SPORT : Un Tram peut en cacher un autre

[Loupbleu]

Narine de Dragon est déjà là. Mais il est seul. Narine, c'est un vieux qui ne parle pas, sous un chapeau chinois, et qui fume par le nez. C'est lui qu'on a choisi pour arbitrer.

Le soleil est levé depuis un quart d'heure, il fait frais, l'herbe est encore humide commente Pattes de Lapin, mon entraîneur, histoire de causer. Pattes - c'est moi qui lui ai trouvé son pseudo - , il m'accompagne en toute occasion : il me porte chance. J'ai réussi à le faire venir cette fois, même s'il désapprouve. Il est pas encore là ? demande Pattes, juste pour parler, parce qu'à part Narine impassible, qui hausse les épaules, et une vache dans un champ, il est évident qu'il n'y a personne.

Je me débarrasse de mon anorak, je me mets pieds-nus, en kimono, sur la terre humide, un peu ridicule comme tout karatéka hors du dojo. Pendant que je commence les échauffements, Pattes s'approche de Narine, lui chuchote à l'oreille, l'autre plisse les yeux en acquiesçant. Il veut toujours se donner des airs orientaux, Narine, mais moi je sais bien : avant que ses cheveux blanchissent, c'était un petit blond originaire d'Aubervilliers. Pattes, Narine, c'est vrai qu'on a tous des surnoms plus ou moins débiles dans le milieu. Tram, moi, je m'appelle Tram, rapport à mon style locomotive et - pour les plus médisants - parce que ma vitesse est plus proche de l'omnibus que de celle du TGV.

Toujours personne en vue, je décide de commencer le kata. Pour un observateur inaverti, ça ressemble à une chorégraphie martiale ; en réalité, le kata, c'est un combat contre des ombres. Je bloque une attaque imaginaire, je défonce oi zuki * un plexus potentiel, balance un mawashi geri** dans une tête fictive. Je ratatine du fantôme, j'en renvoie des dizaines au cimetière ! J'ai du mal à me concentrer... Comment il fait, Pattes, pour discuter avec Narine ? Narine, je n'ai jamais entendu le son de sa voix, et là ils papotent, pas assez fort pour que je les comprenne, mais quand même... Qu'est-ce qu'il peut lui raconter ? Narine part même d'un éclat à rire...

Concentre-toi, je me dis, concentre-toi, tu te disperses... Je connais les gestes par coeur, je les répète obstinément, c'est la seule méthode que j'ai trouvée pour me dissimuler cette frousse indicible : des combats, des vrais, j'en ai jamais fait. Et Oeil de Tigre, c'est pas un minus ! Oeil, c'est un colosse avec une balafre de cinq centimètres sur la joue, Oeil se fait craquer la nuque avant le combat, Oeil en étale une douzaine chaque week-end, Oeil est une arme de première catégorie à lui tout seul. Oeil fait partie de la crème des assassins à mains nues. Et Oeil, c'était le mec d'une fille qu'on appelle Venin...

Venin, elle porte bien son nom, c'est une petite brune piquante qui maîtrise la position du cobra, et qui aime à ramper sur le ventre, particulièrement sur celui des hommes qui lui plaisent. Elle était avec l'Oeil avant de décider de m'inoculer. On est resté discrets, mais l'Oeil était dans notre tombe et regardait Venin. Ce combat, aussi débile qu'il paraisse, c'est la seule façon que j'ai trouvée pour ne pas me faire casser la gueule illico. Oeil a dû abuser de films de cape et d'épées dans son enfance : c'est lui qui a décidé d'en découdre ce matin, à l'aube, dans ce pré.

Concentre-toi, mon vieux, concentre-toi ! Je ne dois plus penser à rien. J'arrive en position de l'alouette, et je pousse un "kiaï", ce cri libérateur d'énergie qu'on exhale en contractant les abdos. C'est à ce moment précis, deux mètres, face à moi que je tombe dans les gros yeux d'une vache, l'un cerclé de noir, l'autre de blanc, façon yin et yang. La vache du pré qui regarde passer le Tram. Je reste bloqué dans le regard fascinant du ruminant.

Un regard de dix quintaux de chair ferme, qui ne s'effraie pas, qui a l'air de me dire, que cela est vain, qui témoigne sur pièce de sa force acquise en broutant et en paissant, un regard qui paisiblement affirme que son meuh vaut mille fois mon kiaï. On reste comme ça, une, deux minutes, une éternité, elle impassible à la mouche qui lui vole autour, moi au froid qui monte de la terre. Pattes et Narine discutent encore. Il semble que rien ne peut plus se produire.

Lentement, la vache tourne sa tête vers la gauche, lentement, dans un mouvement de vache. Oeil de Tigre arrive. A pas pressés, en soufflant fort, en nous hélant tout haut.

- J'ai été retardé, je suis là, je suis là ! Je suis chaud ! On commence ? On commence ?

A grandes enjambées, il approche, paraissant de plus en plus grand. Et puis l'imprévisible : Le grand corps d'Oeil vacille, il s'affale, en faisant résonner le pré. Il ne se relève pas.

- Sonné !
commente Narine
- Je crois, ajoute Pattes, je crois qu'il a glissé... Je crois même qu'il vient précisément de glisser sur une bouse !

