Est-ce ainsi que les hommes rêvent ?

[Loupbleu]

...

Est-ce ainsi que les hommes rêvent ?




- J'ai rêvé que je me faisais agresser. C'était atroce, je pouvais rien faire...
- Tu pouvais faire ce que tu voulais, je lui réponds.

Nos voix sur la route humide au milieu des larges bâtiments éteints prennent un timbre particulier. Le parking est désert, il n'y a, un peu plus loin, que la rangée des clio blanches de service. Franck parle grave, comme si ça accrochait au fond de ses tripes.

- Je pouvais rien faire, ils étaient trois, un qui bloquait mon bras gauche dans le dos, un qui me mettait un cutter sous la gorge, et l'autre...
- C'était un rêve. Tu pouvais faire ce que tu voulais. En plissant les yeux, tu les pulvérises au rayon laser, tu les dynamites avec tes postillons, tu te téléportes, ce que tu veux, c’est un rêve… Ou alors même, tout connement, tu te réveilles.

Frank colle l'oreille à son talkie-walkie, je ne peux pas voir s’il sourit ou s’il s’agace.

- On est devant le bâtiment C, lance t-il.

Un crachotement lui répond, et quinze secondes plus tard, dans un bruit de buzzer la porte automatique en verre s'ouvre. Il règne toujours une odeur singulière dans ce bâtiment, on dirait du carton brûlé, peut-être celle des imprimantes, des ordinateurs ou de la moquette murale bleu cobalt.

- T'en fais jamais des rêves comme ça ? Tu y penses jamais, toi ?
- Hein ? A quoi ?
- Attend, on va se prendre un café.

Il y a une cafetière à dosettes dans un des bureaux de direction, on n’a jamais abusé, on ne l’a utilisée qu'une fois ou deux, mais ils ont dû le remarquer, depuis ils ferment le bureau à clef. Avant, on venait s'asseoir à la place de la secrétaire, j'aimais son fauteuil qui embaumait encore son parfum, on discutait là, tranquilles.

- Tu crois que ça arrive que les gens fasse l'amour ici ? j'avais demandé à Franck.
- Je sais pas...
- Ca se trouve, ils se laissent enfermer, et le soir en douce, ils le font sur le bureau, comme des sauvages, au milieu des dossiers...
- Je crois pas.
- Pourquoi ?
- Parce que, avait conclu Franck, parce, depuis le temps, j'en aurais vu !

On se dirige donc vers la machine à trente centimes, qui fait un jus amer, ça râpe encore le palais même avec double dose de sucre. Franck n'a pas l'air de vouloir lâcher son idée :

- Tu n'y a jamais pensé, toi, qu'un jour on tombe sur un mec ?
- Qui ? je réponds, en prenant mon gobelet brûlant.
- Je sais pas, un rôdeur, un voleur, je sais pas...
- C'est gardé. On est là pour ça. C'est pour ça qu'il y a jamais personne ici...

Je me suis tourné, comme à chaque fois que je suis ici, vers la baie vitrée. En discutant je regarde l'arbre, un des seuls du site. On est en janvier, mais ça fait un mois que j'ai l'impression qu'il y a des bourgeons. Peut-être que c'est une source chaude qui passe près des racines, je me perds en conjectures. On voit les petites boules dorées scintiller sous la lune.

- Ben je vais te dire, moi j'aimerais bien, qu'on tombe sur un mec, un jour. Sans rire. Au moins, si on tombait sur quelqu'un, j'aurais plus l'impression qu'on sert à rien.
- On sert pas à rien Franck, s'il n'y a personne c'est parce qu'on est là, je lui répète, de dos, fixant mon arbre, comme si à force de le regarder, j'allais percer son mystère. J'entends le bruit métallique des pièces que Franck vient de mettre dans la machine.
- Si on l'attrape le mec, moi je lui fais une clé de bras, celle que j'ai appris au club, elle est mortelle. Attends, retourne-toi, je te fais voir.

