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Forfanterie

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Message  Raoulraoul Lun 8 Aoû 2011 - 14:09

FORFANTERIE

Les enfants dormaient profondément. J’aurais aimé les embrasser mais mon baiser aurait risqué de contaminer leur candeur. Je les ai regardés une dernière fois en refermant la porte. Restait Noémie. On s’entendait bien. Je ne pouvais pas lui annoncer que… Enfin je laissais à Noémie un mot où tout était consigné pour qu’elle ne soit pas dans le besoin. Comptes en banque, placements, jouissance de notre patrimoine sur lequel je lui cédais l’ensemble de mes droits. Je l’invitais même à rencontrer notre notaire auquel j’avais donné toutes mes instructions en sa faveur. Demain dès l’aube, quand elle se réveillera elle trouvera sur le bureau Louis Philippe du salon les preuves écrites de mon anticipation. Je l’avais beaucoup aimé Noémie et le l’aimerais pour toujours.
Je partis. Je dus pour cela choisir la voiture la plus vieille et déglinguée dans notre garage. Celle que Noémie ne voulait plus conduire. C’était une belle nuit de juin et les grenouilles vertes coassaient dans les bassins du parc, couvrant le crissement des graviers sous les pneus de la vieille bagnole. Je quittais notre villa, une propriété de famille, dominant la vallée de l’Yvette. Je n’eus aucun regret, entre les mains de Noémie, je savais que le domaine serait entretenu.
Je roulais pendant plusieurs heures dans la nuit tiède et odorante. Au loin les lumières de la capitale s’estompaient au fur et à mesure que la bagnole traversait les villages, pour se fondre dans la plaine et les champs de céréales qui s’étendaient immensément sous le ciel étoilé. Je m’arrêtais. Le silence soudain qui s’abattit sur nous (je dis nous car la bagnole et moi formions l’ultime couple avec lequel je devrais encore composer quelque temps) le silence sur nous avait une pesanteur cosmique qui nous rendait minuscule dans l’univers. Je sondais les étoiles, j’entamais un dialogue indicible avec elles. Dans une heure le soleil se lèvera. Je voulais profiter de l’obscurité magique, garder les yeux grand ouvert, lutter contre le sommeil, la zone d’inconscience et d’irresponsabilité où il nous plonge. Odeurs des champs, la luzerne floconneuse, moutonnante en vagues céladon. C’était tout juste si je n’assistais pas à la lente poussée des blés, des orges et des herbes dans les ornières craquelées des chemins. Je pensais, mais je me reprochais de penser à ce qu’il ne fallait pas. La secrétaire qui frappera à mon bureau. Il y aura-t-il une voix pour lui répondre ? Elle frappera encore avant de découvrir mon absence et mon ordinateur éteint. Dans la chemise que je lui aurais soigneusement préparée, elle lira les documents qui lui montreront que je n’abandonne pas le navire sans en avoir prévue l’avenir florissant Les Entreprises Chesnot d’Ameublement Industriel prospéreront sans moi avec ses deux cents cinquante salariés. Ma secrétaire de direction était compétente, elle avait toute ma confiance. La panique s’emparera-t-elle de l’Entreprise après mon départ ? Mes collaborateurs allaient-il me regretter, moi leur patron brillantissime ? Pouacre ! J’étais mesquin de me poser ces questions, là, enfoncé dans le siège pourri de ma vieille bagnole qui patinait sur la terre crayeuse d’une Beauce déserte que déjà les lambeaux de l’aurore striaient d’une lueur vineuse.
« Où veux-tu aller maintenant ma vieille ? je demandai à ma voiture. La voiture ne répondit pas. Elle commença à grincher, elle toussota, puis elle vibra de sa carcasse de tôles, pour prendre la route unique qui s’ouvrait devant elle à perte de vue. J’étais heureux puisqu’on m’attendait quelque part. Je ne connaissais ni le visage ni le nom de ma nouvelle destinée. Mais je savais qu’au bout de ce qu’on entreprend il y avait toujours une âme pour vous recevoir. Pour l’instant cette croyance me stimulait. J’appuyais sur le champignon, et les organes fatigués de ma vieille guimbarde faisaient ce qu’ils pouvaient pour me conduire à destination, avant que le moteur lâche. La journée se passa à avaler courageusement des kilomètres avec pour seuls voisins interminables les champs de betteraves et de pommes de terre, et autres cultures de fourrages.
Ce fut le lendemain que le pire arriva. Ils étaient là sur la route, armes au poing, barrage de sécurité et herses levées. Ma vieille bagnole eut le reflexe d’attraper un chemin de traverse pour fausser compagnie à la gendarmerie nationale. Ils avaient été plus rapides qu’une étoile filante. Déclenchement du plan Epervier dès que mon signalement avait été donné. Noémie, mon équipe à l’Entreprise remuaient déjà ciel et terre pour mettre la main sur le fugitif. J’étais un fugitif, un traitre, un déséquilibré qu’il fallait ramener dans sa cage. Maison, Famille, Usine, Société.
