Les chicots

[M-arjolaine]

Mon époux avait quatre grandes dents, plantées sur le sommet du crâne. Il me mordait avec lorsque je n'étais pas gentille. Il ne me trouvait jamais assez gentille d'ailleurs, à l'entendre, j'étais la dernière des vilaines, la plus laide des débiles, la plus cruelle des horribles sorcières. Je ne savais même pas pourquoi il m'avait épousée, encore moins comment j'avais pu accepter. Le fait était que nous nous étions rencontrés en hiver, il portait alors un bonnet, je ne savais pas qu'il avait ces quatres dents dégueulasses, il ne l'avait pas enlevé jusqu'à l'été, et en été justement, on se mariait. Je n'avais pas eu le choix.

On s'engueulait tellement souvent sur ce sujet que je rêvais secrètement de les lui arracher. Elles n'étaient même pas belles, ni blanches, ni brillantes, car il ne se les brossait jamais !
« Tu pourrais tout de même faire un effort, les deux du milieu sont toutes cariées ! lui criais-je régulièrement.
- Je ne brosserai jamais des dents qui ne se trouvent pas dans une bouche ! Ce n'est pas avec ma tête que je mange, il n'y a jamais de nourriture coincée dedans !
- Peut être que tu devrais davantage nourrir ton crâne, ton ventre est déjà bien assez gros !
- Ah mon ventre est gros ? Petite traînée, vient ici que je te morde, tu es méchante, méchante, et tu n'es pas plus fine que moi, ou alors juste un peu, et quand on est une femme, la décence veut qu'on pèse au minimum moitié moins que son conjoint.
- D'où sors tu cette aberration ? Tu siffles des horreurs entre tes dents !
- LESQUELLES ? s'écriait-il, et il partait en fureur.

Le soir, quand je dormais, il enfoncait lentement sa canine dans mon épaule, jusqu'à ce que je me réveille en rage. Il prétendait alors avoir simplement voulu me câliner.
«  On ne peut même plus aimer son épouse ! » tempêtait-il, « tu m'accuses toujours de tous les maux de la terre, mais moi, je ne veux que ton bonheur !
- Eh bien, alors, répondais-je immanquablement, sache que je serais vraiment heureuse si tu allais chez un dentiste faire arracher ces quatre horreurs qui me blessent trop souvent !
- Un dentiste ? Et puis quoi encore ? Tu es déjà allée chez un de ces malades ? Ils ont des appareils terribles ! Si je leur demande de m'arracher les dents, ils en voudront toujours plus, ils m'arracheront la tête ! Ma chérie, tu ne voudrais tout de même pas d'un homme sans tête ?
- Pour ce que tu t'en sers... ne pouvais-je m'empêcher de persifler.
- Moi vivant, jamais je n'irai me faire couper la tête ! renchérissait-il. Ils me feront très mal, ils voudront m'anesthésier, mais ils en profiteront pour m'endormir tout entier, ils feront des expériences sur mon corps, comme si j'étais un chat, ils me planteront des électrodes, ils m'étudieront comme un cobaye, oh mon petit amour ne m'envoie pas là bas, je ne te mordrai jamais plus, tu es la plus adorable des créatures, ne me force pas à aller là bas... »

Je cédais toujours. Et à la bêtise d'après, j'étais de nouveau sa victime.

Lorsque je me réveillai un matin de Mai avec une marque de dents sur le sein gauche, je décidai qu'à présent ç'en était trop, et je dis à l'homme qui partageait ma vie que je l'emmenais au cirque.
« Un cirque, que c'est excitant ma si jolie colombe, ma mignonne pâquerette, mon douillet panier d'oeufs !
- Il y aura des lions, et des éléphants, des acrobates, il y aura des clowns ! assurai-je.
- Est ce qu'il y aura des... des... des tigres, mon koala ?
- Rooaaaar !
- GROAAAAR ! reprit-il, et il enfila son manteau avec bonheur, sauta dans la voiture, et passa tout le trajet à me parler des funambules, car vraiment « comment pouvaient-ils marcher sur un si petit bout de ficelle ? Tu y arriverais toi, à marcher sur un si petit bout de ficelle ? Tu sais ce qu'on fera à la maison ma libellule ? On tendra la corde à rôti dans la cuisine, et tu devras marcher dessus ! Si tu y arrives je te ferai... oh j'ose à peine le dire... oh après tout nous sommes mariés mon petit pois, je te donnerai... un... baiser ! Un baiser pour ma ravissante funambule ça ne te donne pas envie ? 
« Et si toi tu arrives à marcher sur la ficelle, je te donnerai... un sucre ! Un sucre, ça ne te donne pas envie ?
- Toi alors, tu n'y va pas par quatre chemins... »

