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Métal métaux

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Message  seyne Mar 14 Jan 2014 - 21:48

métal métaux





Il y a quelque chose qui ne m'a jamais manqué dans la vie, c'est le métal.
Petit j'étais chez mes grands-parents à la campagne....quelques images : la lame du couteau du grand-père ; pliable, tiède dans sa poche. Il l'avait tellement affûtée qu'elle avait une forme bizarre, comme une aile, mince, aiguë au bout. L'acier ressemblait à de la soie grise, avec son fil capable d'ouvrir n'importe quoi, d'un seul trait.
C'était pas pour les enfants. On regardait seulement, les yeux à hauteur de table, d'établi, de toiles cirées crades, de bois poli. Le couteau partout faisait son office sur le cuir, la ficelle, la mine noire des crayons, le pain, et le cou des poules où il entrait si facilement pendant que je tenais l'assiette et qu'elles remontaient leurs paupières du bas, en gloussant et battant des ailes. Mais le métal à la campagne est plutôt épais, brun, piqué. Il tient tout. J'avais toujours du métal glacé ou tiède sous les doigts, dehors été comme hiver, parce que je ne faisais rien je crois sauf regarder. Il y avait aussi les casseroles bombées de la grand-mère, le tampon d'acier avec lequel elle grattait les fonds brûlés. Et la vieille tondeuse qui faisait une fumée bleue au démarrage et qui a coupé trois doigts du grand-père, trois doigts dans l'herbe, le sang qui sur le vert de l'herbe faisait rouge et marron, caillait. Le métal est l'ennemi de la chair.

Après je suis allé chez mes parents.
J'ai passé beaucoup de temps enfermé dehors, sur le balcon de leur appart, l'immeuble de la cité d'urgence, gris, avec ses traînées plus foncées au coin des rebords, les stores penchés, couleur caramel. Je me souviens qu'à l'angle de la porte-fenêtre il y avait la cage du canari qui est mort de faim parce que mon père prétendait qu'il avait encore des graines, alors que ce n'était que les enveloppes sèches. La rambarde peinte avait un goût froid et spécial sous la langue. Je la suçais tout le temps. J'étais accroupi, je suçais les angles des barreaux, je les prenais dans ma bouche. Je fermais les yeux quelquefois tellement c'était laid à voir ces pelouses râpées, ce ciel. La porte-fenêtre était fermée de l'intérieur, c'était pas la peine de pousser il fallait juste attendre que le temps ait fini de passer, les mains dans les poches. Je suçais aussi la cordelette de mon anorak quand j'avais eu le temps de le mettre. Elle était salée et raide, je la mâchais, broyais un peu entre mes molaires. Il y avait aussi la fermeture éclair qui pince la peau du cou, la peau sous le menton. Je posais ma langue derrière les petites dents engrenées. Ma mère devait respirer mieux quand je n'étais pas dans l'appart. Elle m'ouvrait quand même avant que mon père arrive.
Ils étaient plutôt d'accord contre moi, les dresseurs de canari, et quand ça commençait, le soir, ça montait très très haut. J'ai souvent cru que j'allais y passer aussi, à la fin des longues scènes de rage, à la fin des coups qui paraissaient toujours différents, nouveaux, pires et imprévisibles. En salves entrecoupées d'accalmie, ou bien ils se relayaient. Mon coeur battait fort, je le sentais presque remonter en cognant lui aussi, dedans.
Mais parfois c'était entre eux. Je me souviens des couteaux qui sont sortis des tiroirs deux ou trois fois, d'une main entaillée largement en arrêtant un coup. Je me souviens de mon père pointant son couteau sous sa propre gorge en hurlant.
Le lendemain, quand je goûtais en rentrant de l'école je les regardais, bien tous dans le même sens, dans le tiroir. Ils avaient l'air plus vivants que moi, au repos et tranquilles, leur lumière trouble, avec leur sale petite gueule de requins sans mâchoire, avec leurs dents de scie, leur manche et leur pointe. Il y a un truc que je n'arrêtais pas de me dire, c'est qu'ils avaient l'air pareil mais qu'ils étaient différents. Si j'avais fait assez attention j'aurais pu voir comment chacun était unique et différent des autres, j'aurais compris ce qu'ils pensaient.

