La transparence du monde

[Ba]

- Et là ?
- C’est atroce
- Si je descends ?
- Encore pire
- Ma chère madame, je ne vois pas d’autre solution que de poursuivre l’ablation en bonne et due forme
- Ainsi donc il ne me restera plus rien parvenue à la croisée des scalpels ?
- Je le crains en effet. Sed lex dura…
- Avez-vous au moins un champ de prothèses à m’offrir ?
- Dans votre cas ce sera bien inutile, nous nous acheminons vers un palliatif terminal.
- Merci de m’asséner la nouvelle aussi tranquillement.
- Je vous connais épaisse comme la muraille de…
- Surtout par une matinée aussi douce
- La muraille ?
- Non, la fin de saison
- Qu’auriez-vous souhaité entendre ? Que nous nous en sortirions ? Qu’une chance infirme vous pendait au fil ? Que le soleil se lève dans son trousseau de bonnes surprises pour les aveugles ? Qu’il suffit d’être vivant pour demeurer dense ?
- Je n’en demandais pas tant !
- Je vous aurais menti madame, dans une pâle langue éclairée aux bougies qui vous aurait endormie sans douleur ; imaginez votre réveil sous cire froide.
- J’aurais…
- Erreur madame ! terrible erreur ! et quelle souffrance en perspective ! Au moins vous savez à présent, vous savez.
- Quand procéderez-vous ?
- Le plus tôt possible, ne laissons pas la vacuité prendre le dessus ; je propose que nous achevions ce travail dès demain.
- Vers dix heures ?
- Parfait, j’aurais pris mon petit-déjeuner, vous serez à jeun, les conditions seront connectées pour répondre parfaitement aux exigences de la situation. Nous gagnerons madame, nous gagnerons.
- De la sorte je pourrai définitivement m’inscrire en creux dans ma fenêtre ?
- Sans aucun problème, et surtout y demeurer ! Avouez que vous gagnez au change, passer de la transparence de l’être à celle du monde, quelle avancée n’est-il pas ?

Le personnage ne répond pas. Il se demande si cette dernière partie de l’opération ne pouvait attendre des jours meilleurs, il suffisait simplement de laisser faire les choses assez bien ordonnées dans l’ensemble. D’un autre côté s’absenter en hiver serait plus recevable. Plus « logique », moins douloureux au peu d’êtres qui l’accompagnaient et demeuraient intacts. A moins que…

Bien entendu, lecteur, je n’ai aucune réponse à te donner, puisque je suis moi-même, et depuis longtemps, un reflet dans la fenêtre.

[Invité]

Ça commence avec un sourire et ça finit mélancolique. Tous ces détails disséminés en cours de lecture, toutes ces pistes amorcées qui mènent à l'explication finale dont le narrateur se défend. Encore un texte habilement mené, dont il se dégage en plus - et à mesure qu'on avance dans la lecture - une vraie poésie.

[conselia]

Terrible et glaçant. Tant de poésie pour un résultat aussi sombre, me voilà plombé pour la journée. J’aime particulièrement ceci : « Qu’une chance infirme vous pendait au fil ? » et beaucoup moins cela : « les conditions seront connectées pour répondre parfaitement aux exigences de la situation. » Encore que cela colle bien à la profession de l’interlocuteur.

[boc21fr]

Ça y est, je sais à quoi le style de Ba me fait penser :
un surréalisme sombre et grave...
Vraiment, j'aime bien...

[M-arjolaine]

Ce n'est pas la première fois que tu interviens pour parler au lecteur dans un de tes textes, mais cette fois-ci, vraiment... j'en suis bouche-bée.
J'ai vraiment aimé ce texte.

[elea]

Un sujet grave, lourd, survolé en peu de mots et pourtant tout est là : densité, force et sens. J’admire, comme souvent.

[lol47]

Depuis longtemps tes textes me parlent.
Mais plus que tes textes, la façon dont tu les écris.

