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Sophia contre la raison

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elea
wald
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Message  wald Jeu 4 Nov 2010 - 22:06

« Et c'est ainsi que la gnose a traversé les âges, tantôt hérésie chrétienne, tantôt sagesse néoplatonicienne. Et si le manichéisme a porté jusqu'à nous l'idée d'une opposition frontale entre deux principes irrémédiablement antagonistes, sa beauté des origines a au contraire résidé dans l'imperfection du démiurge, non pas égal, mais émanation du principe originel. C'est en tout cas l'avis exprimé par Valentin dans ses commentaires ».

« Poil au derrière ! »

Je faillis me retourner pour identifier l'auteur de cette remarque quand je réalisai soudain que c'était de ma bouche que les mots étaient sortis. Au sourire de l'Abbé Grégoire, je compris qu'il avait tout calculé, son discours n'avait été qu'une ruse destinée à endormir ma vigilance, dès ma garde baissée il avait lancé l'hameçon et j'avais mordu. Le baron et la baronne étaient mortifiés mais les gens du monde ont la politesse de l'indifférence et ils maîtrisaient leur indignation en observant fixement leurs genoux. L'Abbé était si satisfait qu'il se souriait à lui même, il avait ce genre de regard qu'on tourne à l'intérieur de soi dans ces moments où l'on s'aime tellement qu'on éprouve même plus de dégoût à admirer ses propres tripes. Je choisis pour ma part la désinvolture. En évitant à tout prix de croiser le regard de Sophia, j'observais les nuages par la fenêtre. Après environ un quart d'heure, je commençais à ressentir tout le ridicule de la situation, le silence était pesant mais je ne pouvais décemment pas relancer la conversation et quitter ma posture comme si rien ne s'était passé. Je pointais un nuage du doigt et dis à haute voix "cumulonimbus". Mes futurs beaux parents abandonnèrent leur prostration et regardèrent à leur tour le ciel. C'est enfin la pédanterie de l'Abbé qui me sauva, il ajouta " Le soulèvement dit synoptique du nuage est le résultat des processus de la dynamique en atmosphère stable, dans un écoulement stratifié.". C'est à ce moment que nous avons remarqué Sophia, étendue sur le sol derrière nous. Le docteur nous a expliqué que ça avait dû se passer dans les toutes premières minutes. Elle s'était étouffée en mangeant une madeleine et personne ne l'avait remarquée tellement nous étions préoccupés à nous ignorer les uns les autres. Je me souviens encore des paroles exactes du docteur "elle est morte comme un poisson!", et il mimait un mouvement d'ondulation avec le bras pour simuler l'animal s'agitant hors de l'eau.

Le baron souffrait de la perte prématurée de sa fille, mais à cette douleur bien naturelle s'ajoutait la gêne qu'il éprouvait envers moi. J'étais déjà rentré dans sa famille depuis près d'un an, il m'avait présenté à ses relations comme son fils et nous étions pourtant désormais étrangers, sans relations aucunes. Il craignait que ma disparition, qui serait dans son esprit presque comparable à une fugue, ne soit défavorablement perçue dans son entourage, il la ressentait comme une perte d'autorité. L'idée lui vint donc de me proposer de m'adopter. Si ce projet me sembla au premier abord absurde, je me rendis compte que je n'avais pourtant aucune objection rationelle à lui opposer.

Je compris par la suite le parti financier que je pouvais tirer de ma nouvelle situation, unique héritier d'une appréciable fortune, mais je savais la fragilité de mon sort, suspendu à la menace constante d'une attaque de l'Abbé. C'est en privé qu'il porta son premier coup. Je le croisai alors qu'il sortait de la cuisine, avec gravité il me dit "vous rendez-vous compte que vous avez failli épouser votre propre soeur?", et il m'abandonna sur cette idée. Sa logique était imparable, elle allait devenir ma soeur et j'avais failli l'épouser, plus je me répétais ces mots et plus j'avais envie de Sophia, envie doublement contrariée, en premier lieu par le tabou ancestral de l'inceste, en second lieu par la contingence de sa mort inopportune. C'est dans cet état d'excitation paradoxale que je devais assister à sa mise en terre.

L'Abbé avait pris place devant le tombeau ouvert, l'assistance d'une cinquantaine de personnes réparties sur trois rangées de chaises lui faisait face. Il me faut ici rendre honneur à l'Abbé, son oraison fut sobre et poignante et derrière la mort de Sophia nous comprenions que c'était toutes nos vies qu'il nous fallait repenser devant l'éternel.