Tout ça c'est banal. Personne ne m'a tué. En grandissant la peur s'est enfoncée dans une sorte de fosse – de plus en plus profond – j'avais du mal à la sentir encore dans cette espèce de pénombre qu'on a à l'intérieur. Un jour elle n'était plus qu'un petit rai de lumière glacée que je pouvais rappeler à volonté, et ce jour-là mon poing est parti tout seul dans la gueule de mon père et on ne m'a plus du tout embêté. Au lieu du balcon j'ai eu les pelouses et leurs talus et les chemins de terre tassée qui les parcourent, comme un réseau qui ne va nulle part, et les entrées d'immeubles et les grillages des caves individuelles. Bref, ce qu'on voit tout le temps à la télé. J'ai eu un couteau aussi. Il y a eu les disques de métal sombre, la fonte de la salle de muscu, où m'avait inscrit un des éducateurs de rue. Je suis devenu presque comme du métal moi-même, avec juste un peu de chair chaude, comme un habillage qui saignait quelquefois. Le métal est l'ami de la chair.

Et puis je suis entré à l'armée.
Saigner m'étais si peu sensible, comme avoir des hématomes, l'indifférence complète. Les unités d'élite ça vous mâche peu à peu comme un long combat. Je tenais la fraîcheur des armes dans mes mains, elles étaient fines et élancées, neuves, et si inutiles. J'ai appris à ne pas perdre une seconde à penser, à laisser les mains faire leur geste, les cuisses obéir aux ordres d'un autre. Quand on était tous en tenue, avec nos cagoules, comme les nombreux doigts d'une main, il y avait quelque chose en moi qui se serrait doucement.
Mais c'est partout pareil. Je dois avoir quelque chose qui attire la haine. Quand le nouveau chef est arrivé j'ai su tout de suite - et il a commencé avec moi. Pas de coups, autre chose. Je n'ai pas envie d'en parler.
Voilà quatre ans que ça dure, je n'ai aucune issue. Les autres sont trop contents que ça ne tombe pas sur eux. Ils ne me regardent plus maintenant, dévient les yeux quand il s'y met.
Hier en préparant mon arme j'ai regardé les cartouches à blanc et puis juste comme ça j'ai ouvert une boîte de vraies à côté. Elles étaient bien plus vraies : leur forme, leur poids - je les regardais et peu à peu j'ai eu l'impression que tout était fini depuis longtemps, comme si j'étais un mort qui se rappelle, un regard dissout.....elles étaient là avec leurs douces pointes toujours frustrées et leurs yeux qu'on ne voit pas. Je les ai mises à leur place, celle qui leur va, dans le ventre de l'arme ; l'une après l'autre elles glissaient, disparaissaient. Je savais qu'elles seraient libérées d'un seul coup.
Comme je n'existais plus, les autres étaient des fantômes aussi, des gens en deux dimension, comme du carton. J'ai senti que je n'avais plus du tout peur, je pouvais faire tout ce que je voulais puisque - rien.
J'ai écrit à mon père de regarder la télé. Il habite pas loin mais il ne peut plus sortir du tout, c'est lui le canari maintenant.
La journée a été comme un éclair lent, comme un couloir long....étroit.
Avec au bout cette foule de gens, tous pareils. Femmes, hommes, enfants, c'était le même, le même qui me regardait avec fixité.
Et moi je m'était coulé dans la cagoule, je léchais de l'intérieur le tissu fin et noir, mon haleine dedans, j'avais l'arme lourde et suante, j'avais l'uniforme : un mannequin en de nombreux exemplaires, qui joue un spectacle, un ballet très répété.
Il y avait encore un truc vivant dans tout ce film bizarre : mon index droit, qui bougeait.
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Message  Invité Mer 15 Jan 2014 - 7:11

Vu, lu, je reviendrai. Tout du long, je me suis dis, elle connait cette personne. Les mots, les détails, les situations semblent tellement justes qu'ils n'ont pas pu être inventés. Une question brûle mes lèvres depuis longtemps. Tu travailles en milieu psychiatrique ? Mille pardons d'être aussi impolie, mais il m'a remuée ce texte. Désolée, c'est tout décousu mais je suis pas du matin.

