TRAVAIL : Sardines à l'huile et autres couderies de bananes

[Yali]

Sardines à l'huile et autres couderies de bananes

Je pourrais vous raconter mon métier, un rare, un du genre « Coudeur de banane », vous raconter que l’occident n’aime pas le rectiligne, que de fait, il insupporte la banane droite, ce qui fait que moi, tous les jours que Dieu fait, je me les coude par mains entières avant que de les ranger dans des cartons pour les expédier vers un ailleurs que je ne connais pas, que je ne connaîtrai jamais.
Je pourrais vous dire encore, vous décrire à quel point, coudant lesdites bananes dans ce foutu hangar pleine tôle et pile sous le soleil tropical, il fait chaud à crever.
D’ailleurs j’en crève
Je pourrais aussi, et pourquoi pas, inventer un animal qui n’a rien à foutre là, un dans un bocal, un qui tourne en rond un peu comme moi, un qui chanterait une chanson douce et pleine de cette mélancolie qui m’est devenue compagne, la seule en vérité :
« Si je devais manquer de toi
Mon vague à l'âme, mon poisson-chat
Ma tendre espionne, ma passion
Toi l’encolure de mes chansons
Garde-moi si tu m'aimes
Mais si tu doutes, oublie-moi »
Je pourrais vous dire l’origine de cette mélancolie, vous la décrire, vous narrer comment d’un quotidien extatique nous avons basculé dans du n’importe quoi Suzy et moi, ajouter que ça m’étonne à peine tellement les femmes, avec le temps, flinguent la poésie de la vie.
« Tu reprendras bien un peu de reines des mers aux fruits de Provence » je disais. Et elle, elle riait de mes mots. C’était hier.
Hier…
Aujourd’hui elle se contente de répondre en haussant les épaules « J’en ai marre des sardines à l’huile.» puis elle fait la vaisselle en silence, le regard perdu quelque part au-delà de la faïence carrelée.
Hier les sardines à l’huile avaient un autre goût…
Hier, faisant la vaisselle, elle chantait :
« Si je devais manquer de toi
Autant me priver pour toujours
Des bords de Loire au point du jour
De la douceur de ton amour »
Hier, lorsque j’expliquais à la ronde : « Je suis un technicien hautement spécialisé » elle prenait une mine de respect. Aujourd’hui elle se marre, dit « Tu mens, tu coudes des bananes ! », ajoute : « Et pour ce que ça rapporte… »
M’est avis que les bords de Loire lui manquent.
Comme elle me manque elle, tout en étant là.
M’est avis aussi que les fleurs d’hibiscus que je cueillerai tout à l’heure sur le chemin de la maison ne lui feront plus autant plaisir qu’avant, qu’elle n’en glissera pas une sur son oreille.
Elle faisait ça avant.
Avant…
Voilà, je coude ma millième banane, la fin de la journée se consume sur toit de tôle ensoleillé, limite cramé, et moi, moi j’hésite à embarquer le poisson chat.
Ça nous changerait un peu des sardines, seulement…
Seulement il répéterait, chanterait sur le chemin :
« Si je devais manquer de toi…
Et cetera. »
Et conclurait comme il en a l’habitude par :
« Les femmes c’est un peu comme les sardines à l’huile, fichues dès que la boite est ouverte, sans parler que même mises au frais ça rancit vite. »
Et alors
Et alors j’aurais plus envie de cueillir des fleurs.
Plus envie d’y croire.
Plus envie de croire en elle.
En moi.
En nous.
Alors tout s’éteindrait.
Alors tout deviendrait moche.
Alors l’occident apprendrait que les bananes ça pousse droit.
Autant dire que l’occident ne rêverait plus.
Je vais plutôt lui dire ça, lui dire que je suis le gardien du rêve, le seul, l’unique en vérité.
Elle ne comprendra pas, ça non, mais quelques instants elle se laissera aller dans mes bras, on fera l’amour et on oubliera tout : les bananes, les poissons-chats, les hangars écrasés de soleil, la faïence de la cuisine, les bords de Loire et tout le reste, et lorsque dans un dernier soupir elle mordra l’oreiller, j’existerai enfin sans mentir.
Parce que peut-être que je suis pas vraiment un technicien hautement spécialisé.
Peut-être…
Mais n’empêche que des bananes droites, rectilignes, sur les étals des primeurs vous en avez jamais vu ni jamais acheté.
Ni jamais acheté d’amour.
Et pas d’avantage de poisson-chat.
Et si ça se trouve, vous savez même pas à quoi ressemble un hangar écrasé de tôle et de soleil.
Sans parler que vous connaissez pas Suzy, vous.

[Mériam]

Un très beau texte.

Ca prend par la main, on se laisse entraîner, il y a cette tristesse sous jacente mélée de...je ne sais pas... de résignation qui monte en crescendo, et tout a coup, ça prend aux tripes, ça remue.

Je sors très émue et aussi émerveillée de la justesse des mots, des images et secouée aussi..... sacrément secouée.

Merci à toi.

[Lyra will]

C'est un beau texte!
J'aime bien l'idée du coudeur de banane, ici aussi, on y croirait presque...
La reine des mers aux fruits de Provence m'a fait sourire, et ton style est toujours aussi agréable.
Peut-être un bémol dans le choix de la chanson, à mon goût, mais rien de grave ;0)

[Charles]

là, au sortir du voyage, je trouve rien d'autre à dire que Bravo et Merci ....

[mentor]

là aussi il y a de la poésie, tout plein, et de l’amour, ça transpire l’amour sous ce hangar surchauffé, et la nostalgie, et l’humour aussi malgré tout. C’est délectable ce texte Yali, avec ta patte, bien reconnaissable à pas mal d’indices. Et quelle originalité que ce métier improbable qui prouve une grande sensibilité. Imaginer qu’un type, quelque part, est responsable du fait que les bananes du monde entier ne soient pas droites ! Non, tu as raison, il ne faudrait surtout pas, surtout pas que ça se sache !! ;-)
En tout cas : un beau voyage !

[Tristan]

C'est étrange, mais le personnage que tu a crée me rappelle ceux de Camus. C'est peut-être un peu facile comme remarque, mais le coudeur de bananes me rappelle le trieur de pois dans La Peste, ou le vieillard avec son chien dans L'Etranger. Des activités vaines, répétitives, un peu à l'image de la destinée humaine...
Ton texte est vraiment touchant, le ton est proche de celui de Buzzati. Personnellement, j'aurais moins accentué la mélancolie (je l'aurais plutôt suggérée), mais après, ce n'est qu'une remarque personnelle. Il n'y a pas à dire, ce texte est vraiment bien !

[Loupbleu]

Une des raisons pour lesquelles j'aime tes textes, c'est qu'à un certain point, ils échappent à l'analyse. J'essaie quand même un peu :

En réalité, j'aurais aussi envie de dire qu'il y a trop de pathos, et vrai que par moment il y en a. Mais c'est comme désamorcé par l'humour, le style, la structure. Par les autres thèmes abordés ou sous-jacents -grosso modo, le surréalisme, le quotidien, la condition sociale, la condition humaine -, disons que ce tout concentré canalise l'émotion pour la faire éclater à la fin qui est très très réussie !

Bref, j'aime mieux ces textes où l'émotion amoureuse, le pathos qui va avec est mélée aux autres thématiques. Je sais pas si c'est clair, a bière a coulé ce soir. Demain j'en boirai à ta santé !

Bravo, je trouve que ce texte est un petit bijou !

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