Solène
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David
Dimanche
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Solène
J'ouvre mon sac à dos. J'ai pris à la gare des chips quadricolores d'une marque inconnue jusque-là, La Famille Brémart, fabriquées d'après le texte au verso du paquet dans nos ateliers d'Amiens, depuis 1952, à partir de quatre variétés différentes de pommes de terre soigneusement sélectionnées par nos artisans, dont la liste intimide d'emblée par ses promesses exotisantes — patate douces, Lady Claire, rouges des Flandres et truffes de Chine — coupées à l'extra fine et finement relevées au sel de Guérande. L'écriture simili-manuscrite, blanche et ronde, dont la densité crayeuse vise probablement à l'instauration d'une complicité avec le consomm'acteur basée sur un souci mutuel pour les institutions scolaires menacées, lire-écrire-compter-respecter, quelque chose comme ça, votez Blanquer, indique néanmoins clairement par la suite qu'il s'agit d'artisans ayant su rester simples, à imaginer moins préoccupés de chercher vaine gloire en mer de Chine que d'en ramener les précieux tubercules dans leur Ithaque picarde (il s'agit de chips Cultivées dans nos régions) pour m'offrir à force d'acclimatation et au moins quatre générations plus tard de cette véritable quête familiale d'authenticité, de petits écoliers modèles en ingénieurs agronomes dévoués à la pomme de terre — on visualisait tout à fait le processus — rien que le meilleur du goût.
Dimanche- Nombre de messages : 22
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Re: Solène
[Toutes mes excuses, j'ai compris le fonctionnement des balises seulement après avoir posté et je ne sais pas s'il est possible de modifier la publication. J'intégrerai donc les corrections à la suite du texte]
Dimanche- Nombre de messages : 22
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Re: Solène
Il faudra un passage de Sakhti pour une modif, c'est la modo. Tu peux la demander dans ce sujet :
https://vosecrits.1fr1.net/t13854-pour-les-demandes-a-la-moderation-modifications-catalogue-vos-ecrits-c-est-ici
En donnant le lien vers ton texte.
Ça risque de durer plus longtemps qu'un paquet de chips, mais elle passe régulièrement tout de même
https://vosecrits.1fr1.net/t13854-pour-les-demandes-a-la-moderation-modifications-catalogue-vos-ecrits-c-est-ici
En donnant le lien vers ton texte.
Ça risque de durer plus longtemps qu'un paquet de chips, mais elle passe régulièrement tout de même
Re: Solène
J'ouvre mon sac à dos. J'ai pris à la gare routière des chips quadricolores d'une marque inconnue jusque-là, La Famille Brémart, fabriquées d'après le texte au verso du paquet dans nos ateliers d'Amiens depuis 1952 à partir de quatre variétés différentes de pommes de terre soigneusement sélectionnées par nos artisans, dont la liste impressionne en effet d'emblée par ses promesses exotisantes — patate douces, Lady Claire, rouges des Flandres et truffes de Chine — coupées à l'extra fine et finement relevées au sel de Guérande. L'écriture simili-manuscrite, blanche et ronde, dont la densité crayeuse vise probablement à l'instauration d'une complicité avec le consomm'acteur basée sur un souci mutuel pour les institutions scolaires menacées, lire-écrire-compter-respecter, quelque chose comme ça, votez Blanquer, indique néanmoins clairement par la suite qu'il s'agit là d'artisans ayant su rester simples, qu'il faut imaginer moins préoccupés de chercher vaine gloire en mer de Chine que d'en ramener dans leur Ithaque picarde quelques précieux tubercules (ce sont des chips Cultivées dans nos régions) pour m'offrir à force d'acclimatation et au moins quatre générations plus tard de cette véritable quête familiale d'authenticité, de petits écoliers modèles en ingénieurs agronomes dévoués à la pomme de terre — on visualise tout à fait le processus — rien que le meilleur du goût.
(Jean-Michel Blanquer est un politicien français, ministre de l'éducation nationale à l'heure où je vous écris: nous sommes le vendredi 7 décembre 2018 aux alentours de 20 heures.)
(La scène se déroule dans un autocar.)
À la lumière de ce petit résumé il m'apparaît clairement que les Brémart sont, comme on ose encore dire parfois sans sourire à propos de certains êtres, des gens droits. Pas de ceux qui vous diraient "tempura" pour "friture" ou "espuma" pour une mousse. Pas la dernière collection du labo-bistrot de Pierre et Kevin pour ré-inventer la chose par un dialogue subversif entre tradition et modernité, levant et couchant, pimprenelle et wasabi, ni rien de tout ce genre de saloperies (qui d'après mes observations ont beaucoup progressé dans les rayons depuis la crise de l'eurozone et celle de la biosphère en général): la conclusion insistait sur le fait que les Brémart étaient des gens exclusivement concernés par la chips dans sa définition conservatrice (la seule qui vaut) — enfin c'était implicite. Leur gamme contenait seulement trois variétés en plus des "quatre couleurs": nature, poivre noir et fromage de chèvre.
Quoi de moins surprenant ? À l'image d'ancêtres revenus jusque d'Extrême-Orient sans quitter du cœur leur région natale on concevait certes qu'eux-mêmes, les actuels Brémart, aient choisi d'affronter cette conjecture marchande difficile sans s'écarter des fondamentaux, en particulier sans verser dans cette préciosité apéritive dégoulinante (tuiles au poulet provençal, mini-pizzas à la carbonara...) si typique de l'Occident post-croissance à ses débuts. En somme ils pariaient sur un sursaut civilisationnel futur. Triple pari en fait: éthique, marketing et industriel, impeccablement servi en tous points par le choix colorimétrique de l'impression sur plastique de l'emballage — à l'exception du petit drapeau bleu-blanc-rouge au devant (qui justement surmontait comme un blason la devise fière de Cultivées dans nos régions) celui-ci était centré sur des valeurs argileuses où perçaient seulement, et encore très sourdement — s'excusant presque — les tons de lie de vin des encadrements textuels.