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Message  Invité Mer 15 Jan 2014 - 7:22

Ah oui et puis erruer (2), j'ai pas compris. C'est dur d'être un peu cruche.

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Message  seyne Mer 15 Jan 2014 - 8:31

bonjour vertigo,
erruer (2) c'est une coquille, j'ai demandé l'effacement....et oui, je suis psychiatre. Mais ce texte (un exercice) avait pour thème un fait divers : le para qui avait tiré sur la foule à balles réelles lors d'une démonstration publique, à Castres, il y a quelques années. On n'a jamais bien su ce qui s'était passé.
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Message  Invité Ven 17 Jan 2014 - 14:51

Je suis impressionnée par tous les détails qui font mouche : la forme de la lame du couteau,
la vision à hauteur de plateau de table, qui dit l'âge,
sucer les barreaux, la cordelière
les dresseurs de canari ( perle !)
Et toute cette fin : Comme je n'existais plus, les autres étaient des fantômes aussi, des gens en deux dimension, comme du carton. J'ai senti que je n'avais plus du tout peur, je pouvais faire tout ce que je voulais puisque - rien.
J'ai écrit à mon père de regarder la télé. Il habite pas loin mais il ne peut plus sortir du tout, c'est lui le canari maintenant.
La journée a été comme un éclair lent, comme un couloir long....étroit.
Avec au bout cette foule de gens, tous pareils. Femmes, hommes, enfants, c'était le même, le même qui me regardait avec fixité.
Et moi je m'était coulé dans la cagoule, je léchais de l'intérieur le tissu fin et noir, mon haleine dedans, j'avais l'arme lourde et suante, j'avais l'uniforme : un mannequin en de nombreux exemplaires, qui joue un spectacle, un ballet très répété.
Il y avait encore un truc vivant dans tout ce film bizarre : mon index droit, qui bougeait.
qui est comme la matrice même de la violence, une violence-janus où on ne distingue plus ce qui est interne de ce qui est externe...
C'est un texte d'une force incroyable et qui trouble nos repères : on ne sait plus pour qui avoir de la compassion...
Chapeau très bas, Seyne !

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Message  Raoulraoul Sam 18 Jan 2014 - 11:17

Passionnante cette odyssée de l'individu dans sa relation à la matière. "Le parti pris des choses" révélant la personne. Sans elles l'être ne peut se conscientiser. Une vie pourrait se résumer à quelques objets qui nous racontent. Tu le fais bien.
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Message  jfmoods Sam 18 Jan 2014 - 13:27

