La vie comme elle va...

[Loupbleu]

LA VIE COMME ELLE VA.



Je me suis toujours demandé comment j’avais pu gagner une course de spermatozoïdes. Les autres, ça devaient être de sacrés tocards. Ou alors, ils étaient au courant, eux.

- Tu te décides à parler, petite ordure ? Oublyoudok !

Oui, les autres spermatozoïdes devaient être au courant, ils avaient flairé le sale coup, ils m’avaient laissé passer, et après ils avaient fait les beaux joueurs, comme des faux-cul :

- Bon, ben … Bravo mec ! Tétais le plus fort ... Et bonne vie !

Je ne sais pas qui leur avait donné le tuyau, mais sûr, ils devaient le savoir qu'un de ces quatre, j'allais finir là, ligoté sur une chaise, comme un gland, en face de cette vieille nana, avec son accent russe à couper au couteau, et qui se fumait clope sur clope entre deux godets de vodka.

- Tu te décides à parler, petite ordure ? Il est où ton père !
- Mais madame, puisque je vous dis ...
- Tu vas parler ! Oublyoudok !

Il n'y a vraiment rien de pire que se faire insulter en étranger, c'est comme si les gens le faisaient exprès pour pouvoir postillonner davantage.

- Mais qu'est-ce que vous lui voulez à mon père à la fin !

C'est vrai ça, qu'est-ce qu'elle lui voulait à mon père ? Je vous jure que quand on a vingt ans et qu'on se retrouve pris en otage par une nana qui en a plus du double, c'est déjà passablement la honte, mais dans ces moments là, on pense vraiment à autre chose qu'à son vieux.

- Ah, ah ! Et si je te garde avec moi pour lui demander une rançon ?

Elle avait déjà descendu la moitié d'une bouteille de vodka, elle devait délirer. Mon père c'était pas Crésus. Mais à ce moment, j'ai cru voir ses yeux se mouiller, et elle s'est approchée, me soufflant son haleine délétère jusqu'à en faire de la condensation sur mes lunettes.

- Tu sais quoi ? Je devrais être ta mère !

Là, je devais avouer qu'elle venait de me faire baliser grave au niveau de l' Oedipe. Parce que si c'était un cauchemar, j'étais bon pour au moins dix années de divan. J'avais eu bien raison de redoubler ma première année de psycho. Fallait que je change de filière de toute urgence.

Je me suis remis à penser qu'ils avaient bien dû se foutre de ma gueule, les autres spermatos :

- T'as eu raison Albert, c'était vraiment pourri ce plan !
- Bah! J'avais senti comme une embrouille au niveau de l'ADN !N'empêche Franz, toi t'étais limite.

C'est vrai qu'ils avaient failli m'appeler Franz. Puis ça avait tourné à Frank. Dire que j'étais en train de me prendre de pitié pour le spermatozoïde que j'avais été...

La Russe a repris, en me parlant de plus en plus près des narines :

- Je vais te raconter l'histoire mon petit Frank. Tu vois cette vieille maison, il y a vingt ans, c'était un bordel. Le meilleur bordel de la région. Et c'est là que je bossais. Ton papa, il venait me voir tous les jours. Et il me demandait toujours. Tu sais comment qu'on l'appelait ton papa ?

Ben non, je savais pas.

- On l'appelait James Bond !
- ...
- James Bond. Parce qu'il disait toujours qu'il venait voir sa petite espionne russe.
-...
- Mais tu sais quoi ? Avec les filles, on le surnommait 007, parce qu'il en avait une toute petite !

Merde, la seule course que j'avais gagnée dans ma vie, c'était un sprint !
Elle s'est mise à rire à sa vieille blague. Niveau odeur, c'était pire quand elle riait.
Je me disais bien aussi. Le document le plus secret qu'il devait jamais avoir eu entre les mains, mon vieux, c'était l'arrêté préfectoral des dates de l'ouverture de la chasse dans la région de Lamballe.

- Oublyoudok ! elle m'a crié.
- Excusez-moi madame, mais ça veut dire quoi Oublyoudok ?
- Ah, ah, ah ! Ca veut dire bâtard * ! Je devrais être ta mère.

Ca s'éclaircissait pas tellement. Ma mère était bien ma mère. Plus jeune, elle ressemblait un peu à la poupée Barbie, ma mère. En plus moche. C'était une fille de bourge que mon père avait marié par opportunisme et pour la blanquette de veau dominicale. Je me suis demandé ce que ça aurait changé d'avoir cette harpie pour mère au lieu d'un chamallow blond. La facétie du destin, quand même ...

- Il m'avait promis de me sortir de là et de m'épouser à l'époque, ton père. Et puis du jour au lendemain plus rien, il a épousé une espèce de poupée Barbie ...

Au moins on était d'accord là-dessus.

- ... une poupée Barbie avec qui il a fait un gosse au lieu de le faire avec moi ! Et ce gosse c'est toi, oublyoudok !

