Le dernier rêve

[Clarisse]

Quand je me suis levée ce matin, j'ai bien senti que quelque chose n'allait pas. Mon père n'était pas allé travailler, les portes du salon étaient fermées, et j'entendais chuchoter de l'autre côté.
Le salon, c'est là où vit Mémère depuis quelques mois, depuis qu'elle ne peut plus marcher. J'ai demandé pourquoi elle ne pouvait plus marcher et Maman a dit qu'elle s'était cassée le col du fait-mur. Ca m'a fait rigoler d'imaginer Mémère escalader le mur et se casser le col. Mais Papa n'a pas aimé que je ris. Il m'a foudroyé du regard. Alors j'ai continué à rire, mais à l'intérieur, pour pas que ça se voit. De toute façon, on s'en servait pas du salon parce que c'est une pièce où l'on va quand on a le temps de s'asseoir. Et chez nous, on n'a pas beaucoup de temps. Alors autant que Mémère en profite. On n'allait tout de même pas la mettre à l'hospice! L'hospice, c'est pour les vieux qui n'ont pas de famille et pas de salon disponible.

Mémère, c'est pas vraiment ma grand-mère; C'est encore plus loin que ça. C'est la grand-mère de Maman. Ma grand-mère à moi, je ne la connais pas. Elle était pressée, elle a voulu partir au ciel avant tout le monde. Elle n'a pas respecté l'ordre. C'est un péché, Dieu lui pardonne. Alors du coup, Mémère a remplacée la pressée et s'est occupée de Maman. C'est comme ça qu'elle est devenue ma grand-mère, par adoption.
Forcément, avec tout ça, Mémère est vraiment très vieille mais elle est très gentille et elle est très instruite. Elle parle une langue à elle que tout le monde comprend mais que personne n'a le droit de parler à la maison. C'est pour ça qu'on l'appelle le "pas toi". Alors je ne le parle pas mais je répète les mots en silence. Quand je serai très vieille, moi aussi je le parlerai.

Mémère Sophie a deux activités principales : lire et dormir. Elle dit qu'en lisant elle rêve éveillée mais souvent ça l'endort tout court et ses grosses lunettes à écailles lui glissent sur les joues.
Toutes les vendredis, maman lui achète un livre. C'est un grand moment pour moi car j'ai le droit de prendre le coupe-papier et d'ouvrir quelques pages. J'aime bien l'odeur du livre et le bruit des feuilles quand je les coupe. Quand je serai grande, moi aussi je lirai des livres. Mémère Sophie m'a dit qu'elle m'achèterait un coupe-papier, rien que pour moi. En attendant, elle me récompense avec un bonbon. Je lui dis toujours que je le mangerai plus tard parce que je ne veux pas lui faire de peine mais je déteste ses bonbons. Ils piquent trop dans la bouche. Elle, elle dit que ça la fait creuser la menthe. Je ne sais pas ce que ça creuse, peut-être la cervelle ? Moi, je ne veux pas que ça me creuse, ni que ça me pique, alors je le jette quand elle ne me voit pas.
Mémère Sophie a beaucoup de courage car tous les jours une bonne sœur vient lui faire une piqûre et je ne l'entends jamais crier.

Ma mère est sortie du salon, suivie du médecin. Elle avait les yeux rouges. Elle m'a dit que Mémère était partie au ciel pendant son sommeil et m'a demandé si je voulais lui dire au revoir. Décidemment ma mère n'était pas dans son assiette. Comment peut-on partir en dormant? Et si elle est partie, comment je peux lui dire au revoir. J'ai pas voulu contrarier Maman et je suis entrée dans le salon. Mémère dormait comme d'habitude, elle avait même un petit sourire en coin. Elle devait sûrement faire de beaux rêves.

[Invité]

Pour être franche, ce n'est absolument pas ma tasse de thé, ni le thème ni l'époque. Et pourtant, je le trouve réussi ce texte dans son genre : drôle, naïf sans être cucul, réaliste aussi ; et puis une tendresse perceptible tout au long de l'histoire.

[Invité]

Et encore, réussi parce qu'il sait aller à l'essentiel sans être sec pour autant ; il dit beaucoup de choses en esquissant certains aspects juste ce qu'il faut, en donnant à comprendre sans expliquer, et évite ainsi le bavardage tout en sachant rester chaleureux. Voilà en fait ce qui m'a le plus plu, voilà vraiment pourquoi je considère ce texte réussi.

