Comme un gant

[Ba]

« Nous n’allons pas disparaître comme ça ? » demanda mon chat polyglotte tout en buvant dans l’arrosoir.
Je ne répondis pas. Je pensais que l’eau était avariée et qu’il risquait de crever de l’intérieur bouffé par des bactéries sans paroles.
« Tu devrais arrêter de boire l’eau croupie Sébastien » lui dis-je en remuant mon café sans sucre.
Il m’observa en silence. Deux fentes lumineuses qui vous gobent dans le vide. Quand il ne parlait pas cigale ou fourmi, Sébastien scrutait les hommes ou plutôt les emportait dans les sphères étranges de son regard. Lac, grain de raisin, étoile ouverte. Je ne savais où donner de la comparaison. Pauvreté du vocabulaire quand la précision exige de coller au plus près du corset.
Lui-même aurait été bien incapable, malgré l’étendue de sa culture linguistique, de traduire clairement les impressions que j’éprouvais. Il reprit sa pose devant l’arrosoir ; pattes arrière tendues en petit rat, pattes avant posées sur le bord, tête penchée au-dessus des feuilles échouées à la surface.
- Tu crois qu’ils vont continuer longtemps ?
- Je ne sais pas
- Tu devrais savoir madame « docta cum libro »
- Ouais, mais les bouquins sont fermés là
- Tu as peur d’user tes yeux à scruter les autres ?
- En quelque sorte
- Ils t’escarbillent ?
Que répondre ? Les questions de félins griffent au dépourvu les grenouilles sans marécage. Je souris en chassant les mouches.
- Fais pas semblant
- De quoi parles-tu ?
- Il n’y a pas de mouches, je les ai boulottées à midi
- Je ne sais pas quoi te dire Sébastien
- En effet
A part ramasser sa lassitude en pelote, que faire d’autre ?
- Je pense qu’ils vont continuer jusqu’à ce que ça pète définitivement
- Tu crois ?
- Je le sens, ils n’ont pas d’autre solution.
- Ils pourraient en trouver une
- Ils n’ont pas envie de reposer le monde qu’ils dépensent à tour de manège
- Je te trouve bien sombre Sébastien
- C’est toi qui me déteins dessus avec tes idées noires du matin au soir
- Ah ?
- Eh oui ma vieille, le mimétisme qu’on dit en « fourmi »
- Et en cigale ?
- En cigale on chante, tu connais l’histoire non ?
J’abandonnais. Je laissais depuis peu tout le terrain à mon chat qui s’en allait souplement savourer ses victoires verbales.
J’avais fini de me prendre pour la maîtresse de maison. Ma seule satisfaction, et non des moindres, serait de le voir diminuer de jour en jour, perdre l’éclat de sa vie, la splendeur de son regard au fur et à mesure de nos joutes. N’avais-je pas connu le même sort au contact de Pierre qui m’allait comme un gant ?
Avec le « temps » Sébastien finirait par me ressembler complètement. Les « ils » n’avaient plus besoin de déranger leur imaginaire pour nous détruire, nous y parvenions très bien tout seuls sans rien demander de plus.

[mentor]

j'aime ce dialogue de sourd lucides, c'est extra... lucide, c'est vif et intelligent, c'est idiot et sans queue ni tête, sauf le chat, c'est ludique et sérieux
bref, je m'en serais bien enfilé 2 ou 3 rasades de plus

[CROISIC]

Merci. J'aime "chat" les retours de vacances avec des petits bijoux sans écrins.

[Jérémie]

Je ne sais pas comment tu t'arranges à chaque fois, mais quand je te lis j'ai envie de te parler, le pire c'est qu'il s'agirait certainement de trucs hyperficiels, complètement anodins, voire chronophages, et j'imagine que tu saurais trouver les mots pour me dire de m'enterrer ou vendre mon cervelet, et que je le ferais, niaiserie toutes voiles gonflées.

[Arielle]

J'ignore si ce verbe escarbiller appartient à un patois quelconque (du Nord ?) mais il me ravit tout comme ce "ramasser sa lassitude en pelote" et dix autres trouvailles de ce petit bijou plein de finesse et de pudeur qui dit sans dire avec la grâce féline qui t'est coutumière.
Toi qui inventes si bien ta propre langue, tu ne pouvais avoir qu'un chat polyglotte !

[Ba]

Se nourrir aussi des commentaires plein de sève participe à notre avancée dans l'écriture, et VE me fait sacrément bouger les lignes.
Merci.

[Invité]

Tant d'amertume, de certitude amère dans cette fin après le ton faussement badin du dialogue. Quelle façon de retourner la situation en quelques mots bien sentis. Ce qui me plaît le plus dans cette histoire, ce qui me plaît tout particulièrement, c'est le prénom du chat.

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