On parle beaucoup de couteaux dans ton texte. Couteaux qui m'évoquent, forcément, la castration. Cette castration mentale subie par ton personnage - castration des émotions élémentaires -  engendre la castration de toute forme d'empathie. C'est que, d'emblée, l'autre, créature vivante, différence vivante, a été en quelque sorte nié, présenté comme déjà mort, comme une différence morte ("le cou des poules où il entrait si facilement pendant que je tenais l'assiette et qu'elles remontaient leurs paupières du bas, en gloussant et battant des ailes."). Du coup, c'est comme si le ressenti n'avait jamais pu être véhiculé par une parole explicative, qui mette les choses à distance. C'est comme si le ressenti ne devait plus passer que par l'immédiateté des sens. Le goût ("je suçais les angles des barreaux, je les prenais dans ma bouche.", "Je suçais aussi la cordelette de mon anorak", "je léchais de l'intérieur le tissu fin et noir"), le toucher ("la fermeture éclair qui pince la peau du cou", "J'ai eu un couteau aussi.", "mon index droit, qui bouge.") et la vue ("je ne faisais rien je crois sauf regarder", "l'immeuble de la cité d'urgence, gris, avec ses traînées plus foncées au coin des rebords, les stores penchés, couleur caramel.", "les pelouses et leurs talus et les chemins de terre tassée qui les parcourent, comme un réseau qui ne va nulle part, et les entrées d'immeubles et les grillages des caves individuelles.") fondent un rapport au monde cloisonné, caractérisé par l'enfermement des pulsions ("Mon coeur battait fort, je le sentais presque remonter en cognant lui aussi, dedans."). L'échange n'est jamais passé par le verbe. Il a été exclusivement déterminé par une violence ("En salves entrecoupées d'accalmie, ou bien ils se relayaient.") qui est devenue la norme. Les objets potentiellement dispensateurs de mort se sont humanisés ("c'est qu'ils avaient l'air pareil mais qu'ils étaient différents. Si j'avais fait assez attention j'aurais pu voir comment chacun était unique et différent des autres, j'aurais compris ce qu'ils pensaient.", pour les cartouches : "leurs yeux qu'on ne voit pas") tandis que le corps du personnage s'est mué en objet obéissant ("Je suis devenu presque comme du métal moi-même", "ne pas perdre une seconde à penser, à laisser les mains faire leur geste, les cuisses obéir aux ordres d'un autre."). L'arme s'est faite substitut phallique ("...dans le ventre de l'arme ; l'une après l'autre elles glissaient, disparaissaient. Je savais qu'elles seraient libérées d'un seul coup."). Phénomène d'inversion radicale du sens commun. L'humain est un objet ("Avec au bout cette foule de gens, tous pareils. Femmes, hommes, enfants, c'était le même, le même qui me regardait avec fixité."), c'est l'arme qui vit. Je me fonds totalement dans la charge d'agressivité, dans la puissance destructrice de l'objet. C'est l'arme (dont je me fais le serviteur, le bras fasciné) qui, distribuant la mort, crée l'image monstrueuse, terrifiante, hallucinée, insupportable, caricaturale jusqu'au dégoût, d'un happening ("un mannequin en de nombreux exemplaires, qui joue un spectacle, un ballet très répété.").

Merci pour le voyage !
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Message  seyne Sam 18 Jan 2014 - 18:26

merci de tous ces intéressants commentaires. Je ne sais pas si le para de Castres (tiens, Castres !) a eu ce genre d'histoire, mais c'est ce que j'ai imaginé qui pouvait conduire quelqu'un, et surtout un soldat, à tirer dans une foule.
Tout ce que vous dites est très juste, en particulier ton analyse jfmoods. Les objets phalliques (couteaux, balles, haltères) ont été son recours face à la plus terrible des castrations : être privé de sa qualité humaine par ses parents, et presque de sa vie, quand on est enfant, seul et à leur merci. Conquérir la force, et puis tenter de trouver un groupe d'appartenance, c'est ce qu'il a tenté et presque réussi, jusqu'à la réapparition de la maltraitance et l'effondrement de son dernier idéal. Ce qui m'intéressait beaucoup, c'est d'essayer d'approcher de l'intérieur une lente déréalisation et une déshumanisation. Alors oui, Coline, il a toute ma compassion ce homme-là. Tout le monde a droit à la compassion, j'en suis vraiment persuadée.

Je n'avais pas envie d'écrire un cas clinique, mais quelque chose de littéraire, alors cette idée de chair/métal m'est venue. C'est riche en sensations, le métal. Et puis ce qui m'a vraiment plu, c'est d'écrire au masculin.
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Message  jfmoods Sam 18 Jan 2014 - 19:59

"Quand on était tous en tenue, avec nos cagoules, comme les nombreux doigts d'une main, il y avait quelque chose en moi qui se serrait doucement."

Oui, la notion de groupe évidemment, ce bonheur dans le sentiment d'appartenance provisoire à une entité plus grande... Je suis passé à côté.

Je rectifie deux coquilles...

"... des gens en deux dimensions..."

