EXO de l'été : Les coquecigrues

[Roz-gingembre]

Le ballet avait lieu une fois par an, au début de l’automne. Pour moi c’était la troisième fois et faut bien dire que cela m’enthousiasmait d’y participer. Il était l’occasion de montrer à tous que l’on pouvait danser sans jambe. Me le prouver également ; j’en avais tant besoin. Trois ans que je fréquentais ce centre de rééducation fonctionnelle depuis l’accident. Combien d’années me faudrait-il encore pour faire le deuil de mes jambes ?
Mes visiteurs disaient : « C’est bien ici, le bord de mer tous les jours. »
Oui, c’était pas mal ici. Le bord de mer tous les jours. Et les mouettes, et leurs ailes. Blanches les ailes. Manque d’imagination les mouettes. Moi mes ailes je les colorais autant que je pouvais, je crois même que pour elles j’aurais inventé de nouvelles couleurs. Si j’avais pu, mais tant d’autres que moi avaient déjà essayé.
Faute de mieux, je recréais la palette des complémentaires, accentuais mes jaunes avec le bleu outremer, répondais vert au rouge et jouais à la balle avec l’orange et le violet. C’était ce que je préférais même si je savais aussi les construire, travailler la toile, calculer les angles des tiges et les fixer selon mes plans et mes idées les plus folles. Le dessin des ailes m’enthousiasmait au plus haut point ; je m’y employais de nombreuses semaines avant le ballet et je crois bien que j’y arrivais avec un certain bonheur. En tous les cas, les deux dernières années, j’avais été drôlement applaudi.
Comment alors comprendre Tom ?
Les blouses des médecins ne lui suffisaient-elles pas ? La couleur des draps, celle des pansements, des plâtres et même des nuages : blanc blanc blanc ! Pourquoi ainsi s’obstiner à ne mettre en scène que du blanc ?

Le jour J, pour la compétition, je savais qu’il n’y aurait rien de gagné. Il faudrait composer avec le temps et ma kiné m’avait informé que dans le passé, la manifestation avait été annulée à cause de la pluie ou encore du vent, ou des deux. Ici sur la côte nord, ce n’était pas chose rare. Non que je déteste le vent d’ailleurs ; ces jours là, j’approche le fauteuil de ma fenêtre et je regarde se déchaîner les vagues, rugir les rafales qui viennent heurter les récifs, s’envoler le sable si blanc de la grève où nous prenons le soleil aux beaux jours et lutter les oiseaux de mer qui ne migrent plus depuis belle lurette. Un peu comme moi, cantonné dans ce centre sauf qu’eux, ils volent.
J’aime ces jours de tempête où les éléments échappent à l’homme et aux éléments eux-mêmes, tout comme mon corps avait un jour échappé à mon corps.
Merde… mes jambes.
La tempête est ma violence par procuration, voilà pourquoi je veux qu’on m’installe dans le fauteuil en pleine nuit pour la deviner juste là, derrière les carreaux. Maintenant, pour dimanche prochain, qu’elle aille se faire voir ailleurs. Un petit zeste ferait bien mon affaire, un vent d’ouest régulier comme je les aime, une force 3, oui, c’est ça, une force 3 pour dimanche.

Que manque-t-il à Tom puisqu’il a jambes et bras ?
Qu’est-ce qu’il fout ici ?

La psy m’a demandé un service l’autre jour. Elle a insisté pour que Tom puisse aussi fabriquer une coquecigrue pour le ballet. Sur le coup cela m’a un peu vexé. La coquecigrue, c’était mon idée. Un nom bizarre pour un drôle d’oiseau. Ça me plaisait. Je m’appelle Constantin et je suis un drôle d’oiseau avec mon fauteuil à roulettes, non ? Pas facile à porter comme prénom. Ce que les parents mettent sur le dos de leur gamin quand ils choisissent leurs prénoms, quand même! Une idée de mon père pour imposer ses convictions religieuses à la famille de ma mère. Comme si la naissance d’un enfant, empruntant son nom au premier empereur Romain à se convertir au christianisme, pouvait faire se convertir une famille entière d’instituteurs laïcs ! Mon père aurait dû réfléchir un peu plus quand il est allé me déclarer à la mairie il y a maintenant 17 ans. Constantin… Tu parles d’un empereur que je suis moi, alors que je ne peux même pas me mettre debout. Aussi, coquecigrue, je trouvais que ça résonnait bien pour mes envies de voler. De là à filer l’idée à Tom, j’avoue que ça ne m’a pas fait sauter au plafond.
J’ai quand même dit oui. Non pour faire plaisir à Tom, mais parce que je trouve la psy gouleyante. Elle a des paillettes dans ses yeux verts et moi j’aime bien quand les couleurs brillent. Quel con je fais, un béguin pour la psy et je file l’idée de la coquecigrue à ce crétin de Tom qui lui, a les yeux aussi vides que le pot de Nutella après notre petit déjeuner. Parce que moi, côté béguin, c’est un peu comme pour mes jambes, je peux désormais faire ceinture. Et avec tout ça on me demande pourquoi je suis amer.