J'ai toujours pensé que la seule façon de se protéger par devers soi était de sentir heureux.
Turbulence physiologique.

[Invité]

Brrrrrr, l'hiver sera froid.
Réchauffez les reflets.
Ba, je suis mouche bée aussi

[ubikmagic]

C'est joliment torché et déconcertant. En quoi consiste, en l'occurrence, l'opération ? Mystère.
En tous cas, un reflet qui nous touche, sans qu'on puisse dire en quoi. Bizarre, tout ça. Preuve qu'il y a un gros boulot à la clé. Chapeau !

Ubik.

[Polixène]

L'art du dérisoire, avec finesse et élégance . Humour noir déglacé au verjus de la poésie .
Trop tard, je suis Ba-addict.

[Hegar]

Le mystère du texte est passionnant. En général je n'aime pas quand le lecteur est interpellé, mais là c'est très efficace!

[Invité]

Tu me donnes l'idée d'une agence de voyage spécialisée dans les sports du néant.

[Arielle]

Plusieurs fois que je reviens à ce texte et pas moyen d'y trouver quelque chose à dire ... Je crois que mon inconscient refuse obstinément de regarder son reflet dans la fenêtre ! C'est dire si tu fais mouche, une fois de plus, Ba...

[Louis]

Ça commence par le Comment, début du texte tout autant que le taire. Mais il ne s’agit pas ici de taire ce Comment, il y a une parole à entendre avant le silence. Le commentaire, lui, a pour paradoxe de faire parler ce qui, dans un texte, tend à se taire ; de débusquer ce qui se terre dans une crypte non décryptée, dans le soubassement de la parole, l’hypogée des énoncés.

Comment ? De la manière avant la chose, du quo modo avant le quid : de façon atroce à encore pire.
Mais la chose n’est pas encore chose, mais un devenir, une « opération ». Opération minceur, non pour perdre du poids, - bien qu’il s’agisse de perdre aussi de la gravité - mais surtout pour perdre épaisseur et densité, et ne plus être une forteresse, une muraille contre l’invasion de la lumière, une clôture qui ferme sur une opacité, une intériorité.
La « chère madame », en effet, est en voie de perdre toute consistance, toute substance, tout être, et se trouver ainsi réduite à un paraître, une ombre, un reflet, un presque rien. On en vient ainsi à la « chose » qui, à partir d’un Comment, ne peut se réduire qu’à une apparence, une apparition, un fantôme.
Un fantôme hantera les vitres, un fantôme habitera les fenêtres sur le monde.
Sans épaisseur, forme transparente dans la transparence des vitres, elle sera traversée par les images du monde, habitée par sa transparence, quand il n’y a plus ni intérieur ni extérieur, ni dehors ni dedans, quand il n’y a plus d’être, plus rien de substantiel.
Un texte donc pour dire la disparition de « l’être » qui ne laisse place qu’à l’apparaître, fragile, éphémère, sans consistance, sans épaisseur, sans profondeur obscure.
Pour dire aussi le tragique de l’existence, la dame restera sur le « carreau », comme nous tous.

[Ba]

Je profite de ce que le texte est en haut pour vous remercier de vos lectures consistantes et saluer l'acuité de Louis qui a complètement saisi le reflet dans la vitre. C'est ainsi que nous nous pouvons nous apercevoir, parfois, à l'improviste, dans une fenêtre.
Chacune de vos lectures a densifié ce " vide ".

[Sahkti]

Et bien Ba, une fois de plus, tu me touches. La progression du texte est une une réussite; tu commences avec humour, férocité, absurdité aussi comme tu sais si bien le faire et tu nous emmènes vers quelque chose de plus doux, plus cruel aussi, terriblement humain. J'ai particulièrement aimé que tu délaisses tout artifice pour le faire, l'essentiel réside dans quelques mots que tu places aux bons endroits, c'est habile et très bien mené. Chapeau.

[Reginelle]

Tout a été dit mieux que je n'aurais su le dire.
au prochain texte, Ba

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