Les suppositions

[gaeli]

On dit que c'est sa fille. Mais ils ont l'air indifférent et serein de deux vieux amants. Il paraît qu'elle est debout à six heures chaque matin, qu'elle descend faire le café et préparer le petit déjeuner. Leur table est longue et elle place leurs deux couverts aux extrémités. Il la fait toujours attendre. Pour l'épuiser et la dompter.

Ses cheveux gris descendent jusqu'à ses reins. Mais ils ne réussissent pas à faire oublier ses joues rouges et son œil en feu. Ses robes ajustées moulent sa taille et elle est toujours maquillée. Trop.

Une fois par semaine, elle va au village acheter de la nourriture. Elle prend le bateau qu'elle conduit seule, malgré ses soixante ans. Il y a des vieux qui racontent qu'elle a été belle, d'autres qui préfèrent ne pas s'en rappeler. Il y a même quelques jeunes qui disent qu'elle l'est encore. Elle se promène le front haut, la mâchoire serrée sans jamais regarder derrière elle.

Un matin d'été, elle est arrivée. Elle a dû l'apercevoir de très loin, bien avant de débarquer sur l'île, assis comme toujours dans sa chaise berçante sur la galerie.

Ce qu'elle a fait le soir de son arrivée, personne ne le saura jamais. Peut-être qu'elle s'est jetée à ses pieds, qu'elle a embrassé la bordure de la couverture grise dans laquelle il s'était emmitouflé et qu'elle a crié: ``pardonne-moi``. Peut-être qu'elle a tourné en rond dans la maison, reniflé chaque objet, sondé les murs, frôlé chaque fissure, avant de finalement s'approcher de lui et de poser sa tête sur ses genoux.
Peut-être qu'elle a gémi et qu'il a fallu des années lumière avant qu'elle puisse relever la tête.

Elle ne l'a plus quitté.

Il y a des nuit où elle a tellement peur de la mort qu'on l'entend depuis la rive tourner comme une toupie affolée. Elle la voit dans une tasse qui se brise,dans une photo qui s'égare, dans une bague qui glisse. Certains chuchotent qu'il faut beaucoup de courage pour se sacrifier à un père qui l'a été si peu et si mal. Elle se contente de vieillir, chaque jour un peu plus lointaine et têtue. Elle ne souffre plus de ne pas sentir son regard posé sur elle.

Ils regardent enfin dans la même direction.

[Lisa Decaen]

J'aime l'ambiance mystérieuse du texte, mais j'avoue avoir été gênée par un excès de "que" dans la rédaction

"Peut-être qu'elle s'est jetée à ses pieds, qu'elle a embrassé..." pourquoi pas "peut-être s'est-elle jetée à ses pieds, l'a-t-elle embrassé..."

"Mais ils ne réussissent pas à faire oublier ses joues rouges et son œil en feu" J'avoue ne pas avoir compris la raison d'être de cette phrase (allusion à l'excès de maquillage ?)

"Ils regardent enfin dans la même direction." Je trouve cette phrase inutile.


Mais ceci dit, si je passe autant de temps à critiquer ce texte, c'est qu'il m'intéresse, donc rien de négatif. Pour conclure je dirais qu'il ne manque pas grand chose à ce texte pour en faire quelque chose de géant !!

[Invité]

Drôle de rapports, entre ces deux-là ! Je ne suis pas sûre de les avoir saisis.

J'ai aimé l'ambiance mystérieuse.

[Invité]

Je trouve que la fin en dit trop, ici : "Certains chuchotent qu'il faut beaucoup de courage pour se sacrifier à un père qui l'a été si peu et si mal. Elle se contente de vieillir, chaque jour un peu plus lointaine et têtue. Elle ne souffre plus de ne pas sentir son regard posé sur elle. "

Cela amoindrit l'ambiance mystérieuse (à la Brontë...) et fait taire les questions suscitées au début du texte sur les rapports entre ces 2 personnes. On ne suppose plus, on sait. Et puis, j'aurais aimé voir le passage sur la mort étoffé, parce qu'il y a là une fascination de la fille à développer.
En fait, j'ai aimé le texte, j'aurais voulu l'aimer encore plus, sans les réserves exprimées.

[Damy]

Profondément émouvante cette relation fusionnelle d'une fille à son père. J'ai beaucoup aimé le rêve (?), l'espoir, des retrouvailles sur l'île et le fait qu'elle ne se souvienne plus de ce qu'il s'est virtuellement passé alors mais qui donne à voir, pour chaque hypothèse, une culpabilité insoutenable.
J'aime particulièrement celle-ci: Peut-être qu'elle a tourné en rond dans la maison, reniflé chaque objet, sondé les murs, frôlé chaque fissure, avant de finalement s'approcher de lui et de poser sa tête sur ses genoux. où elle est instinctive, animale.
Elle ne l'a plus quitté.; Ils regardent enfin dans la même direction.: les retrouvailles post mortem sont éternelles.

Très beau texte, quelque chose de géant, comme dit Lisa. Il en émane une émotion de pureté dans la simplicité, la sobriété, l'efficacité de l'écriture.

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