"Et moi je m'étais coulé dans la cagoule..."
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Message  seyne Sam 18 Jan 2014 - 21:58

oui, il y a aussi un dissous qui s'est transformé en dissout (rrhaah le piège !)

....et je viens de consulter Mr Google qui est formel : c'était pas à Castres mais à Carcassonne :-(
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Message  jfmoods Dim 19 Jan 2014 - 8:11

Je me suis permis de ne pas tenir compte de "dissout" dans ton texte car je préfère m'appuyer sur les rectifications orthographiques de 1990 que sur les avis parfois un peu rances de l'Académie. Rien de tel que des élucubrations comme celle-là pour faire détester l'orthographe à n'importe qui.
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Message  Louis Dim 19 Jan 2014 - 11:15

Un homme, un militaire, tire sur la foule, sans raisons apparentes. L'acte semble inhumain, et insensé. Comment pourtant cet homme en est-il arrivé là ? Quelle humanité dans cette inhumanité ? C'est une histoire, son histoire, qui pourra donner sens à l'insensé, permettra de comprendre l'incompréhensible. C'est cette histoire que conte le texte. À la première personne. En se mettant à la place, dans la peau, de l'horrible assassin.

Une vie, une histoire, sous le signe du métal. Du métal le plus dur : l'acier.
Le métal est celui d'une lame de couteau.  Métal tranchant. Métal froid, ou tiède, mais toujours sans chaleur ; chaleur manquante, dureté présente.
Métal d'abord à voir, il se donne, dans la petite enfance du narrateur, à la vue : " On regardait seulement, les yeux à hauteur de table", métal spectacle, "J'avais toujours du métal glacé ou tiède sous les doigts, dehors été comme hiver, parce que je ne faisais rien je crois sauf regarder." : les "doigts" sont plutôt ici les yeux, ou une proximité : sous les doigts, mais non dans les doigts, à portée de main, mais non dans la main. "Il tient tout", le métal, mais n'est pas tenu en main par le narrateur.
Cette métallique dureté, elle est vue, mais n'est pas entre ses mains, mais entre celles d'autrui, celles du grand-père avec la lame du couteau à tout faire ; celles de la grand-mère sous forme des casseroles empoignées, ou "le tampon d'acier avec lequel elle grattait les fonds brûlés"
Le narrateur n'a pas la vie entre ses mains, mais c'est une vie de fer, une vie sans douceur, sans tendresse, sans chaleur.
Ce qui est en vue, ce qui marque la vie du narrateur, n'est que tranchant, n'est que violence, couteau très affûté qui taille, entaille, coupe "qui faisait son office sur le cuir, la ficelle, la mine noire des crayons, le pain, et le cou des poules où il entrait si facilement" toutes matières y compris la chair, la chair animale ; "tampon d'acier" qui frotte, gratte, récure. Pas un frôlement, pas une caresse, mais un contact entre les choses, un rapport au monde, rugueux, râpeux. Une tondeuse revient en mémoire, elle aussi coupante, arasant l'herbe tendre, entaillant la chair, la mutilant dans le sang.
Vie de métal, ennemi de la chair.
Enfance de métal.
Métal natal.


L'enfance chez les parents est un enfermement, un en-fer-mement.
Souvenir marquant : une cage d'oiseau, cage de canari. Un oiseau en cage, derrière des barreaux de fer. Oiseau sans liberté par l'effet des barreaux de métal. Oiseau mort de faim par la faute du père. Le narrateur s'identifie à cet oiseau, il a faim de vivre, et se meurt lui aussi, dans une clôture métallique. La rambarde d'un balcon se substitue aux barreaux de la cage : " J'étais accroupi, je suçais les angles des barreaux". Ne pas mourir de faim, c'est "sucer" les barreaux, les faire fondre dans sa bouche, c'est dévorer la cage, c'est intégrer l'habitat prison, même les stores font penser au caramel que l'on suce et que l'on avale "les stores penchés, couleur caramel." Désir d'intégrer la maison en l'absorbant.
La maison est à mettre dedans, lui qui est si souvent tenu dehors, en marge, sur le balcon. A défaut de pénétrer dans la maison, se l'incorporer, la faire pénétrer en soi.
"Je suçais aussi la cordelette de mon anorak quand j'avais eu le temps de le mettre." Pour que l'anorak tienne chaud aussi à l'intérieur. L'avaler lui aussi. Réchauffer cet intérieur froid, sans la chaleur d'une mère, sans chaleur d'une affection.
" Il y avait aussi la fermeture éclair qui pince la peau du cou, la peau sous le menton. Je posais ma langue derrière les petites dents engrenées". La fermeture aussi est de métal. Métal :froideur ; métal : enfermement. La fermeture a des "dents", la manger donc, avant d'être dévoré par elle. Avaler l'anorak, sans être mordu par lui, sans qu'il soit, lui aussi, l'enveloppe d'un enfermement.