Dimanche dans le ciel il y aura deux coquecigrues, la mienne avec ses couleurs et celle de Tom, blanche.

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Tom et Constantin auraient pu s’entendre. Je pensais que l’idée de ce même cerf-volant les aurait rapprochés. Mais les cerfs-volants n’avaient pour ressemblance que la forme de l’oiseau magique dont l’idée revenait à Constantin. Peut-être aurais-je dû insister pour qu’il m’explique les raisons du choix de la coquecigrue. Peut-être aurais-je dû tenter de comprendre davantage à quel point il y tenait. Peut-être aussi m’aurait-il fallu expliquer à Constantin la raison de la présence de Tom dans le centre. Mais je n’en avais pas le droit. Les histoires de chacun relèvent du secret et d’écouter ces jeunes gens ne me donne aucun pouvoir sur la façon dont ils prennent leurs décisions. Il n’y avait que Tom qui pouvait parler à Constantin. Or bien sûr, cela ne lui est pas venu à l’idée.
Même aujourd’hui je ne peux rien lui dire alors qu’il en aurait tant besoin.
Avec en plus ce sentiment terrible de l’échec.

La fête était superbe, toutes ces ailes dans le ciel. Un vent fort mais sans trop, quoique surprenant dans ses accès. Un public qui applaudissait à tout rompre devant les prouesses des pilotes. Impériosité des cerfs-volants ; celui de Constantin était une merveille aux couleurs vives et tendres et qui rappelait les fresques de Michel-Ange sur les plafonds de la chapelle Sixtine, si ce n’était que les anges dessinés sur la coquecigrue n’avaient pour seul corps que des jambes. De belles jambes fines et musclées, qu’il avait orné d’ailes non pas blanches, mais peintes dans un superbe camaïeu de bleus : les jambes perdues de Constantin.
La foule était émue.
J’ai refoulé mes larmes quand j’ai vu s’envoler la voile. On ne voyait plus qu’elle et Constantin la maniait avec une extrême dextérité. Il souriait et semblait complètement concentré dans les mouvements qu’il donnait aux fils tenus solidement de ses deux bras musclés. C’est le moment qu’aura choisi Tom pour faire voler la sienne. Je dis « choisi » mais je sais que Tom n’a rien choisi du tout. Il a fait voler son cerf-volant à ce moment-là parce qu’il fallait le faire voler. Il n’y a mis aucune intention, que celle peut-être de trouver l’origine de ce manque qui le ronge et qui le tient à l’écart d’une vie sociale. La foule s’est tue. Le cerf-volant dégageait une présence que sa couleur blanche si pure ne pouvait expliquer complètement. J’ai beau réfléchir à ce qui s’est passé je ne vois aucune explication rationnelle dans le phénomène qui s’est produit, là, sur cette plage blanche elle aussi, et dans cette lumière d’une fin d’été où les reflets du soleil sur l’eau ne sont plus d’or mais d’argent.
Une bourrasque plus forte que les autres et Tom a lâché son cerf-volant qui s’est envolé haut, mais pas sans avoir auparavant dessiné dans le ciel au-dessus de la cohorte des voiles une superbe arabesque. La foule a applaudi, le vent s’est calmé et de nombreux cerfs-volants ont chuté. Inattention, attention captée par les figures de la coquecigrue blanche ? Les jambes ailées sont tombées et le cerf-volant de Constantin s’est brisé sur la grève alors que le public applaudissait encore la voile blanche de Tom. Je crois que pour la première fois je voyais Tom heureux. Je sais maintenant que Constantin était anéanti.



