Toute-puissance

[Yugoski]

Tout a commencé l'année dernière, début novembre. Marc marchait vers le tramway, il avait déjà treize minutes de retard. Il portait une doudoune, un jean classique et une paire de converse grise. En face de lui, dans le dernier virage menant au tram, un cycliste déboula. Marc le regarda. Le cycliste tomba. Sa roue tourna à 90 degrés, bloquant la course du vélo. La tête la première, le mec s'écrasa au sol. Le conducteur de la voiture derrière ne fit pas attention, probablement car lui aussi était pressé. Le cycliste mourut sur le coup, dans une souffrance que Marc devina atroce. Paniqué, il prit ses jambes à son cou et attrapa le tramway suivant.

Arrivé en cours, il tût ce terrible drame. Il avait honte, il avait peur. Peur d'être coupable. C'était idiot mais cette idée ne le quitta pas. Il resta seul durant toute cette journée et la chaleur du soleil brûlant lui donnait la sensation d'étouffer. Il n'avait pas beaucoup d'amis dans sa classe. En fait, il n'en avait pas un seul et le fait de garder cet étrange sentiment pour lui n'arrangea pas les choses. A partir de ce jour-là, il se sentit seul, éloigné, distant. Il voyait tout d'un autre œil, ses mots étaient calculés. Il finit par se sentir puissant. Personne ne le comprenait. Personne ne cherchait à le comprendre, il intimidait ses camarades. La tension se fit de plus en plus forte et un jour, vers mi-décembre, une dispute éclata. Elle opposait Marc à Charlène, une jeune fille originaire de Compiègne qui ne jurait que par elle-même. Ouvertement, Marc lui reprocha sa superficialité, sa sale manie de toiser les gens. Charlène était une fille certes gâtée mais pas dénuée d'intelligence et ses arguments furent plus convaincant que ceux de Marc. La classe se rangea derrière elle. Furieux, Marc sortit du cours. Il rentra chez lui, bu un coca et regarda Eraserhead de David Lynch. Il fit un cauchemar à la troisième personne, il se vit dans un cercueil, enfermé, complétement flippé ; son crâne était sur-dimensionné. Il se réveilla en sursaut et à ce moment sa télévision s'alluma.

Le lendemain, il prit le chemin des cours en traînant les pieds. Beaucoup d'heures aujourd'hui, des cours chiant dont il se désintéressait chaque jours un peu plus. Et Charlène n'était pas là. On apprit qu'elle était morte, brûlée dans son appartement. Le cœur de Marc frappa sa cage thoracique avec violence. Il se dit que ce n'était pas possible, que ce genre de chose ne pouvait pas arriver. Charlène habitait à quelques pas de la fac, dans une résidence pour étudiants, et Marc s'y rendit à la pause de midi. La façade avait été entièrement noircie par les flammes. A l'intérieur de la pièce des hommes en uniforme s'agitaient. On ne trouva aucune cause plausible à cet incendie. Très vite, on parla d'homicide et de meurtres prémédités.

Marc sentit le besoin de se confier, de parler. Son cousin Luc lui proposa un badminton vers 19h, il accepta. Il gagna toutes les manches par des scores ahurissants. Cela impressionna Luc, sportif d'un niveau potable quoique plus porté sur le ping-pong. Après ce match, Marc parla de ses problèmes. Luc était un type très rationnel, il étudiait la chimie et son esprit scientifique ne lui permit pas de s'ouvrir à ce sujet. Thalès mesurait la hauteur de pyramide mais Luc ne parvint pas à aller au-delà du bout de son nez. « C'est n'importe quoi, lui dit-il, c'est de la pure paranoïa. T'as toujours été bizarre, Marco, mais là sa dépasse tout ce que j'ai pu entendre. Et puis, comment t'as fais pour progresser comme ça ? T'as jamais fais de sport de ta vie et tu me mets une branlée comme ça ? » Marc n'avait pas tant d'affinité que ça avec son cousin mais jusqu'ici il ne le pensait pas si hermétique. « Je ne suis pas fou et je ne suis pas plus bête que toi. Des coïncidences et toujours des coïncidences, c'est pas bizarre, ça ? C'est facile de raisonner comme ça peut-être ? On a pas de soucis à se faire, au moins.»

Le lendemain soir, il rentra et trouva sa mère effondrée sur le sofa du salon. Luc avait été tué sur la route. Les experts s'étaient mit d'accord sur le fait qu'il avait calé sur l'autoroute et qu'un poids lourd l'avait emboutit par l'arrière. Son corps ressemblait à un gruyère, perforé de toutes parts par divers composants du véhicule. L'enterrement eut lieu un dimanche matin, Marc pleura comme jamais il n'avait pleuré auparavant. Le cercueil fut emporté et conduit dans un cimetière. Trois coïncidences, c'était déjà trop. Tout le monde était vêtu de noir, tout le monde pleurait. C'était un moment horrible, son premier enterrement. La première fois, c'est toujours un peu douloureux. Et surtout, il prit conscience de sa puissance. Il se dit qu'il était une sorte de Dieu, l'idée d'avoir son mot à dire sur la vie et la mort lui monta rapidement à la tête. Il pouvait devenir le maître du monde, punir ceux qui s'opposaient à sa volonté.

