumultes intimes, ils ne s'inquiétèrent pas outre-mesure des ravages de l'ouragan qui se déchaînait à l'extérieur.
Mais lorsqu'ils émergèrent de leur hébétude, et jetèrent un œil à la fenêtre il n'était plus question pour eux de prendre la route du retour. Plus de route, pas plus que de paysage, tout semblait noyé dans une brume épaisse, une mélancolie âcre et définitive que le blizzard lui-même échouerait à soulever avant plusieurs mois. C'était l'évidence même.

Ils prirent leur mal en patience. Que faire d'autre ! Mathurin Le Pouldu retrouva son cher Baudelaire et ses enchantements

Nous auront des lits pleins d'odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d'étranges fleurs sur des étagères,
Écloses pour nous sous des cieux plus beaux.

Ce n'est que deux mois plus tard, en descendant de l'avion à Roissy qu'ils apprirent la nouvelle par le récit d'abord gêné puis gouailleur des collègues qui étaient venus les accueillir.

La presse en avait fait ses choux gras :

Une équipe d'éminents paléontologues bernée par les habitants d'un petit village sibérien.

Les villageois de Yagarnitsk petit hameau perdu en Sibérie Orientale, ayant enterré le cadavre d'un vieux bouc aux abords de leur village, ont réussi à le faire passer pour les restes d'un bébé mammouth mort il y a plus de 10 000 ans !
Très friande de ces dépouilles, dont elle espère ressusciter l'espèce en croisant son matériel génétique avec celui d'éléphants africains, la communauté scientifique n'a pas hésité un instant avant d'envoyer sur place le professeur Le Pouldu et son équipe. Le distingué chercheur s'est appliqué à extraire la carcasse de sa gangue à moitié gelée sans se douter un instant de la supercherie.
Ce n'est qu'au moment de l'autopsie, quelques semaines plus tard, que sa cruelle méprise a été révélée au public.

***

Mathurin Le Pouldu a définitivement abandonné la paléontologie et ses misères. Il a racheté la propriété de sa grand'mère quelque part dans les monts d'Arrée où il élève un petit troupeau de chèvres-angora dont la vente du mohair à l'usine de tricots Pingouin de Huelgoat lui suffit tout juste à assurer sa survie.

Le bouc de son troupeau porte fièrement le beau nom d'Héautontimérouménos. Comme tous les boucs de son espèce Rouménos (pour faire court) est d'humeur plutôt facétieuse et n'épargne pas à son maître de joyeuses poursuites à travers la lande dont ce dernier ne sort jamais indemne, le gredin ayant le coup de corne hardi et déterminé. Mathurin ne lui en garde cependant pas rancune.
L'Héautontimérouménos l'aide à vivre sa névrose à moindre coût en compagnie de son cher Baudelaire qu'il lit et relit sans jamais se lasser.

Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !

Je suis de mon coeur le vampire,
- Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourire !

Contraintes : mélancolie - gris - craquement de la neige un peu dure sous les pieds

[Invité]

Joli ! J'ai aimé ce mélange de drôlerie et de, oui, mélancolie. Bien vu, pour moi. Et bravo d'avoir joué le jeu de la longueur minimale.

Mes remarques :
en France, les conventions typographiques ne veulent pas d'espace avant les points de suspension
« qui l'avait protégé jusque-là » : trait d’union
« le monticule moussu sous lequel était censé reposer »
« le bloc de terre gelée dans lequel resteraient emprisonnés les restes de l'animal qui seraient ensuite transportés par camion frigorifique jusqu'à Iakoutsk où ils seraient découpés en tranches et analysés » : lourd, pour moi, ce bout de phrase
« le giron de sa bien-aimée (trait d’union) grand'mère »
« Ayant été grassement payés par Le Pouldu et son équipe (je pense qu’une virgule ici ne serait pas mal) les ouvriers tinrent à fêter avec eux le succès de l'entreprise »
« Mais lorsqu'ils émergèrent de leur hébétude, et jetèrent un œil à la fenêtre il n'était plus question pour eux de prendre la route » : je pense qu’il serait mieux de compléter l’incise « et jetèrent un œil à la fenêtre », ou de ne pas l’encadrer du tout
« Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères »

[Invité]

Un bon dosage de verve, d'humour et d'érudition, je ne me suis pas ennuyée une minute. Je trouve que ton écriture s'affirme en s'affinant. Très très réussi.

[mentor]

une écriture d'écrivaine, disons-le, je le dis
une chouette histoire, drôle et sensible

pratiquable ou praticable ? (au tout début)

[Rebecca]

Trés plaisant à lire, ce texte est remarquablement écrit.
Les incursions baudelairiennes sont fort à-propos, le tout baigne dans une atmosphère maussade et désenchantée mâtinée de dérision, je déclare l'exo réussi haut la main !

[Invité]

J'ai beaucoup aimé le récit, que j'ai lu d'une traite avec un réel plaisir, de ce paléontologue naïf et donc berné. Qu'il soit amoureux de Baudelaire me le rend sympathique...
Le style est vif, les contraintes s'effacent et l'héautontimérouménos est une trouvaille pour nommer le bouc, frère de l'objet de sa disgrâce.