Narines hausse les épaules, souffle son tabac pars le nez, et se met à rire. Alors, ma vache se retourne lentement vers moi :

- Meuh !

* coup de poing
** coup de pied tournant

[benedicte]

j'aime bien les manga et là j'ai retrouvé le scénario, les personnages, l'ambiance ce que j'ai moins aimé c'est les explications sur la débilité des surnoms ou sur les phases du karaté, dans l'histoire est-ce important? dans ton histoire on imagine bien les personnages, le décor, l'ambiance et la fin souvent difficile dans les petits textes est excellente, tout à fait dans la suite de cette histoire . Voilà en bref j'aime bien, d'ailleurs un exercice style manga ça serait bien sympa.

[Charles]

c'est vrai que ça a un petit style manga ! ça m'a fait pensé à dragon ball :-)) un texte bien souriant, vif qui m'a beaucoup plu. Rien à redire !

[Sahkti]

Suis quelque peu passée à côté cette fois, je n'ai rien ressenti de particulier, ni retrouvé ton habituel ton drôle et grinçant que j'aime bien. la fin (la bouse) me paraît un brin téléphonée. Pas mal écrit, même si trop explicatif à mon goût, mais ça manque un peu de liant pour moi et ça ne décolle pas vraiment, désolée.

[Krystelle]

Il y a des choses qui me plaisent dans ce texte, et le paradoxe c’est que ce sont ces mêmes choses qui coincent à mon avis : l’idée des surnoms par exemple. Elle est bien trouvée mais fonctionne mal. Trop caricaturale ou pas assez peut-être, je ne sais pas… Et puis, le « style locomotive » j’ai du mal à voir... Bref l’idée est bonne mais sans doute pas exploitée comme elle aurait pu, on en reste au stade surnom ridicule sans qu’aucune atmosphère particulière soit crée autour du ridicule en question.
De même pour la dimension pseudo-épique du combat et la dérision avec laquelle tu traites cette scène. Il y avait matière à faire quelque chose de très bon. La vache par exemple, sa présence et l’affirmation paisible de son « meuh », c’est bien trouvé et ça me plait, mais dans l’ensemble, l’aspect burlesque de la situation (chute sur bouse notamment) me semble en dessous de ce que tu sais faire.
J’ai parfois eu l’impression d’être passé à côté de quelque chose, comme si une certaine dimension du texte m’avait totalement échappée. Un troisième degré peut-être... ?

[benedicte]

kristelle lis quelques mangas tu verras rien à voir avec une troisième dimension juste le plaisir de découvrir une autre sensibilité

[Krystelle]

kristelle lis quelques mangas tu verras rien à voir avec une troisième dimension juste le plaisir de découvrir une autre sensibilité

C'est peut-être effectivement la référence "manga" qui m'a échappée. Il y a bien le "oi zuki" et le "mawashi geri" mais je trouve le rapprochement pas si flagrant. A la limite, Tekken 3 ou Street Fighter... peut-être oui :-)

[Giny]

Héhé j'adore ce petit texte
Très drôle, surtout les 3 premières phrases. Et puis moi, les noms loufoques ça m'a tjs faite marrer.
La chute est sympa aussi, non , rien à redire, léger et drôle.
Pourtant avec les arts martiaux c'était pas gagné...

[mentor]

Ah j'ai pas vu de mangas moi ! Et j'ai bien rigolé. Même si les surnoms sont un peu tirés par les couettes, ça ajoute au côté déjanté de ce combat improbable.
C'est si vrai : "un peu ridicule comme tout karatéka hors du dojo" ! ;-)
Adorable cette brave vache pas folle.
Bref j'ai bien aimé ce clip, merci Loup.

[benedicte]

pas question de zuki ou de mawashi ça c'est de la technique juste l'émotion de princesse mononoke ou du tombeau des lucioles!!

[Loupbleu]

Merci pour vos commentaires !
Je n'avais pas l'intention de faire dans le style "manga", mais c'est vrai qu'avec le cocktail karaté + humour, on peut y voir ça.

Sinon, désolé, ce texte est raté (au moins par rapport au projet initial).

L'idée [la troisième dimension dont parle Krys ???] (vous allez voir à quel point j'ai des idées tordues), c'était à partir ce singulier combat contre les ombres qu'est le kata, explorer le rapport au corps de l'autre (d'où les pseudos, l'adversaire, l'amante, la vache) et tout ça en faisant dans le léger et le rigolo !

Du coup ça se perd en détail, ça explique trop, et ça ne développe pas l'idée de base qui se voulait percutante (mais comme on voit, ça peut arriver à tout le monde de glisser sur la bouse).

[Zou]

J'ai clairement distingué deux parties dans ton texte Loup.
La première va jusqu'à la rencontre avec le ruminant et l'arrivée d'Oeil de Tigre ensuite.
La première partie est pour moi réussie parce que j'y ai retrouvé tes ingrédients habituels qui me ravissent toujours.
J'ai trouvé la seconde un peu en retrait, moins travaillée, plus superficielle et la chute dans les deux sens du terme m'a parue un peu trop facile et le texte nettement en dessous de la qualité de la première partie et d'une façon générale de ce que tu écris d'habitude. Donc si un jour tu le ressors de tes cartons, touche pas au début et retravaille la fin !

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