C'est de cet arrière-plan modeste à la folie que dévisageait le consommateur, d'un air placide, le portrait en noir et argent de Jean-Michel Brémart, Créateur des ateliers Brémart, légendé par la même craie tenue par la même écolière des fifties que le reste des encadrés. On ne voyait pas bien le bonhomme vous proposer un cône soufflé au saumon teriyaki. Non, que ce soit dit encore et sans nostalgie rance, Jean-Mi était un mec droit, si on entend par là que sa ligne de vie avait eu l'occasion d'être une prolongation générale de ses racines avec élégance, recherche et non chichis, qui faisait des chips pour des gens droits itou aux cheveux propres (courts pour ce qui concernait les garçons pubères) qui ne s'en goinfreraient pas lascivement devant des séries animées coréennes.
(Jean-Michel Blanquer est un politicien français, ministre de l'éducation nationale à l'heure où je vous écris: nous sommes le vendredi 7 décembre 2018 aux alentours de 20 heures.)
(La scène se déroule dans un autocar.)
À la lumière de ce petit résumé il m'apparaît clairement que les Brémart sont, comme on ose encore dire parfois sans sourire à propos de certains êtres, des gens droits. Pas de ceux qui vous diraient "tempura" pour "friture" ou "espuma" pour une mousse. Pas la dernière collection du labo-bistrot de Pierre et Kevin pour ré-inventer la chose par un dialogue subversif entre tradition et modernité, levant et couchant, pimprenelle et wasabi, ni rien de tout ce genre de saloperies (qui d'après mes observations ont beaucoup progressé dans les rayons depuis la crise de l'eurozone et celle de la biosphère en général): la conclusion insistait sur le fait que les Brémart étaient des gens exclusivement concernés par la chips dans sa définition conservatrice (la seule qui vaut) — enfin c'était implicite. Leur gamme contenait seulement trois variétés en plus des "quatre couleurs": nature, poivre noir et fromage de chèvre.
Quoi de moins surprenant ? À l'image d'ancêtres revenus jusque d'Extrême-Orient sans quitter du cœur leur région natale on concevait certes qu'eux-mêmes, les actuels Brémart, aient choisi d'affronter cette conjecture marchande difficile sans s'écarter des fondamentaux, en particulier sans verser dans cette préciosité apéritive dégoulinante (tuiles au poulet provençal, mini-pizzas à la carbonara...) si typique de l'Occident post-croissance à ses débuts. En somme ils pariaient sur un sursaut civilisationnel futur. Triple pari en fait: éthique, marketing et industriel, impeccablement servi en tous points par le choix colorimétrique de l'impression sur plastique de l'emballage — à l'exception du petit drapeau bleu-blanc-rouge au devant (qui justement surmontait comme un blason la devise fière de Cultivées dans nos régions) celui-ci était centré sur des valeurs argileuses où perçaient seulement, et encore très sourdement — s'excusant presque — les tons de lie de vin des encadrements textuels.
C'est de cet arrière-plan modeste à la folie que dévisageait le consommateur, d'un air placide, le portrait en noir et argent de Jean-Michel Brémart, Créateur des ateliers Brémart, légendé par la même craie tenue par la même écolière des fifties que le reste des encadrés. On ne voyait pas bien le bonhomme vous proposer un cône soufflé au saumon teriyaki. Non, que ce soit dit encore et sans nostalgie rance, Jean-Mi était un mec droit, si on entend par là que sa ligne de vie avait eu l'occasion d'être une prolongation générale de ses racines avec élégance, recherche et non chichis, qui faisait des chips pour des gens droits itou aux cheveux propres (courts pour ce qui concernait les garçons pubères) qui ne s'en goinfreraient pas lascivement devant des séries animées coréennes.
Dimanche- Nombre de messages : 22
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Re: Solène
[Maintenant que j'ai posté le texte, je suis tout à fait sûr que ce mélange passé-présent est une expérience sans charme et sans avenir. J'ai donc corrigé ce point (pour faire concordance au présent). J'ai aussi remarqué quelques fautes d'orthographe. Merci pour votre indulgence. Je me relirai mieux la prochaine fois.]
Dimanche- Nombre de messages : 22
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Re: Solène
Bonjour Dimanche,
C'est un plaisir de te voir investir avec enthousiasme ce lieu un peu déserté. Puisse-t-il reprendre du poil de la bête grâce à toi.
J'ai beaucoup aimé (et savouré, ligne après ligne, comme chips après chips) ce texte subtil et jubilatoire, qui analyse les innombrables échos émotionnels dont tentent de jouer les publicistes, cherchant à faire vibrer nos désirs et nos plus nobles représentations. Peut-être les publicistes sont-ils les véritables poètes de notre temps ? Après tout, on a toujours tenté d'utiliser la poésie : pour draguer, pour exalter les puissants et obtenir des faveurs, ou soutenir les pulsions guerrières, pour calmer les angoisses de la mort et pour entrer à l'Académie Française.
Mais ton texte est surtout un jeu pour penser, et on y joue volontiers.
(il m'a ramenée quelques années en arrière, à la campagne picarde dans laquelle flottait délicieusement, en octobre, aux abords de l'usine Flodor, un parfum de pommes de terre "de nos régions").
C'est un plaisir de te voir investir avec enthousiasme ce lieu un peu déserté. Puisse-t-il reprendre du poil de la bête grâce à toi.
J'ai beaucoup aimé (et savouré, ligne après ligne, comme chips après chips) ce texte subtil et jubilatoire, qui analyse les innombrables échos émotionnels dont tentent de jouer les publicistes, cherchant à faire vibrer nos désirs et nos plus nobles représentations. Peut-être les publicistes sont-ils les véritables poètes de notre temps ? Après tout, on a toujours tenté d'utiliser la poésie : pour draguer, pour exalter les puissants et obtenir des faveurs, ou soutenir les pulsions guerrières, pour calmer les angoisses de la mort et pour entrer à l'Académie Française.
Mais ton texte est surtout un jeu pour penser, et on y joue volontiers.
(il m'a ramenée quelques années en arrière, à la campagne picarde dans laquelle flottait délicieusement, en octobre, aux abords de l'usine Flodor, un parfum de pommes de terre "de nos régions").