[bertrand-môgendre]

Les enfants entretiennent une fraîcheur de réflexion, quasi intraduisible.
Tu es une bonne interprète.

[elea]

J’avais compris la fin dés le début et pourtant cette sortie de salon m’a serré le cœur, parce que je l’avais oubliée entre-temps. Parce que ce qui précède est tellement plein de chaleur, rend Mémère tellement attachante que j’avais envie d’en connaitre un peu plus sur elle, de la voir encore avec des yeux de petite fille tendre.
Un texte doux, rigolo, subtil, avec un bon équilibre dans le ton, très juste.
Merci pour cet agréable moment de lecture.

[midnightrambler]

Bonsoir,

Un texte touchant que j'ai eu plaisir à lire !
Le ton est juste et les pointes d'humour adoucissent, s'il en était besoin, la calme progression vers le terme naturel.

Amicalement,
midnightrambler

[jeanne75]

j'aime aussi : les petits détails (les bonbons, le coupe papier), le ton, la tendresse...et puis la mélancolie

[Clarisse]

Des souvenirs passés au tamis de la tendresse avec une bonne dose d'imagination (pardon à la "pressée" que j'ai éliminée pour les besoin de la cause!)
Merci pour vos commentaires.

[Lifewithwords]

Dieu sait si c'est difficile de prendre pour narrateur un enfant ! Vous vous en sortez très bien je trouve. C'est toujours un subtil mélange à trouver entre les paroles de l'enfant, naïves et tellement vraies, et les paroles qu'il répète comme il les a entendues. C'est très bien fait ici, c'est ce qui rend le texte très agréable.
La chute est du coup quasi sans importance. Elle n'est pas très surprenante en soi mais ce n'est pas grave. Si cela n'est pas indiscret, est-ce un souvenir ?

[Bouli]

Effectivement, on sent la "fin" arriver. C'est une scène habituelle, rien d'original.
D'habitude, ce qui fait qu'un écrivain choisit cette scène, c'est la force émotionnel je pense. Or là, il n'y en a pas... Bizarre. Je ne vois pas trop pourquoi. Mais je trouve ça réussi. Et agréable à lire en tout cas. Comme a dit quelqu'un plus haut "naïf sans être cucul", j'aurais ajouté novateur sans être révolutionnaire. C'est un texte que tu comptes intégrer dans un projet plus large ?

[Clarisse]

Lifewithwords : quand j'écris, il y a toujours au départ un souvenir, mais au fil de l'écriture, il se passe une transformation que je ne maîtrise pas toujours et mes personnages vivent leurs vies (ou leurs morts!) presque sans me demander mon avis.

Bouli : La fin de cette petite nouvelle aurait dû être la surprise de la petite fille découvrant quelques années plus tard ce qu'étaient vraiment les livres de Mémère.
Et puis, je me suis arrêtée en route, je ne voulais pas abîmer le souvenir...
Le projet, ce n'est pas un roman au sens propre du terme. Peut-être des petites nouvelles qui mises bout à bout laisseront entrevoir tous les personnages que j'ai croisés, dans la "vraie" vie, et ceux que j'ai côtoyés dans mes rêves. C'est beaucoup plus facile à gérer, chaque partie pouvant être indépendante des autres, tout en s'y rattachant parfois.

[mentor]

Joli et touchant texte, bien adapté au récit d'un enfant.

Ben elle était quand même vaillante la Mémère, du cerveau en tout cas : se taper un bouquin par semaine ! ;-)

[Arielle]

Une Mémère qui parlait le "pas-toi" j'en ai eu une aussi !
C'est ce qui fait le charme de cette petite nouvelle : chacun peut s'y reconnaître sans fausse note, avec cette façon qu'ont les enfants d'aborder le langage et ses pièges que ne soupçonnent même pas les adultes qui l'utilisent.
Je me suis attardée sur cette menthe qui la fait creuser la grand-mère... me demandant s'il n'y avait pas, là aussi, une interprétation détournée par la petite fille.

[François T]

Après tous ces compliments je ne sais plus trop quoi inventer pour dire le plaisir que j'ai pris à la lecture de cette charmante nouvelle . Continuez , on en redemande.

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