D'une traite seule

[solfa]

deux apprentis bohème, deux vrais faux beat générés, qui se cloîtrent, à quatre mains pour écrire, dans une maison perdue, entre forêts et champs d’un bout du monde, pour trouver enfin quelque chose à dire, cuvant et décuvant jamais pour être de bons poètes, mais peut-être incapables de faire quelque chose de vrai avec les mots, perdus et transis de froid par la fatigue, hilares sans raison, enchaînant les verres sans conviction, et sans voir qu’ils ne sont, à ce moment précis, absolument pas les premiers, et sans se rendre compte non plus que le temps file de plus en plus vite, l’un gobant les mots de l’autre, l’un et l’autre échangeant leurs morts, en gardant dans un coin l’idée permanente qu’au final, vitesse ou pas on tourne en rond, sur la route, dans ce salon, que c’est déjà vu le Bukowski le Breton le Kerouac sur les assiettes qui restent intactes, au dessus de l’évier blanc ébréché à gauche, le robinet plic-plocant de temps en temps, des assiettes empilées en deux colonnes blanches aussi, comme une image de pureté et de luxe qu’ils savent autrement plus inaccessible et plus vieille qu’eux, eux, eux jeunes et pauvres de tout, des objets d’un simple salon, en tout plus vieux et plus durs que leurs petites expériences vécues, parce qu’il le savent bien, au fond, au tréfonds, au très profond d’eux même que même la plus simple assiette bon marché, achetée par un vieux propriétaire, vouant la maison héritée à la visite, à l’occupation d’étrangers plus ou moins crasseux mais se nourrissant sans doute, la plus simple assiette donc avait plus, beaucoup plus d’histoire et de vie, de poussière accumulée, que les plus anciens de leurs rêves,

et puis, ils décident un texte où aucun mot ne se répète, pour appauvrir cette langue usée jusqu’à la lie, sans savoir trop pourquoi, bue et recrachée de bouche à oreille, vidée par les salives accumulées, pétrie avec un détachement coupable, une froideur de mortes desséchées : ça leur est pénible, c’est difficile, dur, bloc lourd, rouge, inamovible, où deux, trois verbes, pronoms, articles veulent exister, perdurer, refusent l’évanouissement,

et puis ils décident que c’est eux-mêmes qui sont nés usés, que leur monde est de rechange, dès l’origine, et la poésie est comme le monde : c’est une grande roue – placée là comme pour reprendre les vieilles images médiévales – une grande roue où la fortune est une tortionnaire, une guêpe et une fée, c’est une grande roue mais cette fois-ci guidée par des bâtons d’enfants pauvres à jamais, les poussières collées sur leurs chevilles maigres et nues, une grande roue par le sort le hasard ou même un dieu, une roue qui jamais ne tombe ni ne s’arrête, c’est l’enfant qui s’évanouit bien avant, et un autre vient et le foule bientôt, des larmes au fond des yeux

qui réclament
le jouet l’abandonné
la roue au fond
soulevant la poussière
le corps l’abandonné
des larmes au fond
étouffés de poussière
inertes bientôt ; et qui réclament

[Hellian]

au-delà de la performance qui, à elle seule, ne peut justifier un titre, ce texte est particulièrement intéressant, voir prenant, peut-être justement en raison de cette gageure qui en fait un long mouvement récitatif pénétrant comme une chignole.

Curieusement, j'aime assez, dans la deuxième partie, la répétition des « et puis… » qui scandent avec une obstination le récit.

j'aime beaucoup, notamment :

et puis ils décident que c’est eux-mêmes qui sont nés usés, que leur monde est de rechange, dès l’origine, et la poésie est comme le monde : c’est une grande roue – placée là comme pour reprendre les vieilles images médiévales –

Au plaisir de vous relire !

[Invité]

J'ai trouvé quelques idées intéressantes, mais pas la forme utilisée pour les exprimer.
Ce parti pris d'une seule phrase sans points ni majuscules, à la lecture m'a beaucoup gêné. C'est essouflant.
Je l'aurais toléré à la rigueur pour les deux dernières parties que j'ai préférées.

[Invité]

J'ai adoré. Il y a une vraie atmosphère (le robinet plic-plocant, c'est génial), et une reflexion désabusée sur l'écriture. Le parti-pris de la forme était risqué, mais c'est une grande réussite, parce que la phrase reste légère est facile à lire. Et puis surtout, il y a une raison pour cette forme, se justifie tout à fait par rapport au texte. Bravo.

[Sahkti]

Quelques fautes orthographiques de ci de là, détail.

Un rythme et une respiration qui me plaisent car c'est trépidant sans jamais couper le souffle, tout ceci tient la route, tant sur la forme que sur les idées exprimées, qui s'épanouissent à mes yeux pleinement dans ce choix narratif. Ce n'est pas léger mais c'est fluide et ça permet à quelques thèmes de se distinguer parmi d'autres car la désillusion se voit associée à une musicalité qui lui donne tout son charme.
J'ai vraiment pris beaucoup de plaisir à lire ce texte, c'est une forme poétique que je trouve séduisante et pas si aisée que cela à manier, alors bravo.

[Invité]

- votre avatar est superbe, j'aime particulièrement les arbres surpris sous cet angle, un jour je vous présenterais Tilleul.
- je ne sais pas bien commenter après 6h le matin, mais ce poème le vaut bien, même avec un vilain commentaire
-vous me réconciliez avec un poème traitant de la création, merci.
-merci d'être venu dire bonjour ce matin (ou venue, je ne sais pas, pas important)

[Yoni Wolf]

Vraiment. C'est très très bon. Et ce n'est pas de la lèche. Je ne sais trop quoi dire d'autre, ce qui est rare. Bravo.

[gaeli]

Au fond, au tréfonds, au plus profond de moi-même, je n'ai pas accroché à cette cacophonie de mots dans une seule phrase.... C'est lourd, essoufflant et se rendre à la fin est un défi que je n'ai pas relevé...Désolée

[Marvejols]

Il y a du Bruegel dans les parties 1 et 3. Et dans ce texte qui nous transporte dans un ailleurs de la vie, semblant mêler les temporalités, cette pépite (il y a d'autres bonnes choses à picorer -pour qui picore) :

la plus simple assiette donc avait plus, beaucoup plus d’histoire et de vie, de poussière accumulée, que les plus anciens de leurs rêves,

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