Bravo Arielle !

[silene82]

Quelle patte, madame ! Mazette, il faut bien se tenir, à la hauteur où vous placez la barre, nous devrons souquer dur.
Fichtrement bien torché, fluide, drôle, rapide, finement croqué, avec des élégances - le feu poétique de Charles aidant à survivre aux frimas, quelle trouvaille -. Excellent, quoi.

[elea]

Ce pauvre Mathurin est un héros fort maltraité, une sorte de looser magnifique. J’aime beaucoup, c’est, pour mon goût, plus intéressant que les héros parfaits. Mais là, vous l’avez bien accablé le pauvre, rien ne lui aura été épargné, de la manière dont il a eu cette mission non voulue jusqu’à la façon dont les villageois l’ont berné en passant par l’épisode boueux.
C’est assez jouissif à lire (je dois avoir un fond de perversité) et avec un style très agréable.
Tout ça pour dire que j’ai beaucoup aimé, avec un petit bémol sur l’intervention de Baudelaire (pour le spleen?), non que je n’aime pas Baudelaire, mais je ne sais pas, le texte entrecoupé par les vers m’a donné l’impression d’une perte de rythme ou d’une coupure dans la lecture même si la narration restait fluide et bien faite.

[Invité]

Je ne vois pas ce que les exos d'été fichent en automne de la deuxième page. Mais où on va ?

[CROISIC]

Saperlipopette ma chère Arielle, ce texte m'a mise en joie... avec des contraintes aussi tristes et froides, c'était pas gagné d'avance.
Bravo !

[Kilis]

L’histoire est bonne certes et le ton m’a fait penser à l’humour anglo-saxon, mi-figue mi raisin que pratiquait par exemple un auteur comme Saki. Néanmoins je ne suis pas tout à fait emballée, il manque un je-ne- sais-quoi de liberté ou de folie dans la montée du récit. Un peu plus de variété dans le rythme peut-être.

[Halicante]

Habituellement, pour écrire un commentaire, je commence par ouvrir un document Word dans lequel je note au fur et à mesure ce qui me vient comme remarques. En lisant ton texte, chère Arielle, je n’ai pas eu le temps de l’ouvrir, ce fameux document, vu que j’ai été emportée par le récit et me suis retrouvée au bout sans même m’en rendre compte… Un grand bravo, donc, pour cette fresque amusante – ah, c’est vrai, peut-être un petit bémol : finalement, la mélancolie ne m’est pas apparue comme dominant le texte. Elle est présente, certes, dans les paysages que tu décris ainsi que dans les lectures du personnage principal, mais ce sont plutôt les facéties des autochtones qui ont imprégné ma lecture.

[Halicante]

Euh... Une "lecture imprégnée", ça se dit, ça ?! Bizarre, ma formulation !

[Arielle]

Puisque nous sommes en haut (selon la formule consacrée) Baudelaire et moi remercions les lecteurs et lectrices que notre association n'a pas rebutés.
Une "lecture imprégnée de facéties" ... pourquoi pas Halicante ? J'aime assez la mélancolie facétieuse en général ;-)

[Invité]

J'étais passée à côté de ton bouc sans le renifler ! Pourtant quel fumet !
J'ai bien aimé le côté facétieux de l'histoire, tu t'en doutes, la mélancolie du lieu est tout à fait bien évoquée, en fait j'aime presque tout, sauf le nom du héros : son nom trop connoté folklore pousse un peu trop loin vers le dérisoire.
Certaines formules m'ont ravie : Les boues molles qui vous déglutissent un touriste en une demi heure sans état d'âme
Le bébé millénaire
et ce pipiriasis versicolor ( dont je te signale que je possède une plume, malheureusement pas de queue !)

[Roz-gingembre]

Non mais quel délire!
Texte truffé de facéties. Oser cuisiner Mathurin Méheu à la sauce Pouldu (quand même un peu trop proche de Pont Aven, non?), traiter (discrètement il est vrai) la grand mère de vieille bique ou encore trouver des pingouins dans les monts d'Arrée avec autant de facilité que des dinosaures dans les grottes russes!
Désolée Arielle, pas trouvé la moindre mélancolie là dedans.

Allez, puisque tu oses mêler Baudelaire à tout cela, accepte de Rimbaud mon salut dermatologique :

"Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l'ont dépravé!
A la vesprée ils font des fresques
Ithyphalliques et pioupiesques
ô flots abracadabrantesques,
Prenez mon coeur, qu'il soit sauvé
Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l'ont dépravé!"

[Invité]

De mon coté, un mois de repos pour ce texte n'a pas réussi à me convaincre.
Manque d'humour de ma part, peut-être. Les collègues qui accueillent le perdant à son retour,
par exemple est trop loufoque à mon gout.

[Sahkti]

Hé hé drôle d'idée et jolie farce, que tu racontes avec les doses qui conviennent de cruauté mais aussi de tendresse vis-à-vis de tous ces personnages et leurs petites misères. Ton écriture est fluide et tu es à l'aise dans ce registre, ça se lit avec plaisir.

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