Constantin quittera le centre après demain. Il s’en remettra. Mais une colère profonde est ancrée chez le jeune homme. Il m’a expliqué pour son nom, le fardeau que ses parents lui avaient confié par procuration et probablement beaucoup d’inconscience. Sa volonté probablement inconsciente elle aussi, de prendre une revanche avec les jambes ailées, de les emmener vers ce dieu auquel il ne voulait plus croire, comme pour lui demander des comptes. Son dépit d’avoir échoué alors que l’aile blanche de Tom dansait comme sous le joug d’une influence surnaturelle, lui qui avait ses jambes pour danser. L’indifférence de Tom devant sa tristesse quand il a ramassé l’aile brisée. Son incompréhension aussi devant tout ce qui venait de se passer et son regard accusateur contre moi, de ne pas pouvoir l’éclairer dans ses questionnements.

Je suis sérieusement déstabilisée. J’aurais tellement aimé lui expliquer que l’imagination perdue de Tom lui manquera et l’handicapera bien plus que la paralysie de ses propres jambes. Le blanc est la couleur de la perte et la page blanche de Tom le situe hors du monde. Victime d’un accident, comme pour lui. Une petite fracture du rocher et tout fonctionne sauf son aptitude à imaginer. Aurais-je dû lui dire cela ? Aurait-il seulement compris ? Jusqu’à quel point peut-on se mettre à la place de l’autre ?
Pourquoi une compétition de cerfs-volants peut-elle à ce point remettre mes valeurs en question ?
J’accuse les coquecigrues.
Que faire d’autre ?

[Invité]

Beau texte, belle histoire bien écrite... La classe.

Deux remarques :
"ces jours-là (trait d’union), j’approche le fauteuil de ma fenêtre"
"Constantin quittera le centre après-demain"

[Invité]

Je rejoins socque. Un texte coloré qui libère l'imagination. Et que de poésie dans l'expression. Bravo.

[Invité]

Et puis le choix de mot est parfait, ce "coquecigrue" que j'affectionne depuis longtemps ; à lui seul il ouvre les portes de l'imaginaire.

[elea]

Beau texte, intelligent et poignant mais pas tire larmes, joli fil de narration en équilibriste donc.
J’ai trouvé le symbole du cerf volant sublime, et l’éclairage nouveau de la situation par le changement de narrateur bien menée et forte.
La pensée qui sous-tend ce texte sur l’opposition corps/esprit est une belle idée, bien exploitée car ne laissant ni trop de réponses ni trop de questions, un texte profond.

[Invité]

Superbe, Roz !
Le cerf volant est une magnifique façon de faire voler ses désirs et j'ai vu ces deux ailes ( sur le sillon)
Seul petit bémol : à l'inverse d'Eléa, je trouve le texte du second narrateur un poil trop explicatif.

[Arielle]

Un texte vibrant, frémissant qui m'a emportée dans le chatoiement de ses couleurs, dans son combat contre le terne et le figé. Combat qui, loin d'être gagné d'avance, se nourrit de ses chutes et de ses défaites pour entreprendre de plus resplendissants envols.
Beaucoup aimé la poésie du thème, celle du style et cet enthousiasme, cette vitalité lumineuses que tu sais si bien transmettre à tes lecteurs.

[conselia]

J’ai dû relire sur le fil idoine les contraintes, tant elles étaient finement ciselées dans ce texte poignant. Emballé, bien qu’à peine soupesé, je dis bravo ! Une remarque, juste histoire de ne pas verser dans le dithyrambe : le « faut bien dire » du premier paragraphe m’a heurté, parce qu’en contraste avec le niveau de langue de l’ensemble. J’y attendais un « il faut bien dire », plus convenu, certes, mais en accord avec ledit niveau, soutenu tout au long du monologue. Enfin, c’est vraiment pour le plaisir de pinailler, parce que je n’y vois pas de faille et que ça m’agace, forcément. ;-)

[Roz-gingembre]

Merci à vous tous pour ces lectures positives dans cette période où j'ai un peu de mal à prendre la plume.
Ça me fait chaud au coeur.
Coline et Conselia, j'entends bien vos remarques. Pour le "il faut bien dire" c'est effectivement une erreur de ma part, tu le relèves à juste titre. Pour le coté un peu trop explicatif de la seconde partie, là, c'est un choix de tout dire d'une histoire pour ne rester que sur le constat final; mais c'est intéressant de le relever, je pouvais peut-être dire autrement.
Encore merci

[Louis]

C’est un beau tableau, peint de couleurs chatoyantes, et d’un blanc très pur, aveuglant, qui exprime la difficulté de mêler le blanc et la couleur, de les accorder.
C’est une belle histoire contée avec sensibilité.

Histoire non incongrue de superbes coquecigrues. Histoire qui oppose l’enfant de couleurs, et l’enfant blanc.