Ma guimbarde avait des ressources. Je comptais sur elle pour déjouer le traquenard que les autorités me tentaient à présent. On alla se perdre dans des bosquets inhospitaliers. J’y demeurais plusieurs heures, m’enfonçant dans les fourrés et ronces, préférant la végétation hostile au venin répressif de mes poursuivants. Puis les effets de la traque retombant j’eus envie d’écouter une cassette de musique oubliée dans le réceptacle de l’auto-radio. Elle tournait encore. Des slows de l’inoxydable Percy Sledge. Sacredieu ! Je me souvenais bien de celui-ci ; When a man loves a woman ! Combien de fois je l’avais dansé avec Noémi. Au début. C’est sur ce balancement ternaire que son corps me fondit entre les bras. Son souffle dans mon oreille. Un doux parfum de figue de chez Hermès dans ses cheveux comme une invitation à enfourcher les chevaux de Cupidon. Plus de quinze ans nous avions caracolé ensemble, sans une pause, avec une constance égale. Noémie, mon amour… Et puis soudain je faisais cavalier seul. Noémie désarçonnée devait aujourd’hui courir dans tous les sens, se cognant la tête contre les murs, pour comprendre la toquade de son cavalier disparu. Nom de dieu ! Les larmes me montaient aux yeux. Des sanglots m’agitaient. Je voyais mes enfants hébétés sur les genoux de leur mère dans le grand salon que le faste des lustres éclairait insolemment. Alors je m’éjectais de l’auto, je marchais dans les feuilles, des bruissements d’insectes, des cris d’animaux accompagnaient ma déambulation folle. J’étais un épouvantail qui ne faisait plus peur à personne, sauf à moi-même.
Ce fut jusqu’à l’immense forêt d’Orléans que je poussais mon tacot. Lui seul encore semblait répondre à ma volonté. De toutes ses bielles arthritiques et de ses rouages rouillés la bagnole s’évertuait à me transporter jusqu’à un point de non retour. La forêt d’Orléans était une forteresse de verdure avec ses chênes, bouleaux, frênes, aux confins des arpents de terre cultivée qui laissaient à découvert n’importe quel fuyard. Dans les bois j’avais trouvé mon Eden. L’oubli du monde savant, intelligible, sa férocité manipulatrice. Je dormais sur la mousse. Je humais l’humus ancestral de la création. Je participais à un ordre nouveau, originel, qui me diluait dans tous les espaces cardinaux du sol au zénith. Le toc toc des piverts, le froissement des processions de fourmis, le chant cadencé des feuilles dans le souffle de la nuit, la cohabitation chafouine des serpents sous la fougère, l’haleine humide des marais le soir qui m’enveloppait à faire craquer mes os. Un bain de sensations absolu me submergeait, m’étourdissant, me purgeant de la sottise humaine. Ah ah ah je suffoquais de ne plus être moi ! Je faisais corps avec l’immanence sylvestre. Durant combien de temps ? Je ne savais pas. Les horloges n’étaient plus à l’heure dans la forêt domaniale d’Orléans, la Reine des forêts sur tout l’hexagone. Puis un jour, dans un rêve je revis les figures de mon ancienne vie. Ma secrétaire de direction avec ses jupes plissées de Carmélite refoulée, mon attaché commercial à la trogne en chou fleur d’avoir trop bu, l’expert comptable, un échalas sec et droit comme une règle à calculer, la responsable du personnel mamelue et fessue telle une matrone nourricière prête à décerveler le plus dur des syndicalistes, et tous les autres, menuisiers, ferronniers, ébénistes, ouvriers qui me tiraient la langue et me proféraient une giboulée d’injures. Noémie aussi apparaissait, dans un grand lit blanc, sous un linceul, se trémoussant en des contorsions de succube. Elle gémissait si fort qu’elle me réveilla. Oh comme je les aimais tous !
Mais devant moi je n’avais que les barreaux des troncs d’arbres austères, et les taillis hirsutes ratatinés dans leur mutisme végétal. Rien ne m’embrassait. Même pas la possibilité d’une conversation à bâton rompu ou branches fourchues. Je n’étais donc pas l’anachorète que j’espérais ? L’amour des cailloux et des étoiles ne me suffisait pas ?
Je demandais enfin à Tacot, (oui c’est ainsi que dans ma solitude j’avais baptisé ma vieille guimbarde) je lui demandais de me libérer de cette jungle. Mais Tacot ne réagissait plus. Je manœuvrais toutes les manettes, foulais les pédales. Tacot ne voulait pas quitter le bourbier où je m’étais enlisé. Saloperie de Tacot ! Que cherchait-il à me dire en refusant d’avancer ? Que je n’avais pas assez d’amour en moi pour me passer des hommes ? « Tu as choisi l’exil, maintenant reste s’y ! » Les frênes, les séquoias, les noisetiers, les pins, eux n’avaient pas changé. L’esprit versatile, fantasque, c’était moi. Les écureuils, les peuplades de moucherons, les racines profondes ou rampantes, la musique dans la ramure des arbres, tout ça, tout ça, n’avait rien vraiment à cirer de mes états d’âme ! Tout ce monde existait avant que je vienne lui donner un nom. Dans le ciel un balbuzard affamé tournoyait au-dessus de moi, surveillant déjà ma charogne annoncée. « Tacot, je t’en prie, démarre ! » Il fallait croire que les vieilles bagnoles avaient une conscience. Une bagnole ça pense !
Ce fut alors que dans le lointain j’entendis une rumeur. Mon cœur battit. Mon moteur se remettait en marche. Mon moteur d’homme. Et il vibra de plus en plus lorsque ma raison comprit que la rumeur était celle de l’aboiement des chiens. Les chiens. Les humains, les flics, avaient lancé à mes trousses leur meute de chiens.
Je demeurais là, piégé, entre le monde sans parole de la nature et le croc animal rugissant de l’espèce policière.
Ils vinrent tous me cueillir sur la mousse des bois, tel un champignon vénéneux. Il me faudra leurs rendre des comptes.
Tacot, lui, se laissa tracter par la dépanneuse. Mais Tacot ne dira plus rien, bon pour le cimetière. Il aura été le seul dépositaire du mystère de mon escapade.
Tacot était-il mort ? Non, il reposait, nuance.

