Une histoire

[solfa]

Oh ! Je peux vous raconter une histoire.

A un moment donné il y a une femme qui voit son mari partir à la guerre. Elle est triste, elle a des enfants en bas âge, mais bon, c’est la guerre, elle s’en accommode, comme elle peut. Lui est à la guerre, il se fait des amis pour la vie à la caserne, il baise une ou deux prostituées, pour faire comme tout le monde. Il se met à fumer. Sa femme, elle, reste chaste, sauf quand elle croise un matelot, un soir alors qu’elle a consenti à boire un verre avec des amies. Elle couche avec le marin une fois, très vite, dans un endroit sordide. Ils sont tous les deux séparés, ils s’envoient en l’air chacun de leur côté avec des inconnus, mais à aucun moment ils ne cessent de s’aimer.
Quand la guerre est finie, ils se retrouvent enfin. On imagine les pigeons qui s’envolent, l’un et l’autre accourant, un halo lumineux et flou entourant la scène. Baiser, embrassade, étreinte, sourire et rire, et puis ils arrivent au lit. Ils se sourient, ils se font l’amour. C’est magnifique, et même, elle tombe enceinte sur le champ. Ils ont fait du bruit, les voisins poussent le son de leur vieux poste de radio. Et puis le couple enfin réuni discute, ils fument une petite clope à deux en regardant le plafond. Le tabac brun fait une fumée bleutée dans l’air de la chambre, c’est l’après-midi, un peu de soleil passe outre les stores de bois tressé.
Elle lui demande s’il a été fidèle. Il a un petit, un minuscule mouvement de crispation du bras sur lequel elle a sa tête reposée : elle a compris. Il ne ment pas, après le petit moment silencieux où tout semblait hésiter. Elle prend la nouvelle plutôt bien : c’est, à vrai dire, un soulagement. Déculpabilisation générale : elle y va de son aveu. Au départ il est choqué, c’est vrai ça, pour un homme c’est normal, mais une femme… Mais il accepte finalement, bien qu’il reste globalement silencieux. Il serre les dents, repense à deux, trois choses : c’était la guerre…
Et ils s’endorment.
Le lendemain, ils prennent le petit déjeuner. Du café, des toasts de pain de mie grillés avec un grille pain à l’ancienne : une grosse résistance, un maillage de fer parcouru d’électricité, rendu orangé par la chaleur, grand comme un petit cahier d’école, mais en plus large, contre lequel sont plaquées de part et d’autre les tranches de pain à l’aide de deux petites tiges de fer courbées, contraintes par des ressorts. Deux œufs, un peu de jambon, deux bols, deux cuillers, un couteau en bois sculpté, la petite abeille de Laguiole poinçonnée sur la lame. Un petit déjeuner à l’anglaise, qu’ils perçoivent comme une sorte de petit bonbon chic après leurs mois de misère. Ils se regardent tendrement, ils s’aiment comme jamais. Il porte un pyjama bleu clair, elle est en robe de chambre. A un moment donné, ils entendent du bruit dans la rue (car leur appartement donne sur la rue, ils sont au troisième, ils ont de grandes fenêtres avec des petits balconnets, la peinture blanche sur le bois des huisseries s'écaille un peu, et les rambardes de fers sont garnies de bac de géraniums) et il se saisit du couteau et égorge sa femme. Après, quand sa femme a fini de faire du bruit, il ouvre la fenêtre en grand et saute, en uniforme de parade et en chantant la marseillaise.

Et voilà pour l'histoire.

[Invité]

Ah oui, j'aime beaucoup cet effet de dérisoire, cette désinvolture... Sur le ton, j'ai pensé à du Nechez (un des auteurs qui publie ici). Une tragédie qui fait le pied-de-nez, ça me plaît !

Deux remarques :
« grillés avec un grille-pain (trait d’union) à l’ancienne »
« en chantant la Marseillaise »

[conselia]

Pan, dans mes dents ! Télégraphique et foisonnant à la fois, lourd de sens et léger dans la forme (les petits détails ménagers soulignant la dérision), quel régal…
Ce qui m’a vraiment plu ? « Après, quand sa femme a fini de faire du bruit, il ouvre la fenêtre en grand et saute, en uniforme de parade et en chantant la marseillaise. »
Va savoir pourquoi.

[Invité]

Emballez, c'est pesé, ou comment aller à l'essentiel. Encore que, un détour par ci, une déviation par là, pour le sel et l'effet de surprise réussi : A un moment donné, ils entendent du bruit dans la rue (car leur appartement donne sur la rue, ils sont au troisième, ils ont de grandes fenêtres avec des petits balconnets, la peinture blanche sur le bois des huisseries s'écaille un peu, et les rambardes de fers sont garnies de bac de géraniums) et il se saisit du couteau et égorge sa femme.
Inhabituel. Bienvenu.

[Kash Prex]

Un drôle de mélange de banalité et de tragédie, c'est finalement le ton du texte qui frappe encore davantage que la chute. J'ai beaucoup aimé les expressions (dont celle citée par conselia) qui minimisent les choses, les rendent dérisoires. Texte sympa =)

[Invité]

J'aime beaucoup cette façon inhabituelle d'écrire, elle a quelque chose d'intime ; au début de la lecture je me suis dit c'est pas de la littérature et si, c'en est !

[Invité]

J'ai vraiment beaucoup aimé. Net, sans bavures, impecc.

[Lunatiic]

Honnêtement, merci.

[mentor]

ha ! j'ai explosé de rire à la chute (chute, bon, d'accord, c'est lourd...)
m'y attendais pas
j'aime beaucoup la description minutieuse du couple, de leurs aventures séparées, de leurs retrouvailles, du grille-pain et de la rambarde, un amoncellement de clichés qui retient l'attention jusqu'à ce bouquet final
un traitement original, superbe !

[isa]

au début je n'y est pas vu grand chose d'autre qu'une dénonciation ironique de clichés trop souvent utilisés dans des scénarios... c'était sans compter avec cette fin imprévisible qui donne au texte toute son originalité et sa force. Bravo!

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