L’un, Constantin, porte un nom trop lourd pour lui, trop pesant ; l’autre, Tom, est une page blanche sur laquelle rien ne s’écrit. L’un est présent, l’autre effacé. L’un n’a plus de jambes pour marcher, l’autre a l’esprit qui ne marche plus.

Constantin, au prénom impérial, impérieux, impératif, se libère du poids d’un nom dans le vol léger, dansant, aérien, d’un cerf-volant dans lequel il se projette, d’un cerf-volant qui porte le nom d’une coquecigrue, nom de rien, de l’air, imaginaire, nom donné d’une chimère, sans pesanteur de réalité, sans contrainte, libre de toute exigence. Roi des airs plutôt qu’empereur sur terre, l’oiseau fantastique accomplit, à la vue de tous, sur la scène que les rideaux de nuages ont ouverte, un véritable ballet ; dans le ciel se joue le lac des signes. Signe d’une existence affirmée dans un chatoiement, dans la polychromie de la vie. Signe que n’avoir plus de jambes n’empêche pas d’avoir des ailes.
Tom aussi a sa coquecigrue, même s’il ne l’a pas voulue. Blanche, comme lui. Mais signe de son existence dans le ciel, lui qui n’a plus de nom.

L’enfant blanc et l’enfant de couleurs ne se sont pas compris. La blancheur d’une coquecigrue s’est élevée plus haut que les couleurs des jambes ailées. La présence blanche s’est montrée supérieure à celle de la couleur. Le blanc et les couleurs n’ont pas su danser ensemble. Le blanc n’a su qu’assombrir le visage triste de Constantin.

C’est une autre voix qui le dit, ce n’est plus celle de Constantin. Tom reste à jamais muet. C’est une voix extérieure aux deux adolescents, la voix d’une psy qui dit sa tristesse de n’avoir pas su accorder la blancheur et la couleur. Une peintre psy inconsolable de n’avoir pas su harmoniser, présence et absence, couleurs trop vives et blanche pureté, sur la toile du blanc d’un fond d’hôpital, d’une plage en bord de mer ; sur la toile d’une existence souffrante.

Bravo Roz.

[Sahkti]

Un beau texte, à l'écriture affirmée et d'une élégance certaine. Bémol tout de même – même si léger – sur le côté plus éthéré du début (que j'aime vraiment) virant peu à peu vers quelque chose de plus descriptif, très explicatif, sans doute un peu trop à mon goût.
Cette réserve mise à part, j'apprécie tout particulièrement la sensibilité placée dans ce texte, elle est touchante sans être gluante.

[Kilis]

Un beau texte, construit avec une belle cohérence, avec des envolées poétiques qui serrent de près tant les images que le propos.

[Yali]

Sais pas, parce que dans le fond chaque fois que je lis quelque chose je sais pas faire la part entre le lecteur et l'auteur que je suis, alors je me dis "Madone, que de mots" et aussi "Voilà quelque chose qui tiendrait comme un funambule sur son fil si seulement il n'y avait qu'un fil, un vélo, ledit funambule et rien d'autre si ce n'est le vide" mais voici que voilà juste quatre mots, juste quatre et, surtout, ne pas dire mais signaler, parce que voyez-vous, chez moi, la multiplication des signaux me fout une peur bleue.
Trop de signaux, donc.

[Invité]

Je ne boude pas, hein, c'est juste le sujet... pas le moment. Mes excuses.

[Halicante]

Beau texte, belle écriture, belle histoire… J’ai apprécié les histoires qui se croisent, celle de Tom et celle de Constantin, ce mystère qui plane sur la raison de la présence de Tom dans le centre. J’ai aimé aussi le changement de narrateur, le nouvel éclairage sur cette histoire.
Et puis tant de choses me parlent dans ton texte, pour des raisons toutes personnelles (« La tempête est ma violence par procuration (…) »)
La coquecigrue, je ne savais pas ce que c’était. En raison des sonorités, j’imaginais un mélange d’oiseau, de maladie et d’engin mécanique. Je viens d’en vérifier le sens et je me rends compte que, dans ses deux acceptions, le mot colle tout à fait à ton texte.
Les deux derniers paragraphes, en revanche, m’ont paru trop explicatifs. Laisser planer le doute sur la maladie de Tom aurait peut-être laissé libre champ au lecteur pour… imaginer, justement. Mais, en même temps, l’explication de son « manque » est intéressante. Alors je ne sais pas.
Merci, Roz. J’aime bien quand je ne sais pas. Ça me donne des ailes pour apprendre.

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