Tout ce métal ingéré, fait un intérieur de fer, d'acier, un intérieur dur et insensible.

L'intériorisation du métal est aussi celle de la violence, des scène violentes entre ses parents. "Mon cœur battait fort, je le sentais presque remonter en cognant lui aussi, dedans."
Le battement du cœur devient coup, non "coup de cœur", mais coup de la cognée, mis coup douloureux, qui frappe douloureusement, à l'intérieur. La vie est ce qui cogne, ce qui bat ; vivre n'est plus que violence, existence battante, existence cognante. Vivre, c'est recevoir des coups, c'est en donner, à en mourir. "J'ai souvent cru que j'allais y passer aussi, à la fin des longues scènes de rage, à la fin des coups" : coups de vie, coups de mort.
Métal létal.
Mort de métal, mort effilée comme une lame. "Je me souviens des couteaux qui sont sortis des tiroirs deux ou trois fois, d'une main entaillée largement en arrêtant un coup"  Vie de métal, mort métallique.
Le narrateur prête vie aux couteaux : " Ils avaient l'air plus vivants que moi". La vie se fait au couteau. La vie intérieure se projette sur l'extérieur, échange sans cesse entre l'intérieur et l'extérieur, introjection et projection, comme ce balcon d'appartement, à la fois dehors, et enfermement au-dedans.
Tous ces vivants en lame, tous pareils. Tous ont des dents, des pointes, tous faits pour couper, trancher, entailler, pour mordre ; tous vivants, mais tous faits pour tuer la vie.

Lame est leur âme. L'âme est une lame, dure, sans larmes.

L'identification au métal se fait totalement :
"Je suis devenu presque comme du métal moi-même, avec juste un peu de chair chaude, comme un habillage qui saignait quelquefois."
Personnalité de métal : dure, froide, insensible, coupante, violente.

A l'armée dans laquelle il s'engage, les armes se substituent aux lames des couteaux.
"Je tenais la fraîcheur des armes dans mes mains, elles étaient fines et élancées", comme des lames, oui, fines et élancées.
Lames enfin en main. Pas seulement vues. En main.
Se "nouveau chef" répète la maltraitance du père. Partout encore une lame qui force la chaire. Lame de viol, lame violente. Métal sexe.

"Voilà quatre ans que ça dure, je n'ai aucune issue". Il cherche pourtant une issue, une sortie, une expulsion hors de lui de tout ce métal qui le pénètre, qui l'envahit, qui l'enferre, qui est un en-fer.

Les cartouches de son arme lui paraissent pareilles à des lames : "elles étaient là avec leurs douces pointes toujours frustrées et leurs yeux qu'on ne voit pas.", lames vivantes dans le "ventre" de l'arme-corps, de l'arme sexe.

Il a cette fois, contrairement à sa situation infantile, le fer en main, celui qui donne la vie et la mort, mais comme dans son enfance, il retrouve cette position de recul par rapport au réel, celle du spectateur, celui qui regarde seulement. Il se fait spectateur de lui-même, et de la scène qui va suivre. Il va vivre un fantasme. Recul permis par cette cagoule qu'il porte sur le visage. Alors il tirera, sans peur, sans compassion pour les victimes, il expulsera hors de lui le métal qui le hante, qui l'habite ; il engendrera la mort, se donnera une vie, une vitalité, une virilité, dans une mitraille qui pourra  féconder, enferrer les fantômes. Il tirera sur la foule.

