Décalage horaire

[Ba]

Les matins descendent en chaussettes pour ne pas réveiller l’enfant. Ils ont raison de prendre ces précautions là. On ne sait jamais.
La dernière fois qu’un « six heures » est sorti de la nuit ébouriffée, la plus jeune fille du facteur l’a dévoré par derrière. « Encore un matin à enterrer ! » s’est exclamée la communauté en larmes. Ces petits êtres ne s’imaginent pas la cérémonie que la disparition de l’un d’entre nous déroule.
Quand bien même, ils continueraient le carnage.
Le « grand soir » nous le rappelle à chaque veillée :
- Méfiez-vous de l’enfant do
- Quand il dormira bientôt
- Pour vous il sera trop tard !
- Mitard
Nous reprenons le refrain en chœur tant la chanson nous est familière.
J’ai perdu pour ma part, trois membres de ma famille. Par imprudence. « Matin câlin » mon père adoptif, « Sonnez matines » ma demi sœur, et « Grasse matinée » une tante par alliance décapitée la veille du « jour le plus long » en visite chez nous.
Depuis, j’avoue éprouver une grande méfiance envers ces avortons rusés.
Je leur connais mille tours, mille feuilles sous l’oreiller pour nous surprendre. Un œil ouvert, l’autre fermé, les mains sur le drap prêtes à bondir et nous étouffer. Ils ne s’attaquent jamais au « plus fort de la journée », non, c’est toujours sur nous que tombe leur appétit. Nous sommes trop maigres et hésitants. Paresseux aussi. Mon oncle « Matin brun » ne se prive pas de le déclamer à chaque occasion :
- Les « petits matins » ne feront pas les grands midis s’ils continuent à se vautrer dans le spongieux.
- L’avenue appartient à ceux qui échappent aux égorgeurs d’aurore.

Il en a toute une panoplie de ces expressions qui ne nous servent à rien. Même « nuit blanche » ricane en se trémoussant.
Pourtant, je sais bien que cet oncle un peu solennel a raison. Si nous voulons devenir de « grands midis » solides et lumineux il nous faudra marcher en silence dans les corridors hantés par les enfants de la nuit aveugle.

[Rebecca]

C'est comme ces lendemains de fête ou de défaites vers la faim de l'année.
Un texte Barré c'est à dire normal pour auteur décalé voire décalqué.
Evidemment un festin en forme de feston qui réjouit le lecteur.

[Invité]

Un gros coup de coeur pour la poésie de la première phrase, préambule à ce texte inventif et réjouissant. J'en reprendrais bien une tranche. De cinq à sept ?

[Igor23]

ça vaut ce que ça vaut, mais moi j'aime beaucoup !
Le début, très destabilisant, m'a tout de suite happé, et je trouve ça sincèrement très fort.
Jusqu'aux égorgeurs d'aurore, j'ai été transporté dans un autre monde complètement surréaliste, et j'adore ce genre de voyage immobile.

Par contre, je regrette un peu le dernier paragraphe, la conclusion me parait un peu faible par rapport au reste du texte (c'est juste mon avis, qui ne vaut pas grand chose, et qui n'est en aucun cas un jugement de valeur) (je suis nouveau ici, je prends peut être trop de précaution, mais en la matière, l'excès n'est certainement pas nuisible) (Bref ...) Les derniers mots sont très puissants, "les corridors hantés par les enfants de la nuit aveugle". Mais je regrette beaucoup la première phrase de ce dernier paragraphe. Un peu bancale à mon goût, qui m'a tout de suite fait sortir de l'ambiance. C'est peut être voulu ? J'en suis encore à me poser la question. J'ai eu l'impression que l'auteur commentait son propre texte. Je sais que j'ai tord, mais ... voilà, c'est l'impression que j'ai ressentie.

[Rebecca]

Oui j'avoue j'ai eu la même réserve quand j'ai lu "Il en a toute une panoplie de ces expressions qui ne nous servent à rien", on retombe dans la réalité ordinaire avec cette phrase, dans une sorte de facilité, j'aime mieux quand les clefs ont été perdues et qu'on doit se démerder soi-même pour crocheter les serrures de tes textes. Seul bémol.

[Invité]

très intéressant, et la gaudriole du verbe cache un ton vif qui me fait rire jaune. C'est très bon, y compris quand le narrateur me précise que ce n'est pas tout.

[Invité]

Pauvres petits matins :
J'aime les gens comme toi, Ba, qui sont pleins de sollicitude pour ces petites heures...un texte dont la poésie me fait sourire, quelque chose de féerique. Tu pourrais t'appeler Alice.

[Invité]

Je ne t'avais jamais lue dans ce registre poétique : ça te va très bien, j'ai beaucoup aimé ce texte tendre et original !

Quelques remarques, si tu le permets :
- " ces précautions là." : précautions-là ("là" a ici une valeur démonstrative, d'où l'emploi du trait d'union ;-)
- "- Méfiez-vous de l’enfant do" : pour introduire un dialogue, comme disait l'autre, le tiret ne suffit pas. Il faut utiliser un tiret demi-cadratin (« – ») ou cadratin (« — »).
- L'absence de points dans le "dialogue-chanson" est-elle voulue ? J'ai l'impression que oui.
- "solides et lumineux il nous faudra" : et lumineux, (virgule) il nous faudra...

[Maryse]

Superbe

[Sahkti]

Ba ou mon petit régal.... je ne te lis pas assez !
Ne serait-ce déjà que pour L’avenue appartient à ceux qui échappent aux égorgeurs d’aurore

[Invité]

Il y a des moments où avoir une mémoire de mouche blanche est agréable : je l'ai relu comme la première fois et j'ai de nouveau éprouvé le bonheur qu'on a quand on découvre tes textes, Ba !

[Invité]

Chez moi, il y a une " Grasse soirée" Elle est très vieille et très sage.

[sally9394]

Ce texte est superbe et me rappelle pourquoi j'aime tant l'écriture! Sincèrement, simplement, bravo! Et continuez à nous faire rêver...

[Lizzie]

Oh, oui ! Un café serré et ton texte, tout aussi concentré, c'est un bonheur... Rien à redire, juste du plaisir à savourer les expressions et l'inventivité.

[Contenu sponsorisé]