Je me retourne, un peu à regret, mais Franck n'est plus face à moi. Il regarde la machine.
- Et merde, ça tombe pas !
En effet, ça tombe pas : c'est la machine qui est tombée, en panne. Et sans prévenir, il balance un coup de pied violent à presque une mètre cinquante du sol dans la machine. Gling, gling gling. Le café coule, et la monnaie descend.

- La classe, t'as vu ça ? J'y crois pas ! J'ai mon café à l'oeil...
Il me confie son gobelet, va pour recommencer.
- Attend, faut que je teste, je crois que je viens de trouver un truc...
- Fais pas ça Franck...

Trop tard. Il a balancé une coup, encore plus fort que tout à l'heure. Maintenant, la machine clignote de partout et fait un bruit bizarre. C'est préférable de ne pas rester ici. On vide nos cafés d'une traite. Avant de partir, je me retourne une dernière fois vers la vitre : on dirait que la lumière a changé, les bourgeons ressemblent à des petites billes noires.

- T'inquiète, ils pourront pas savoir que c'est nous.
Je lui glisse dans le couloir, en insistant sur le "nous", Franck a visiblement besoin d'être rassuré. D'ailleurs, il s'arrête d'un coup, nerveusement. C'est pas ça. Il met son doigt devant les lèvres, ça me semble inutile d'ailleurs, vu qu'il respire comme un boeing au décollage.

- Tu restes là je vais voir.

Dans un des bureaux, un mec est endormi, la joue sur son clavier ; doucement il se réveille, l'air complètement ahuri.

- Il faut pas rester là monsieur, entame Franck, avec une surprenante douceur.
- Je... je me suis endormi. Excusez-moi. Je dois finir un rapport pour demain matin.
- Je suis désolé, vous ne pouvez pas rester monsieur...

L'homme qui vient de se réveiller paraît tout à coup en panique.

- Mais ... Il est quelle heure ?
- Vous devez partir, il faut rentrer chez vous... Il est deux heures du matin.
- Je... Mais... Je dois finir pour demain. Euh.. Vous me laissez dix minutes? S'il vous plait, dix minutes, j'enregistre et je terminerai chez moi ?

Franck s'approche, lui pose la main sur l'épaule, d'où je suis, on dirait un clair-obscur d'une scène fraternelle dont l'esthétique me paralyse.

- Vous êtes sûr que ça va aller ?
- Dix minutes, s'il vous plait...
- Ca va ? vous avez besoin d'un coup de main ?
- C'est bon, c'est bon.. Cinq minutes...
- On vous attend. Vous inquiétez pas. Vous avez un véhicule ? Vous voulez qu'on vous ramène quelque part ?

* * *

Plus tard, sur le parking, Franck s'est arrêté, il fume une clope très doucement ; je respire l'air frais profondément. Son talkie se met à grésiller.

- Oui, c'est ça, une Clio blanche. Oui, vous pouvez la laisser passer. Elle était à côté des voitures de service, c'est pour ça qu'on l'avait pas vue.

Il remet le talkie à la ceinture, puis reste le regard figé au loin, je ne pourrais pas dire à quoi il pense.

- Il avait l'air un peu bizarre ce mec, non ?

Et comme Franck ne répond pas, je tourne mon regard dans le sens du sien.

- Ah. L'arbre, tu l'as vu, je lui dis. Les bourgeons, à cette saison, quand même ? On dirait des milliers de minuscules étoiles ...
- Hein ? répond-il
- Non, rien, c'est rien, laisse tomber...

[Sacha]

J'aime bien. Bon rendu d'une athmosphère nocturne où les relations humaines se font plus intimes, comme si le noir et la solitude faisaient naître des doutes que les mots et coups de pieds vont éloigner.
Un mélange de peurs et de réassurance, de confidences et de banalités, d'imaginaire et de bien réel, de poétique et de matériel, c'est très chouette je trouve cet ensemble. Bien dosé, pas comme ce jus de chaussette de leur dosette!