Re: Solène
- Début du texte:
J'ouvre mon sac à dos. J'ai pris à la dernière station-service des chips quadricolores d'une marque inconnue jusque-là, La Famille Brémart. D'après le texte au verso du paquet elles sont fabriquées dans nos ateliers d'Amiens, depuis 1952, à base de quatre variétés très différentes de pommes de terre soigneusement sélectionnées par nos artisans dont la liste en effet me saisit d'emblée par ses promesses exotisantes — patate douces, Lady Claire, rouges des Flandres et truffes de Chine — coupées à l'extra fine et finement relevées au sel de Guérande. L'écriture simili-manuscrite, blanche et ronde, dont la densité crayeuse vise probablement à l'instauration d'une complicité avec le consomm'acteur basée sur un souci mutuel pour les institutions scolaires menacées, lire-écrire-compter-respecter, quelque chose comme ça, votez Blanquer, indique néanmoins clairement par la suite qu'il s'agit là d'artisans ayant su rester simples, qu'il faut imaginer moins préoccupés de chercher vaine gloire en mer de Chine que d'en ramener dans leur Ithaque picarde quelques précieux tubercules (ce sont des chips Cultivées dans nos régions) pour m'offrir à force d'acclimatation et au moins quatre générations plus tard de cette véritable quête familiale d'authenticité, de petits écoliers modèles en ingénieurs agronomes dévoués à la solanacée — on visualise tout à fait le processus — rien que le meilleur du goût.
(Jean-Michel Blanquer est un politicien français, à ce jour ministre de l'éducation nationale: nous sommes le vendredi 7 décembre 2018 aux alentours de 20 heures.)
(La scène se déroule dans un autocar.)
Je déplie mes jambes sur le siège adjacent pour m'adosser contre la fenêtre, sans vraiment quitter la lecture du petit résumé d'ambiance (presque un synopsis). Arrivé à son terme il m'apparaît distinctement que les Brémart — comme on ose encore dire parfois sans sourire à propos de certains êtres — sont des gens droits. Pas de ceux qui vous diraient "tempura" pour "friture" ou "espuma" pour une mousse. Pas la dernière collection du labo-bistrot de Régis et Kévin pour ré-inventer la patate par un dialogue subversif entre tradition et modernité, Levant et Couchant, pimprenelle et wasabi, ni rien de tout ce genre de saloperies (qui d'après mes observations ont beaucoup progressé dans les rayons depuis la crise de l'Eurozone et celle de la biosphère en général): la conclusion insistait sur le fait que les Brémart sont des gens exclusivement concernés par la chips dans sa définition conservatrice (la seule qui vaut) — enfin c'était implicite. Leur gamme contient seulement trois variétés en plus des "quatre couleurs": nature, poivre noir et fromage de chèvre.
Quoi de moins surprenant ? À l'image d'ancêtres revenus jusque d'Extrême-Orient sans quitter du cœur leur région natale on conçoit certes aisément qu'eux-mêmes, les actuels Brémart, aient choisi d'affronter cette conjecture marchande difficile sans s'écarter des fondamentaux, en particulier sans verser dans cette préciosité apéritive dégoulinante (tuiles au poulet provençal, mini-pizzas à la carbonara...) si typique de l'Occident post-croissance à ses débuts. En somme ils parient sur un sursaut civilisationnel futur. Triple pari essentiellement: éthique, marketing et industriel, impeccablement servi en tous points par le choix colorimétrique de l'impression sur plastique de l'emballage — à l'exception du petit drapeau bleu-blanc-rouge au devant (qui justement surmonte comme un blason la devise fière de Cultivées dans nos régions) celui-ci est centré sur des valeurs argileuses où perçent seulement, et encore très sourdement — s'excusant presque — les tons de lie de vin des encadrements textuels.
C'est de cet arrière-plan modeste à la folie que dévisage le chaland, d'un air placide, le portrait en noir et argent de Pierre-Louis Brémart, Créateur des ateliers Brémart, légendé par la même craie tenue par la même écolière des fifties que le reste des encadrés. On verrait pas bien le bonhomme vous proposer un cône soufflé au saumon teriyaki. Non, que le mot soit prononcé encore et sans nostalgie rance, Pierre-Lou était un mec droit si on entend par là que sa ligne de vie avait eu l'occasion d'être une prolongation générale de ses racines avec élégance, recherche et non chichis, qui faisait des chips pour des gens droits itou aux cheveux propres (courts pour ce qui concernait les garçons pubères) qui ne s'en goinfreraient pas lascivement devant des séries animées coréennes. Sous les sourcils épanouis on devinait pourtant que ça ne s'était pas fait sans ténacité, entre un père souvent absent car il était à mi-temps une peinture de Bastien-Lepage une mère, on tremble à évoquer sa mémoire, restée excessivement digne malgré que de profil — à en juger par les conséquences génétiques — elle avait toujours un peu ressemblé à David Douillet, et qui avait aussi légué à Pierre-Lou ces yeux très verts et lumineux, comme des phares, devant témoigner pour les générations futures incrédules — croisant les deux globes de lumière au hasard d'une beuverie barbecue — qu'il y avait eu vers une certaine époque, ainsi qu'il y avait eu sans doute un rêve américain, un rêve français.
(David Douillet est un judoka français triple champion du monde plus de 95 kilos en 1993, 1995 et 1997.)
(Le grotesque est une modalité du deuil visant à concéder que le grand objet perdu est toujours grand pour mieux attaquer ensuite le sens de cette grandeur même, comme si l'objet était devenu ridicule sous le propre poids de sa grandeur et non parce qu'il faut rire pour soulager sa perte.)
J'ouvre les chips (qui sont franchement bonnes) et je remets mon baladeur sur play. Un cours enregistré portant sur la Condition de l'homme moderne colonise doucement mes oreilles, chuchotements d'étudiants et bruits de chaise en prime.
(Condition de l’homme moderne est un ouvrage d’Hannah Arendt paru en 1958 en anglais sous le titre The Human Condition. D'après la conférencière il faudrait d'ailleurs plutôt traduire The Human Condition par La Condition Humaine, ce qui me semble pertinent sans avoir étudié le sujet.)