Je pouvait pas dire que la révélation sur mon père m'avait déçue. Ca faisait un moment que je ne m'en faisais plus une idée idyllique, du père. Surtout depuis le jour où j'avais trouvé les revues pornos et les vidéos qu'il cachait dans le local photo. Depuis, il ne passait plus vraiment pour un artiste quand je le voyais partir faire ses tirages et développer lui-même ses photos d'oeillets.

- Allez t'es mignon mon petit. On dirait ton papa jeune.

Elle s'est approchée de moi, et elle m'a caressé la joue avec ses doigts déformés et des ongles rouges d'un centimètre et demi de long. Mes liens étaient tellement serrés que j'avais l'impression que mon sang n'arrivait plus à mon cerveau.

- T'inquiète pas petit oublyoudok... On va trouver une solution, pas vrai ? Tu veux pas me dire où il est papa 007 ?
- Mais je vous ai déjà dit qu'il était parti en vacances sur la côte avec ma mère et ...
- C'est pas grave, c'est pas grave... Ne t'inquiète pas, détend toi... J'ai une solution.

Elle continuait à me caresser doucement le visage, et c'était pire que quand elle me criait dessus. Puis elle à appelé :

- Tatiana ! Tatiana ! Voici Tatiana, c'est ma fille.

Il y a des jours où la génétique a des fâcheuses tendances à s'acharner.

- Oui, je sais, elle n'est pas très jolie ma petite Tatiana... Mais elle a droit aussi à un peu d'amour non ?

Pas jolie, c'était rien de le dire, c'était un pokémon ukrainien. J'ai respiré un grand coup en la voyant arriver, je devais être blême.

- Tu sais quoi ? Tu vas lui faire un enfant.

Gloups !

- Comme ça je l'aurais ma pension alimentaire ... Ne t'inquiète pas, je vais vous aider, je suis une pro tu sais ...

J’ai respiré un grand coup. J'ai entendu le zip de braguette. J'ai encore respiré un grand coup. J'ai regardé Tatiana. J'ai senti qu'on me caressait. Je pouvais pas bouger. J'ai pensé à de trucs moches. Blanquette de veau. Et merde. La virilité, quand on a vingt ans ...

C'est à ce moment là que je les ai entendus. Ca discutait sous mon slip.

- J'te dis, j'sens le mauvais trip
- Ouais, ben écoute, moi je m'en fous, je reste planqué dans la couille gauche.
- Non, non, le mieux c'est de trouver un petit con qui comprend rien et de le pousser à notre place.
- T'es sûr ?
- Oui, oui, regarde là , Frankie Junior !
- T'es un génie Albert ! Eh, Frankie !
- Frankie ! Ca roule ? Dis-moi Frankie, ça te dis de tenter une expérience ? Un chouette truc, tu verras. Ca s'appelle la vie ...




* J'ai trouvé cette "insulte" russe sur internet et je ne garantis ni son authenticité, ni sa traduction !

[midnightrambler]

Bonsoir,

La vie ? ... une MST !

midnightrambler

[Procuste]

C'est vraiment drôle ! Et le texte boucle bien sur lui-même...

[Invité]

Ah, merde, même entre spermatozoïdes...!
Merci tout plein pour ce moment marratoire Loupbleu !

[elea]

J’adore !
Commencer et finir sur des spermatozoïdes déjà vicelards c’est bon, la vie est un éternel recommencement.
Parmi les morceaux choisis, j’ai beaucoup aimé le passage sur l’Œdipe et le 007 et plus généralement que chaque personnage en prenne pour son grade, y compris les géniteurs absents.
Un minuscule bémol sur le pokémon ukrainien, j'ai trouvé ça plus facile que le reste ou en tout cas moins inventif.

[Invité]

Réjouissant, ce texte ! Que dis-je ? Jouissif ! Très habile l'alternance dialogue/narration. J'aime comme passé et présent (et futur !) s'imbriquent, comme le tout s'enchaîne pour un résultat fluide :-). J'ai bien ri.

[Lizzie]

Tout pareil que les précédents commentateurs.
Un très bon moment de rire, pas prise de tête, je suis bon public, j'en redemande ! Merci !

[Cyanhydric]

Superbes idées couchées sur un ton plaisant. Je fais écho aux commentaires plus haut.

Deux petites remarques :
1/ "que mon père avait marié par opportunisme" -> "avait épousé", non?
2/ La mise en scène se marie bien à l'idée d'une froide vengeance à la Old Boy. La référence à la pension alimentaire fait un peu tâche : on ne kidnappe pas quelqu'un vingt ans plus tard pour toucher une pension alimentaire. Si cela a été dit sur le ton de l'ironie, ne pas tenir compte de ma remarque.

En tout cas un moment agréable.

[drayano]

j'ai aimé,génial!

[Invité]

Texte humoristique sympa. Sujet original. Pas si facile de faire rire !

[Contenu sponsorisé]