Je me suis demandée s'il allait arriver quelque chose, emportée par un petit suspense naissant. Genre une intrusion, avec une transposition de son r^ve dans la réalité. Mais j'aime vraiment bien comme ceci.

Au plaisir de te relire

[mentor]

Je ne sais pas trop que dire après cette lecture. Que ça m'a bien plu, sûr, que cette petite tranche de vie est parfaitement rendue. Mais surtout que j'en aurais bien pris quelques pages de plus. Me sens frustré. J'ai pas eu ma dose. L'écriture est parfaite, les dialogues réalistes, le ton sensible.
Tout est bon, rien à jeter. Un beau texte Loup, un registre où ton humour habituel n'apparaît pas, preuve que tu as plein de flèches dans ton carquois. Bravo.

[Mériam]

Tout pareil

Une atmosphère bien rendue, une certaine langueur propre à la nuit.
Dialogues impeccables.
J'aime bien aussi le talkie-walkie qui grésille au début, puis qu'on retrouve à la fin, la boucle est bouclée comme on dit, mais pas tout à fait pour ce à quoi on s'attendait, juste pour ce type qui s'est endormi, c'est très bien trouvé je trouve.

[Charles]

Je rejoins Mentor. J'aime beaucoup l'atmosphère, les dialogues et pourtant je reste un peu sur ma faim, j'attendais quelque chose de plus que simplement une "tranche de vie nocturne". Un peu comme dans un film où on commence bien à accrocher et paf, générique de fin ...

[Zou]

Tout y est, personnages, décor, ambiance. C'est aussi très visuel et poétique aussi. Un peu de tout. Bref un texte "humain". Et aussi la tension installée dès le départ avec le rêve, la rencontre probable avec un "agresseur" et puis l'absence de chute qui fait atterir tout en douceur à la pointe du jour. Très réussi.

[Zou]

Et puis j'allais oublier, un beau titre aussi ;-)

[Sahkti]

Ma première réaction a été de me dire qu'il manquait quelque chose, me demander ce qui s'était passé et trouver qu'il y avait un bout qui devait avoir disparu. Rhaaa ce fichu besoin de lire une histoire qui commence par A et se termine par Z! :-)
Et puis réflexion faite, je trouve très bien ce semblant de mystère, parce que là n'est pas l'essentiel. Il se trouve plutôt dans cette tranche de nuit que tu racontes, ce dialogue entre deux types un brin désabusé. un dialogue bien fichu, une ambiance habilement restituée avec tout ce qu'il faut d'amertume, de désillusion et d'espoirs latents.
Une écritre agréable et sobre, j'aime bien ça.
(d'ailleurs, pourquoi tu pensais que j'aimerais pas?!)

[Lyra will]

moi aussi un peu la même attente d'une histoire qui se termine par Z :0)
Tu retranscris bien l'ambiance, c'est un peu déprimant en fait, le site et les locaux vides, on s'y croirait... c'est bien rendu, j'aime bien l'image de l'arbre qui revient à plusieurs reprises et la réfléxion du début sur le rêve

[Krystelle]

J'aime l'idée qu'il ne se passe rien, ou pas grand chose dans ce texte. Tout est dans l'univers de tes personnages, leur décalage et l'atmosphère que tu instaures.
La construction du texte est irréprochable et l'écriture très juste.
Rien à redire donc, si ce n'est bravo !

[FéeClo]

Bonne idée de nous avoir partagé la vie de ces deux gaillards! Je me suis toujours demandé de quoi ils parlent ces gardiens qui rodent toute la nuit dans l'attente impatiente et craintive à la fois d'une rencontre....

Je savais pas qu'il y en avait qui s'intéressait aux arbres... ça le rend tellement humain! ;o)

bon c'est vrai qu'à la fin on dirait bien "encore..."

[Contenu sponsorisé]