La fille allongée sur les deux sièges d'en face doit avoir quatorze ans. Son visage est rose, rond, suisse-allemand, elle a des cheveux noirs en couettes — elle devrait s'appeller Judith. Sans être la plus cool du collège elle a une certaine influence qu'elle maintient en mariant sa frappante beauté naturelle avec toute la nonchalance dont elle est capable. Elle balance ses jambes en leggings blancs de droite à gauche, de gauche à droite, elle les ouvre et elle les ferme, entièrement abandonnée à donner cette impression de cochonnerie, pas sexuelle — existentielle. C'est vraiment merveilleux. Je pense qu'on devrait se marier. Ca choquerait un peu ses parents au début mais vu comme elle se tient ils ont trop sacrifié à la tolérance jusqu'ici pour tout abandonner maintenant, "j'imagine c'est ton désir qui compte" ; et la gueule qu'ils feraient (rien que ça). Mais ce sont aussi des gens pragmatiques. Après tout elle suce son petit ami*, c'est presque écrit sur son sweat, (* depuis tout récemment), m'épouser serait moins moral pourquoi — parce que c'est plus agréable avec la possibilité d'une complicité philosophique ? On est gouverné par des gens qui sont totalement déconnectés de la vie réelle. Non, le potentiel de la connasse est évident: la demander en mariage serait peut-être borderline mais la laisser au monde ? Positivement irresponsable. Dans dix ans elle remplira des carnets de voyage dans les pays pauvres, un surfeur progressiste sans capotes va lui demander ce qu'elle dessine et pouf — la dégringolade. C'est toujours pareil: elle va dire non, on va attendre dix ans et on va voir que si. Son enfance a été trop protégée, trop profonde: elle se mentira trop ; puis ce sera trop tard pour se mentir ne serait-ce qu'un tout petit peu. Elle va devenir une femme. Moi je lui offre un projet de vie.
(Et à la réflexion je me fais du souci pour rien: ses parents seraient sûrement très contents pour nous. Je ne suis pas Marc Dutroux non plus. La catégorie d'âge visée n'est pas du tout la même. J'ai de meilleures perspectives professionnelles. Puis l'époque a changé: les classes moyennes ont peur de l'avenir. A demi-mots on encourage déjà sa gamine à chauffer des footballeurs sur internet (c'est ça ou pute dans les futures guerres de l'eau...). Tout va si vite. Ce qui est vraiment étonnant aujourd'hui, c'est de ne jamais être tombé sur Vincent Cassel en allant chercher des Stabilo dans la chambre de ma petite sœur).
(Vincent Cassel est un acteur français.)
(Marc Dutroux est un électricien et violeur pédophile belge.)
J'essaye de me calmer un peu. Je ferme les yeux. Je ferme les paupières mais j'aimerais bien fermer les yeux. Ce n'est pas ce qui m'ennuie le plus, La Condition Humaine, mais je connais déjà ce cours: y est traitée la distinction conceptuelle entre l'oeuvre, le travail et l'action. L'action ne produit qu'elle-même avec l'acteur en train d'agir (mais on comprend aux intonations de la conférencière que c'est ça qui est vraiment important, c'est l'action): c'est ce que font les enfants et les syndicalistes. Le travail ne sert qu'à survivre: c'est ce que font les Chinois (et elle a tort d'en parler si légèrement). L'œuvre est ce qui survit, aux individus - aux années - aux siècles, pour faire le monde humain: c'est ce qu'il y avait avant le réchauffement climatique.
("J'ai l'impression que ça t'obsède..." m'a dit Camille hier au téléphone à propos de ce qu'on hésite à appeler le futur. "Une fois que tu le sais...". Une fois que je le sais il me reste l'intention d'aller passer six mois dans le sud-ouest turc au bord de la piscine d'un de ces hôtels qui proposent des formules drinks à volonté — et de volonté je n'ai jamais manqué. Il n'y a que des Russes là-bas, ils se servent de grandes assiettes au buffet, ils goûtent un peu puis vont s'en servir une autre, c'est une espèce de potlach, ils fêtent la fin du communisme depuis 1989. Ils sont si nombreux à croire encore en la magie du gaspillage qu'on se laisse gagner malgré soi par l'atmosphère du lieu. De temps en temps j'irais aussi me ressourcer au buffet, espace social sécurisant où la répartition des ressources est simple. Je mourrais en essayant de sauver un petit enfant russe de son hydrocution après mon douzième Martini Bianco, alors que ses parents sont au hammam et le maître nageur distrait par une dénommée Tatiana. J'ai plongé par réflexe. Maintenant que je réalise à quel point je suis trop bourré pour faire ça je gis par deux mètres trente de fond. Un goût de chlore tape sur mes lèvres tandis que la lumière bleue d'Antalya vient délimiter une dernière fois le contour décousu des choses. Séchez vos larmes mes amis, je crois en l'éternité de la substance, après avoir hésité un moment avec les Valkyries.)
Dimanche- Nombre de messages : 22
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Re: Solène
C'est bien, virtuosité, drôlerie, pertinence sociologique, cynisme élégant...un peu trop tout ça peut-être, par moment on manque d'espace pour respirer, c'est trop plein.
Et un texte ne doit jamais donner le sentiment de dire en arrière-plan : "regardez comme je suis intelligent". Mais c'est vraiment bien quand même.
Et un texte ne doit jamais donner le sentiment de dire en arrière-plan : "regardez comme je suis intelligent". Mais c'est vraiment bien quand même.