Il passa le reste du trajet à babiller joyeusement, puis je m'arrêtai devant le cabinet du dentiste.
« Ca ne ressemble pas à un cirque, ça... dit-il en faisant la moue.
- Mais ç'en est un ! Il est... à l'intérieur du bâtiment. Il est bien caché ! C'est pour que les tigres ne sautent pas sur les gens, c'est très agressif comme bestiole ! »
Il n'eut pas l'air entièrement convaincu, mais il me suivit tout de même, parce que s'il y avait des tigres, il ne fallait pas qu'il manque ça. Ceci dit, lorsqu'il fut allongé sur la table d'auscultation, et qu'un bonhomme au dessus de lui commença à tapoter ses quatre dents du haut, il me dit en boudant.
« C'était forcément un piège, tu n'es pas assez gentille, tu es la plus vile des épouses, la plus méchante, je te déteste, et je ne te parle plus. »

Et effectivement, il ne me parla pas de toute l'opération. Quand ce fut terminé et qu'il eut le droit de se relever, il salua le dentiste, et le remercia car il ne lui avait « pas du tout fait mal. »
« En revanche, poursuivit-il, et puisque nous sommes là, peut être pourriez-vous examiner la molaire qui a poussé sous l'aisselle de mon épouse ?
- Une molaire sous l'aisselle ? Oh mon Dieu ! Je n'ai jamais vu une chose pareille auparavant ! En quatorze ans de métier, une molaire sous l'aisselle ! Oh, permettez que je vous examine ! »

On me raconta ce qui arriva par la suite : je fus allongée sur la table d'opération, observée, anesthésiée, on me planta des électrodes sous les aisselles, et dans le creux des genoux, on fit des expériences, et après qu'ils aient eu arraché la fameuse molaire, ils n'en avaient pas eu assez et ils me coupèrent le bras.

Mon époux remercia sincèrement les médecins pour l'excellent travail qu'ils avaient fournis.

« A présent nous allons partir au cirque messieurs les docteurs !
- Nous sommes vraiment navrés, vous ne pourrez plus la mordre comme vous le faisiez auparavant pour la punir monsieur. »
Il partit dans un grand rire, et me tapa sur l'épaule (qui s'achevait nettement à son point le plus haut) avec affection.
« Ne vous inquiétez donc pas, messieurs les spécialistes. »
Il me regarda tendrement.
« A l'avenir je la grifferai ! »



Note de l'auteur : L'anecdote est d'autant plus tragique que rien n'aurait jamais eu lieu si notre narratrice n'avait pas été outrée par la marque sur son sein, marque qui en fait n'était rien de plus que le pli du drap.

[Aoshi]

J'ai aimé ton texte, toujours aussi imprévisible, et tu arrives une fois de plus à rendre tes situations loufoques réalistes !
Au plaisir.

[Ba]

Eh oui, on n'en finira jamais avec la dent qui lève ;-)

[gaeli]

On dit que le mariage c'est pour le meilleur et pour le pire...Alors là c'était le pire (mdr)
J'ai aimé cette lecture loufoque qui m'a fait rire en ce matin nuageux...Merci à toi

[Invité]

M-arj, il faut absolument que tu nous mettes tout ça en recueil !!!
C'est délectable, je veux passer mes vacances dans ton univers ( mais déguisée en ogresse, par prudence !)

[Lunatik]

Pas le meilleur de toi que j'ai lu mais la note de l'auteur m'a bien fait rire.

[CROISIC]

Ce n'est pas non plus mon texte préféré, de tous ceux sorti de ta fertile imagination, mais j'ai toujours du plaisir à te lire et comme Lunatik j'ai apprécié à la fin la note de l'auteure !!!

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