Son premier acte fut de recontacter son ex-copine, une jeune fille brune avec un corps superbe et très douée au lit. Il l'attendit un soir au bout d'une ruelle. Elle rentrait des cours, le dos voûté par un sac qu'on aurait crû remplit de briques. Il lui demanda de revenir, de larguer son copain actuel et lui promit une vie de folie, si seulement elle acceptait. Étonnée, cette dernière resta sans voix. Évidemment, elle refusa. Elle avait aimé Marc mais il l'avait trompé avec sa meilleure amie, elle ne pouvait pas lui pardonner. Marc était un connard et ne méritait pas d'amour de sa part. Elle le laissa en plan, entre les deux murs étroits de la ruelle. Un mois plus tard, elle apprit sa séropositivité ainsi que celle de son nouveau copain. Ils se défenestrèrent ensemble, un jeudi après-midi vers quatorze heure.

Marc ne sortait plus de chez lui. Il découpait les avis de décès dans les journaux et se constitua en quelques temps un album assez conséquent. Les coupures de journaux parlaient souvent de mort horribles et insensées, voire incompréhensibles. Sa mère s'inquiétait. Elle tenta de lui parler. Marc connaissait les conséquences. Il se concentra pour rester calme afin que ce pouvoir cosmique ne s'abatte pas sur sa propre mère, la femme qu'il aimait le plus au monde. « Qu'est-ce qui ne va pas mon fils, pourquoi ne vas-tu plus en cours ? Reprend-toi en main ! Sort tes doigts du culs ! »

Malheureusement, et contrairement à ce qu'il avait semblé croire, il ne contrôlait strictement rien et sa mère mourut d'une « mort naturelle » la nuit suivante. Il n'avait pas réussi à s'endormir et il se levait toutes les heures pour vérifier l'état de la vieille femme, celle qui avait souffert pour lui donner la vie. Vers cinq heures du matin, il la retrouva glaciale, frappée par la malédiction. Il se dit qu'il fallait rapidement remédier à ce problème, avant que tous ses proches ne disparaissent. Il contacta alors le marabout Kintabala, docteur ès magie blanche spécialisé dans l'exorcisme et la guérison miraculeuse. Il était installé au coin d'une allée bordée de saules pleureur, dans une vieille maison dont l'état poussiéreux empêchait Marc de respirer correctement.

Le « sanctuaire » du marabout Kintabala était assez précaire, reflétant bien sa situation d'escroc ayant du mal à joindre les deux bouts. Marc s'installa dans un siège recouvert par une bâche en plastique, fut prié de cracher dans un sceau remplit d'une eau fétide dans laquelle baignait deux cadavres de poissons pourris. Le marabout plongea les deux mains dans le sceau et se badigeonna de cette immonde substance. Là, les pupilles de ses yeux disparurent et il entra en transe : Il se leva, se déshabilla et imita des bruits d'animaux étrange tels que la vache, le cygne et le paon. Puis, plus rien. Kintabala se rhabilla, se rassit et demanda trois cent euros. « Vous voilà guéri, jeune nègre blanc, » lui dit-il. Blême, Marc rentra chez lui.

Deux semaines plus tard, on retrouvait le corps déchiré de Kintabala. Sur son torse était gravée des étoiles sataniques et de diverses phrases d'une langue inconnue. C'est à ce moment là que Marc se rendit compte de son erreur. Il ne pourrait jamais se soigner. La malédiction s'était emparée de lui comme l'état s'emparait des médias.

Il enfonça un couteau à viande dans son thorax et fit glisser la lame jusqu'à son nombril. Rien ne se passa. Il était devenu immortel.

[Celeron02]

Une nouvelle fantastique intéressante, je pense, mais comment passe-t-on d'un sentiment de culpabilité à la toute-puissance ?

Est-ce d'ailleurs une puissance, ou bien une impuissance ? Je doute de la toute-puissance de ce personnage.

(sinon il y a des problèmes d'orthographe, moins importants)

[Yugoski]

Et bien je pense que l'isolation de Marc ne lui permet pas d'avoir un rapport aux autres cohérents. Alors il s'enferme, se rassure, se persuade de sa supériorité.

Penses-tu qu'il faille ajouter cette précision ?

[Celeron02]

Pas forcément le préciser, l'amener mieux, peut-être avec du discours rapporté - où les pensées du personnage seraient directement visibles (des jugements sur d'autres personnages, par exemple ?).

Illusion du solipsisme... la toute-puissance, ce sont les enfants qui ont parfois ce phantasme, je crois...

[Yugoski]

Ainsi que les toxicomanes dans certaines périodes.

"Est-ce d'ailleurs une puissance, ou bien une impuissance ? Je doute de la toute-puissance de ce personnage."


Exactement, c'est LA question que l'on peut se poser après lecture.

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