Réponse à seyne
- Réponse à seyne:
- Un très grand merci, seyne, pour tes retours encourageants et constructifs (et indulgents disons-le). C'est vraiment précieux pour moi: essayer de relire mes écrits de façon critique me donne souvent l'impression de nager dans un relativisme visqueux où j'ai l'impression de devoir soupçonner infiniment le plus petit de mes jugements — et de ne pouvoir espérer apprendre à me diriger qu'à l'aide de commentaires extérieurs. En l'occurrence je crois savoir qu'étant donnée la tonalité de narration choisie je dois éviter trois pièges de fond, celui de l'intelligence que tu évoques, le pire, mais aussi ceux de la bouffonnerie (le recours systématisé à l'ironie) et de la complaisance mélancolique (rien ne me gonfle plus que certains textes de Cioran par exemple). Je ne suis pas du tout sûr de le pouvoir. Mais je serai particulièrement attentif aux critiques portant sur ces trois points. Sur un plan plus "formel" (mais je crois que ça va être au cœur de mes problèmes ici) je dois effectivement fluidifier la respiration au maximum. Si ça chiffonne déjà à ce stade (sur ça et l'intelligence) je dois certainement reprendre le début: je me suis mis en tête (projet fou) de développer un "vrai" personnage dans la longueur et j'imagine qu'il y a un degré minimal d'attachement nécessaire à la chose. Il est jeune, perdu et un peu philosophe sur les bords, c'est déjà en demander beaucoup au lecteur. Je vais reprendre tout ça. Merci beaucoup aussi pour ton partage de souvenir, accessoirement preuve que le temps passé à me documenter sur l'économie de la chips, les noms typiquement picards etc. ne relève pas complètement de la psychiatrie. Je ne suis jamais allé de ce côté-là mais ça a l'air très joli. Il me semble (comme à toi si j'ai bien compris) que le langage sert toujours et qu'il veut souvent servir (la réflexion m'évoque le bébé de Saint-Augustin apprenant à nommer les choses pour les exiger): aussi je crois qu'il doit au moins le savoir, au mieux le dire d'une façon ou d'une autre, s'il veut essayer de rester honnête. Essayer de rester honnête et pouvoir sentir (plus clairement qu'ailleurs en tous cas) ce qu'un tel commandement peut bien vouloir dire: c'est à mes yeux l'une des propositions les plus fascinantes qu'offre une expérience d'écriture. Au bout du compte le toc se voit, le vrai se voit, par soi-même sinon par les lecteurs éventuels, et c'est une chose que je trouve assez réconfortante. Peut-être est-ce là le critère de distinction le plus net que je peux fixer entre la poésie et la séduction: il n'y a ni idylle de poésie à part de la reproduction sociale ni total désintéressement poétique, mais il peut y avoir dans la poésie une tentative sincère de regarder quelqu'un dans les yeux, chose dont on rêve beaucoup et qu'on fait finalement très peu dans la vie — je ne crois pas généraliser trop abusivement à partir de ma propre expérience. La publicité commerciale est un genre de séduction qui m'intéresse évidemment beaucoup.
Dimanche- Nombre de messages : 22
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Re: Solène
De temps en temps, on comprend 5 sur 5, ou on est compris 5 sur 5 lors d'un échange critique. C'est alors vraiment fructueux.
Dans le cas de ce texte, je te donnerais un conseil de jardinière : quelques coups de sécateur, pas grand chose, et l'air circulera très bien dans ton histoire, et ton personnage deviendra de plus en plus humain puisque tu sais déjà les travers qui le guettent.
Oui, la chasse au chiqué, au toc dans sa propre écriture c'est une forme de thérapie, ou de quête initiatique, j'en suis convaincue. On se "voit" profond. Mais le regard d'un tiers aide pas mal de temps en temps.
Dans le cas de ce texte, je te donnerais un conseil de jardinière : quelques coups de sécateur, pas grand chose, et l'air circulera très bien dans ton histoire, et ton personnage deviendra de plus en plus humain puisque tu sais déjà les travers qui le guettent.
Oui, la chasse au chiqué, au toc dans sa propre écriture c'est une forme de thérapie, ou de quête initiatique, j'en suis convaincue. On se "voit" profond. Mais le regard d'un tiers aide pas mal de temps en temps.
Re: Solène
Complètement d'accord avec Seyne. Il y a du talent, mais c'est, selon moi, un peu chargé et donc étouffant sur la distance. Pareil, donc : élague un peu ton texte, il n'en sera que plus léger, et donc plus digeste.
Après, c'est juste un point de vue.
Sinon, j'aime beaucoup le ton, et l'écriture en elle même.
Après, c'est juste un point de vue.
Sinon, j'aime beaucoup le ton, et l'écriture en elle même.
Re: Solène
- Notes sur la reprise du texte:
- Ayant un peu plus de temps pour écrire j'ai essayé de reprendre ce texte - c'est toujours la même idée de projection de pensées dans une situation de transports en commun - mais j'ai modifié le début. Je le poste maintenant, de façon isolée, parce que je n'en suis pas totalement convaincu - mais j'en suis au point où j'ai besoin d'avis extérieurs pour l'affiner. Enfin s'il y a quelque chose à en garder - peut-être qu'il faut tout reprendre à nouveau, par exemple pour une raison de densité. L'objectif est toujours que ça puisse tenir sur la longueur. Un grand merci d'avance pour vos retours éventuels !
Dimanche- Nombre de messages : 22
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Date d'inscription : 24/06/2019
Re: Solène
J'ouvre mon sac à dos pour inspecter le butin arraché en vitesse à la gare (vingt minutes quand même pour trouver un truc sans viande ni poisson - heureusement que le train avait du retard), "tortellini au basilic" suremballées, on verra bien, et un paquet de chips un peu snob ; je les pose sur mon côté de la table dépliante. J'intercepte un coup d’œil que jette la dame assise au siège d'en face (avant de replonger subitement dans son magazine), qu'est-ce qu'elle a la grosse, elle a faim ? Non. Elle veut savoir quel genre d'homme je suis. Et plus précisément si le paradoxe apparent constitué par mon look de pokéranger et ma présence en première classe s'explique par une perte des valeurs dans sa catégorie sociale (dont elle voit la trace en toute chose ces temps-ci) ou par une réduction de dernière minute. La chose devrait être claire maintenant: je n'ai pas les moyens d'aller me ravitailler en voiture-bar. " - Figurez-vous madame que je suis un authentique bénéficiaire des derniers privilèges cheminots dans ce pays: je n'ai même pas de billet". "- Et ma carte mobilité illimitée m'autorise à adopter sous vos yeux un comportement littéralement socialiste: je peux m'asseoir à n'importe quelle place libre". " - Je peux venir m'asseoir à côté de vous". " - Je peux m'asseoir derrière vous, c'est libre aussi"." - Vous voulez des chips ?". J'aime bien imaginer ce que je ferais sans politesse. C'est comme ça que j'ai commencé à écrire. De la poésie surtout. De la poésie érotique. Non, de la poésie pornographique. En fait j'écris de la pornographie assez documentaire. Mais je m'éloigne un peu des enjeux de la situation initiale. Là j'essaye d'être plus organisé parce que ça raconte une histoire d'une certaine manière: comment j'ai rencontré Solène. Il faut tenter d'y distinguer l'essentiel de l'accidentel. Une difficulté que la pornographie ignore - le temps s'y contracte d'une façon tragique, trop fine pour contenir encore ce genre de problèmes.