Texte remarquable, seyne, qui nous confronte à ce métal fatal, et nous fait comprendre l'incompréhensible.

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Message  jfmoods Dim 19 Jan 2014 - 12:37

Ce qui rend tes propos sur les textes des autres particulièrement précieux, Louis, c'est que derrière l'analyste rigoureux se cache toujours l'ombre émerveillée du poète.
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Message  seyne Dim 19 Jan 2014 - 14:54

oui, c'est remarquable, merci Louis. Je n'avais pas remarqué moi-même toutes ces notations "orales" : sucer, lécher, mordre, mâcher, engloutir....derrière le guerrier incisif, le tout-petit enfant avide et famélique.....écarté de tout.
Je crois qu'il faut que je reprenne un peu le début parce que dans mon esprit la période des grands-parents est une bonne période, où l'affection n'est pas forcément dite, mais présente, et où l'enfant est sans cesse invité au spectacle d'une vie active et simple, où il a sa place de spectateur, de petit assistant parfois. C'est très nourri de souvenirs personnels, des vacances chez des grands-parents, en particulier ce couteau de poche, presque un alter-ego, qui faisait ce qu'il avait à faire tout au long de la journée, vie et mort, tout naturellement.

Une dernière réflexion à propos de cet homme : je crois que j'ai aimé aussi la façon dont il a réussi à maintenir son intelligence, sa clairvoyance, au milieu de la folie. Jusqu'à la limite de l'engloutissement.
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Message  Lizzie Mar 21 Jan 2014 - 12:14

hum... j'ai lu ce texte au tout début de sa publication, et puis... bon plan, finalement, puisque tout a été dit, tellement bien que je me sens toute intimidée. :-)
Enfin, quelques mots sur mes ressentis (de mémoire). J'ai trouvé ce texte prenant, fort, intelligent. Les détails, en particulier de l'enfant qui lèche (les barreaux du balcon, son cordon de blouson), sont criants de vérité.
Le rapport au métal, cette intimité à la fois tendre et meurtrière donne un thème original et particulièrement "retentissant", je veux dire par là qu'il m'a fait réfléchir à mon propre rapport au métal.
Une seule chose m'a gênée à première lecture, même si ensuite j'ai compris l'intention de l'auteur, c'est le fait que l'enfant soit battu. Que les parents se battent, qu'ils ignorent ou maltraitent l'enfant en l'isolant, comme pour le nier, me semblait préférable et également destructeur. Mais sans doute pas suffisamment. Pourtant, ça a sonné "trop c'est trop" dans ma lecture, comme parfois lorsqu'on colle trop à la réalité.
Bravo, c'est un très bon texte.

Lizzie

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Message  seyne Mar 21 Jan 2014 - 19:52

merci Lizzie, c'aurait vraiment été dommage d'en rester à la timidité parce que ce commentaire vient extirper, avec une remarquable intuition, les origines de ce texte et me pousse plus loin dans ma réflexion.

Il a été écrit et publié sur un site (défunt) qui s'appelait "La Zone". Site littéraire dédié à la violence, l'obscénité et l'outrance. Tout ceci très au second degré, mais quand même assez débridé et grossier. J'ai d'abord lu avec beaucoup d'intérêt certains textes, dont des sonnets d'une perfection formelle parfaite, dont beaucoup de textes d'une grande qualité littéraire....évidemment il y avait du pire et du meilleur...L'un des meilleurs auteurs était, je l'ai découvert en farfouillant, professeur de lettres et lauréat d'un prix littéraire.
Bref, il y avait une recherche de limites, mais aussi une critique incisive et décalée très récréative. Alors j'ai eu envie de jouer le jeu, une sorte d'exercice d'assouplissement mental, et je l'ai fait.
Ce texte est un exercice sur thème imposé, et je crois que ta sensation de "trop c'est trop" renvoie exactement à cette origine, ce défi d'aller un peu du côté des limites, et paradoxalement de la soumission à des codes étrangers.
Bien entendu les participants de la Zone ont eu la réaction exactement contraire, trouvant que le "Je n'ai pas envie d'en parler" était une belle façon de se défiler et qu'ils auraient beaucoup aimé le récit détaillé des sévices.