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Message  Invité Lun 8 Aoû 2011 - 17:01

Ah, l'aventure ...!

Le ton est juste assez emphatique ( sans en faire trop) pour donner la mesure de la dérision ( enfin, c'est comme ça que je l'ai lu...)de ce saddhu occidental.

J'ai bien aimé.

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Message  Invité Lun 8 Aoû 2011 - 17:02

Il y a quand même un gros problème avec les temps ! Des tas d'imparfaits là où le passé simple s'imposerait et tutti quanti

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Message  Invité Lun 8 Aoû 2011 - 18:30

Je trouve que ça commence à s'essouffler un peu en fin de deuxième partie mais en même temps, quelle belle lucidité du narrateur !
Impression d'écriture rapide, spontanée (d'où peut-être le problème des temps ; de mon côté, ce sont les futurs au lieu de conditionnels qui m'ont gênée), rien qu'un peu d'affinage ne saurait corriger.

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Message  midnightrambler Lun 8 Aoû 2011 - 22:21

Bonsoir,

Pas mal ...

Tout ce que l'on a tous plus ou moins déjà rêvé ... jusqu'à l'inoubliable "When a man loves a woman" qui rembobinerait le film pour de nouvelles prises avec un nouveau scenario ... (une variante existe avec le Warum ? de Camillo) ...

Dommage de ne pas avoir emmené la secrétaire de direction - très compétente - pour les passés simples/imparfaits, les conditionnels/futurs et quelques accords de participes passés ...

Amicalement,
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Message  Raoulraoul Sam 13 Aoû 2011 - 17:31

D'accord avec vous il faut que je revois ma conjugaison. Merci pour vos critiques sincères. Elles me font avancer sur le terrain miné de la nouvelle. Comment faire entendre ce qui se joue derrière les mots et la complexe existence de nos comportements ?...
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