Bon: la situation telle qu'elle se présente en ce moment est d'aspect beaucoup plus indéterminé. Pour la plupart des rares passagers du wagon on pourrait difficilement relier leur comportement à un quelconque intérêt vital pour la continuité humaine. J'ai quand même remarqué en passant tout à l'heure que le monsieur du fond était un "châtelain" comme j'aime à les appeler dans mon lexique interne: nom masculin, pratiquant assidu - généralement sur téléphone ou tablette - d'un jeu vidéo consistant à développer une ville fortifiée ou équivalent symbolique (barricader la tour nord, protéger la citadelle céleste)... Depuis que je bosse dans les trains j'ai vu des centaines de châtelains (la moyenne d'âge est étonnamment haute: aux environs de quarante ans) ; pas une châtelaine. J'aimerais bien un jour photographier tous ces garçons perdus, le visage baigné dans une lumière bleue (ou rouge) où passe des explosions menaçantes et l'angoisse qu'on y lit alors et la détermination - jamais ces fils de putes de l'équipe rouge (ou bleue) ne passeraient le deuxième rempart, jamais. Mais l'angoisse quand même. On sent bien au-delà de ce rêve - l'érection d'une frontière dure entre intérieur et extérieur - une inquiétude compréhensible. Les joueurs ferroviaires sur PC, plus jeunes, qui sont aussi plus portés sur des jeux offensifs (hack n' slash, hit'em up, first-person shooter...) ont les traits concentrés également mais comparativement détendus: la conquête en train de se faire est toujours en même temps promesse d'infini. Une fois venu au stade du châtelain (qui n'est peut-être qu'un retour à celui du château de sable) un homme n'attend visiblement plus rien de cet infini: qu'ils passent le deuxième rempart, crois-je pouvoir lire souvent sur ces fronts pré-calvites, dans ces regards de chat effrayé par un aspirateur, que la marée du monde extérieur monte une dernière fois, et il n'y aura définitivement aucune morale à tirer de toute cette saloperie.
"- Mais oui madame, vous verrez tout à l'heure le chef de bord me rendre ma carte de mobilité illimitée sans poser d'autres questions, avec un sourire mi-déférent mi-coupable, comme si j'avais fait l'Algérie avec son père". Sérieusement, pourquoi elle me regarde comme ça ? Je lis ostensiblement la couverture de son magazine pour la mettre mal à l'aise. "Culture - La bibliothèque de la célib'". "Sexe - Cinq techniques spirituelles pour se reconnecter à son désir". Quand sont apparus les premières rubriques "sexe" dans la "presse féminine" ? Fin des années 70, par là. Est-ce qu'à l'époque on aurait imaginé d'y ranger un jour les dernières tentatives d'un esprit pour surmonter la déconnexion d'avec son désir ? Non, de la même façon qu'on n'y expliquait pas encore les conséquences digestives des plats proposés dans les pages "cuisine": on appelait "glamour" ce sentiment de la limite. Et c'est comme si par télépathie madame - qui avait probablement une dizaine d'années à l'époque - percevait toute la finesse historiographique et toute la méchanceté intrinsèque de cette constatation intime: elle remet les yeux dans son magazine mais cette fois-ci comme s'il était en papier et non en plexiglas anti-émeutes ; elle s'assombrit. Elle a bien suivi cette évolution des titres, ou plutôt elle sait qu'ils ont suivi la sienne au cours des décennies. De 80 à 2000 on peut dire qu'ils avaient une consistance relativement familiale. Mais les salles de rédaction de 2010 - exténuées de courir vainement après les générations d'instagrammeuses - avaient du se rendre à l'évidence: c'était sans espoir - il fallait prendre ses pertes et lâcher le public des gamines. On avait cru faire bonne mesure en accompagnant ce mûrissement assumé de la lectrice-cible de top models sur le retour en première page: Naomi Campbell, en particulier, avait connu une très belle cinquième vie photographique à partir de cette période. Et le célibat était devenu un sujet de choix. Hélas madame comme tant d'autres, au moment de ces évènements cruciaux, s'était déjà résolue de longue date à ne plus surmonter ses problèmes de demie-vieille autrement qu'en lisant des problèmes de jeunes (sous des photographies de jeunes): en actant la rupture générationnelle supposément à son profit, cette stratégie éditoriale lui avait en fait carrément coupé les ailes.
Je dois préciser ici - pour la bonne compréhension dramatique de la scène - que les filles qui basculaient dans l'adolescence au début des années 2000 (au son de Britney Spears) avaient vite imposé dans ces magazines une demande esthétique de "libération de la parole" fièrement gore - l'haleine de Bryan, la sodomie et le lavement, les pertes blanches - avant de fuir sur internet avec leurs petites sœurs, laissant à leurs aînées - dont madame -, à la place de ce qui était finalement très gentillet sous l'ère Madonna, un désert post-glamour de l'âme. Car maintenant que les teens en bikini avaient été remplacé par Claudia Schiffer "meilleure maman du monde" il fallait bien l'admettre: une bonne part de ce qui avait rendu toute ces conneries "libératoires" jusqu'alors avait été la proximité implicite de la jeunesse, c'est-à-dire la suggestion que ces choses nouvelles dont il fallait discuter, si gratuitement dégueulasses qu'elles fussent parfois, arrivaient à des corps gorgés de soleil et de centaine de milliers d'ovocytes, désirables à mourir, qui s'étalaient alors glorieusement jusque dans les inserts picturaux du courrier des lectrices (alors signé plus souvent "Jessica, 25 ans" et moins souvent "Claudine"). C'était vers 2006, 2007. C'était le début de la fin du glamour et en même temps son apogée: c'était un glamour devenu aristocratique, parlant d'autant plus facilement de la merde de la vie qu'elle n'avait aucune espèce de réalité à ses yeux sans cernes. Non seulement ça n'atteignait pas vraiment, sous le bikini, son corps glorieux: ça soulignait en fait toute sa différence ontologique avec ce type de gênes occasionnelles, et par contagion toute la sororité depuis le fond de la nuit, éternellement écartelée entre impératif de séduction et contingence physiologique, semblait sortir grandie de ce qu'on pouvait enfin parler de tout ça sans affection pour le charme - il faut dire que la tonicité épidermique de ces bombasses semblait les mettre hors de portée de la vie d'une façon très générale.