Ce qui rend les choses si intéressantes, c'est que je suis convaincue au final que la logique de l'acte décrit par le texte renvoie quand même à un vécu de mort imminente, et que le " trop c'est trop", c'est celui de la réalité de milliers d'enfants, ou d'adultes devenus meurtriers.
Et donc peut-être, qu'en acceptant des codes littéraires qui m'étaient étrangers, en me faisant un peu violence, j'ai pu mieux approcher une réalité vécue qui m'est étrangère.
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Message  seyne Mar 21 Jan 2014 - 20:25

un dernier mot : ce qui a fonctionné pour moi, je crois, c'est que les gens qui fréquentaient ce site étaient (si littéraires qu'ils soient parfois), réellement et profondément transgressifs dans l'écriture, et sans doute dans la vie. Et que donc il fallait presque changer d'identité pour y poster, participer aux échanges. J'ai écrit des choses bien pires que ce texte, mais je n'ai pas tenu longtemps, agacée par d'autres codes, qui d'une certaine façon venaient eux aussi interdire la réflexion.
Mais je suis convaincue que si on créait par exemple dans Vos Écrits une section : "textes dérangeants et transgressifs", on n'aurait pas du tout les mêmes explorations possibles....mais d'autres, bien intéressantes aussi.
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Message  jfmoods Dim 26 Jan 2014 - 9:15

Je profite du thème de ce texte pour vous renvoyer à...

-> http://www.jamendo.com/fr/track/161771/venissieux-76
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Message  seyne Lun 27 Jan 2014 - 20:14

oui, je l'ai relu, c'est vraiment d'une intensité et d'une force/finesse incroyable.
Que devient-il, Vincen Gross ?
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Message  jfmoods Lun 27 Jan 2014 - 20:27

Pour l'instant, il semble être principalement photographe dans sa ville de Besançon...

-> http://lejournaldeloeil.blogspot.fr/
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Message  Polixène Mar 28 Jan 2014 - 20:26

J'ai lu et relu ce texte avec à chaque fois un plaisir différent, et apprécié le fil (de fer) rouge du métal , le déroulement inexorable du récit sans que rien ne pèse à la lecture. mais c'est après que la limaille nous travaille.
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Message  Jano Sam 8 Fév 2014 - 18:21

Pas grand chose de plus à rajouter sur ce texte à forte charge émotionnelle. J'ai fait le rapprochement pendant ma lecture à l'accident de Castres et suis surpris de la manière dont vous vous êtes emparé de ce tragique fait-divers. D'un malheureux enchainement de circonstances (et de négligences) vous avez imaginé une histoire de meurtre.

"Et puis ce qui m'a vraiment plu, c'est d'écrire au masculin".
Oui, ça se sent, surtout dans votre approche de l'armée qui ne sonne pas toujours juste mais c'est un détail. Dans l'ensemble vous avez écrit un bon récit où la partie concernant l'enfance me semble supérieure au reste.
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Message  Sahkti Mer 23 Avr 2014 - 16:49

Beaucoup de belles choses ont déjà été dites à propos de ce texte, j'ai peu à ajouter, j'adhère à l'ensemble des commentaires.
Au début de ma lecture, j'ai trouvé quelque peu hésitante la manière de s'exprimer, comme si des souvenirs d'enfance venaient se bousculer dans une tête d'adulte qui ne savait trop comment les évoquer et puis peu à peu, tout se met en place, le langage mûrit, tout comme la colère qui sourd. L'impuissance aussi, que l'on ressent assez fortement à un moment donné, malgré toute la pudeur qui transpire de ce récit et j'aime particulièrement cela, cette retenue, malgré le sens du détail et une approche quasi clinique des faits.
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