"Evolée la Sophia!" déclamait l'Abbé. "Disparue de chez disparue la mémère. Toc Toc. Qui est là? Plus personne! Plus de petits pieds blancs, noirs les pieds, tout noirs! C'en est fini des dégueulasseries du coeur et du ventre, les petites histoires de derrière les buissons. Fini les petits cadeaux, les petits cerceaux, que des vers maintenant!". Il avait abandonné la pédanterie de l'autre matin, et avec la subtilité et l'éloquence d'un Bossuet il jouait de notre âme comme d'un violon à nous en faire raisonner le coeur au diapason de la musique des sphères. Soudain, son discours se fit moins véhément, il balaya des yeux l'assistance avant d'arrêter son regard sur moi, j'étais captivé et totalement sous son emprise quand, avec un sourire cruel, il prononça ces derniers mots "C'est du moins l'opinion exprimée par Lao-tseu dans son livre de la grande vertu"...
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Message  Invité Ven 5 Nov 2010 - 11:33

Complexe et intéressant. Cela fait partie d'une nouvelle ? Ce qui expliquerait peut-être que certains éléments ne soient pas clairs d'emblée (la relation du narrateur avec les autres membres de la famille, par exemple : " J'étais déjà rentré dans sa famille depuis près d'un an,"je pense qu'en reformulant cette phrase on peut donner une idée plus limpide de la situation) ou parfaitement crédibles : l'étouffement de Sophia, que personne ne remarque. Toutefois, je pense qu'il s'agit là d'un problème de temps : "C'est à ce moment que nous avons remarqué ("remarquâmes", pour rester dans le ton de ce qui précède) Sophia, étendue sur le sol derrière nous. Le docteur nous a expliqué (et donc : "expliqua". J'ajouterais même : "par la suite", pour être clair) que ça avait dû se passer dans les toutes premières minutes". De même, je verrais plutôt un passé simple ici : "Après environ un quart d'heure, je commençais à ressentir tout le ridicule de la situation".

Je suis très curieuse d'en savoir plus sur la nature de ce texte.

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Message  elea Ven 5 Nov 2010 - 22:54

Beaucoup aimé ce texte. Bien qu’il soit court, les personnages sont bien croqués et même si on a envie d’en savoir plus sur le comment du pourquoi ils se retrouvent ensemble (le lieu me semble mystérieux aussi), on s’attache à l’essentiel : le ballet des relations ; la principale, celle entre le narrateur et l’abbé est très intéressante et bien rendue dès le premier poil au !

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Message  CROISIC Sam 6 Nov 2010 - 16:53

Comme Easter, je me pose des questions. Poil au menton (bon, pardon, c'est trop facile) ! Bien aimé ce texte et curieuse de savoir si début ou suite il y a ou aura.
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Message  Invité Sam 6 Nov 2010 - 23:48

juste un petit mot pour vous dire que j'ai lu, mais que je m'abstiens de me prononcer sur ce texte, étant donné que je ne saisis pas bien son contexte. Cependant, c'est évident qu'il y a une belle plume et un vrai sens de la psychologie.

Sachez que vous pouvez publier ici des textes longs : il faut créer un fil, et toujours poster sur le même fil. (à la cadence que vous souhaitez)

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Message  Rebecca Dim 7 Nov 2010 - 7:50

Etonnante histoire où le langage semble être l'arme d'un crime largement prémédité, sa forme élaborée permettant de pousser sa victime jusque dans ses derniers retranchements, capillaires et fessiers , étalant l'expression de son incapacité à parler complexe (ou son ennui mortel ? )
Etrange pays où les oraisons funèbres s'inventent en babillages guère plus élaborés qu'un bon vieux pipi caca boudin et cela afin que les âmes en puissent être émues

Qui est cet abbé Grégoire ? Il semble être seul à pratiquer tous les niveaux de langage . Le narrateur avec sans doute beaucoup d'efforts ne peut que montrer le ciel avec le doigt , expression gestuelle primitive, et prononcer un mot , un mot savant, cumulonimbus, sans même songer à l'entourer de ce que les nantis grammaticaux nomment une phrase, et ceci pour se faire pardonner son incongruité antérieure.
Un texte bien écrit , qui ne ronronne pas (dans lequel on meurt comme un poisson ;-)))
Je suis intriguée. J'aime bien .
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Message  silene82 Dim 7 Nov 2010 - 9:37

Un joli concentré, rapide, ouvrant des sentes étroites dans une selve luxuriante, qui a le talent de piquer la curiosité ; indéniablement, on a envie d'en savoir plus sur ce parangon de savoir d'abbé, et sur le baron, et sur cette incestueuse putative morte si inopinément. Suite y aura-t-il ? Je l'espère.
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Message  Sahkti Mar 30 Nov 2010 - 11:17

Etrange texte, dont le côté absurde et surréaliste me séduit. Le personne de l'abbé est un drôle de bonhomme, mais le narrateur semble l'être tout autant et si au départ, j'ai trouvé frustrant de ne pas en savoir plus sur lui, à la fin de ma lecture, c'est justement un élément que j'apprécie car cela me laisse le pouvoir d'inventer énormément de choses à son sujet.
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