Mais la grande libération de la parole désormais laissée aux seules ménagères de cinquante ans pile, une fois leurs filles disparues pour aller faire la leur dans le cyberespace ? Une fois Naomi Campbell revenue pour un cinquième tour ? Un désert post-glamour de l'âme - dont le courrier des lectrices témoignait désormais d'une façon presque insoutenable. Thèmes fétiches: l'haleine de Jacques, la ré-éducation périnéale, le cancer du sein... A l'image de ces scènes touchantes de marée noire qu'on voit sur National Geo, c'était comme si on avait tiré sur la tourterelle de Vénus avec le contenu des intestins de Latitia Casta: l'espèce semblait fonctionnellement éteinte. La "réconciliation entre féminité et féminisme" - un temps le slogan number one de cette formidable épopée journalistique - s'était entièrement englué dans le fait qu'aucune idolâtrie ne survit très tard à la parole libre: la déesse pouvait encore bien s'incarner dans une pin-up avec un fer à souder, mais dans Helena Christenssen avec un souci de déchirure vaginale? Ce type de magazine ne renvoyait plus madame qu'à elle-même et à ses semblables en chair, et la grande libération de la parole semblait les renvoyer toutes au grand enfermement symétrique du silence qui aurait été nécessaire à leur adoration: poursuivi du sexe à l'accouchement, de la cuisine aux toilettes, le domaine silencieux du féminin sacré - après Britney Spears - s'était sensiblement réduit en elles à moins encore que celui du féminin sacrilège. Madame sait au fond qu'elle n'est pas une midinette, ni une mystique. Elle ne se croit pas au-dessus de la matière. Elle veut simplement que reviennent les jeunes bombasses en couverture. Plus fondamentalement elle veut pouvoir protéger son droit de rêver mais c'était vraiment les bombasses qui rendait toute la perspective libératoire théologiquement crédible ; et elle veut empêcher le grand enfermement du silence d'envahir jusqu'à la dernière phrase de la dernière rubrique. Si le châtelain du fond rangeait soudain son laptop et parcourait le wagon presque vide à sa rencontre, s'il se plantait devant elle et déclarait très solennellement " à partir de maintenant il n'y aura plus de bonne stratégie que défensive" elle ne détournerait pas les yeux, elle ne penserait pas qu'il est fou, elle les poserait sur lui dans l'espoir qu'il ne le soit pas (il a quoi ? cinq ans de moins qu'elle); en fait elle répondrait le plus naturellement qu'elle peut: "que voulez-vous dire ?".
Bon: la situation telle qu'elle se présente en ce moment est d'aspect beaucoup plus indéterminé. Pour la plupart des rares passagers du wagon on pourrait difficilement relier leur comportement à un quelconque intérêt vital pour la continuité humaine. J'ai quand même remarqué en passant tout à l'heure que le monsieur du fond était un "châtelain" comme j'aime à les appeler dans mon lexique interne: nom masculin, pratiquant assidu - généralement sur téléphone ou tablette - d'un jeu vidéo consistant à développer une ville fortifiée ou équivalent symbolique (barricader la tour nord, protéger la citadelle céleste)... Depuis que je bosse dans les trains j'ai vu des centaines de châtelains (la moyenne d'âge est étonnamment haute: aux environs de quarante ans) ; pas une châtelaine. J'aimerais bien un jour photographier tous ces garçons perdus, le visage baigné dans une lumière bleue (ou rouge) où passe des explosions menaçantes et l'angoisse qu'on y lit alors et la détermination - jamais ces fils de putes de l'équipe rouge (ou bleue) ne passeraient le deuxième rempart, jamais. Mais l'angoisse quand même. On sent bien au-delà de ce rêve - l'érection d'une frontière dure entre intérieur et extérieur - une inquiétude compréhensible. Les joueurs ferroviaires sur PC, plus jeunes, qui sont aussi plus portés sur des jeux offensifs (hack n' slash, hit'em up, first-person shooter...) ont les traits concentrés également mais comparativement détendus: la conquête en train de se faire est toujours en même temps promesse d'infini. Une fois venu au stade du châtelain (qui n'est peut-être qu'un retour à celui du château de sable) un homme n'attend visiblement plus rien de cet infini: qu'ils passent le deuxième rempart, crois-je pouvoir lire souvent sur ces fronts pré-calvites, dans ces regards de chat effrayé par un aspirateur, que la marée du monde extérieur monte une dernière fois, et il n'y aura définitivement aucune morale à tirer de toute cette saloperie.
"- Mais oui madame, vous verrez tout à l'heure le chef de bord me rendre ma carte de mobilité illimitée sans poser d'autres questions, avec un sourire mi-déférent mi-coupable, comme si j'avais fait l'Algérie avec son père". Sérieusement, pourquoi elle me regarde comme ça ? Je lis ostensiblement la couverture de son magazine pour la mettre mal à l'aise. "Culture - La bibliothèque de la célib'". "Sexe - Cinq techniques spirituelles pour se reconnecter à son désir". Quand sont apparus les premières rubriques "sexe" dans la "presse féminine" ? Fin des années 70, par là. Est-ce qu'à l'époque on aurait imaginé d'y ranger un jour les dernières tentatives d'un esprit pour surmonter la déconnexion d'avec son désir ? Non, de la même façon qu'on n'y expliquait pas encore les conséquences digestives des plats proposés dans les pages "cuisine": on appelait "glamour" ce sentiment de la limite. Et c'est comme si par télépathie madame - qui avait probablement une dizaine d'années à l'époque - percevait toute la finesse historiographique et toute la méchanceté intrinsèque de cette constatation intime: elle remet les yeux dans son magazine mais cette fois-ci comme s'il était en papier et non en plexiglas anti-émeutes ; elle s'assombrit. Elle a bien suivi cette évolution des titres, ou plutôt elle sait qu'ils ont suivi la sienne au cours des décennies. De 80 à 2000 on peut dire qu'ils avaient une consistance relativement familiale. Mais les salles de rédaction de 2010 - exténuées de courir vainement après les générations d'instagrammeuses - avaient du se rendre à l'évidence: c'était sans espoir - il fallait prendre ses pertes et lâcher le public des gamines. On avait cru faire bonne mesure en accompagnant ce mûrissement assumé de la lectrice-cible de top models sur le retour en première page: Naomi Campbell, en particulier, avait connu une très belle cinquième vie photographique à partir de cette période. Et le célibat était devenu un sujet de choix. Hélas madame comme tant d'autres, au moment de ces évènements cruciaux, s'était déjà résolue de longue date à ne plus surmonter ses problèmes de demie-vieille autrement qu'en lisant des problèmes de jeunes (sous des photographies de jeunes): en actant la rupture générationnelle supposément à son profit, cette stratégie éditoriale lui avait en fait carrément coupé les ailes.
Je dois préciser ici - pour la bonne compréhension dramatique de la scène - que les filles qui basculaient dans l'adolescence au début des années 2000 (au son de Britney Spears) avaient vite imposé dans ces magazines une demande esthétique de "libération de la parole" fièrement gore - l'haleine de Bryan, la sodomie et le lavement, les pertes blanches - avant de fuir sur internet avec leurs petites sœurs, laissant à leurs aînées - dont madame -, à la place de ce qui était finalement très gentillet sous l'ère Madonna, un désert post-glamour de l'âme. Car maintenant que les teens en bikini avaient été remplacé par Claudia Schiffer "meilleure maman du monde" il fallait bien l'admettre: une bonne part de ce qui avait rendu toute ces conneries "libératoires" jusqu'alors avait été la proximité implicite de la jeunesse, c'est-à-dire la suggestion que ces choses nouvelles dont il fallait discuter, si gratuitement dégueulasses qu'elles fussent parfois, arrivaient à des corps gorgés de soleil et de centaine de milliers d'ovocytes, désirables à mourir, qui s'étalaient alors glorieusement jusque dans les inserts picturaux du courrier des lectrices (alors signé plus souvent "Jessica, 25 ans" et moins souvent "Claudine"). C'était vers 2006, 2007. C'était le début de la fin du glamour et en même temps son apogée: c'était un glamour devenu aristocratique, parlant d'autant plus facilement de la merde de la vie qu'elle n'avait aucune espèce de réalité à ses yeux sans cernes. Non seulement ça n'atteignait pas vraiment, sous le bikini, son corps glorieux: ça soulignait en fait toute sa différence ontologique avec ce type de gênes occasionnelles, et par contagion toute la sororité depuis le fond de la nuit, éternellement écartelée entre impératif de séduction et contingence physiologique, semblait sortir grandie de ce qu'on pouvait enfin parler de tout ça sans affection pour le charme - il faut dire que la tonicité épidermique de ces bombasses semblait les mettre hors de portée de la vie d'une façon très générale.
Mais la grande libération de la parole désormais laissée aux seules ménagères de cinquante ans pile, une fois leurs filles disparues pour aller faire la leur dans le cyberespace ? Une fois Naomi Campbell revenue pour un cinquième tour ? Un désert post-glamour de l'âme - dont le courrier des lectrices témoignait désormais d'une façon presque insoutenable. Thèmes fétiches: l'haleine de Jacques, la ré-éducation périnéale, le cancer du sein... A l'image de ces scènes touchantes de marée noire qu'on voit sur National Geo, c'était comme si on avait tiré sur la tourterelle de Vénus avec le contenu des intestins de Latitia Casta: l'espèce semblait fonctionnellement éteinte. La "réconciliation entre féminité et féminisme" - un temps le slogan number one de cette formidable épopée journalistique - s'était entièrement englué dans le fait qu'aucune idolâtrie ne survit très tard à la parole libre: la déesse pouvait encore bien s'incarner dans une pin-up avec un fer à souder, mais dans Helena Christenssen avec un souci de déchirure vaginale? Ce type de magazine ne renvoyait plus madame qu'à elle-même et à ses semblables en chair, et la grande libération de la parole semblait les renvoyer toutes au grand enfermement symétrique du silence qui aurait été nécessaire à leur adoration: poursuivi du sexe à l'accouchement, de la cuisine aux toilettes, le domaine silencieux du féminin sacré - après Britney Spears - s'était sensiblement réduit en elles à moins encore que celui du féminin sacrilège. Madame sait au fond qu'elle n'est pas une midinette, ni une mystique. Elle ne se croit pas au-dessus de la matière. Elle veut simplement que reviennent les jeunes bombasses en couverture. Plus fondamentalement elle veut pouvoir protéger son droit de rêver mais c'était vraiment les bombasses qui rendait toute la perspective libératoire théologiquement crédible ; et elle veut empêcher le grand enfermement du silence d'envahir jusqu'à la dernière phrase de la dernière rubrique. Si le châtelain du fond rangeait soudain son laptop et parcourait le wagon presque vide à sa rencontre, s'il se plantait devant elle et déclarait très solennellement " à partir de maintenant il n'y aura plus de bonne stratégie que défensive" elle ne détournerait pas les yeux, elle ne penserait pas qu'il est fou, elle les poserait sur lui dans l'espoir qu'il ne le soit pas (il a quoi ? cinq ans de moins qu'elle); en fait elle répondrait le plus naturellement qu'elle peut: "que voulez-vous dire ?".
Dimanche- Nombre de messages : 22
Age : 31
Date d'inscription : 24/06/2019
Re: Solène
Remarquable récit dont il m'est difficile de situer le genre. Sociologie ,psychologie ? Entre essai et fiction ? Carnet de bord proustien ? à vrai dire, peu importe. Le texte est riche d'analyse subtiles et dérangeantes, le tout dans un style efficace aux périodes bien balancées qui favorisent l'introspection; bref, vous aurez compris que même à une heure tardive, j'adhère.
HELLION- Nombre de messages : 477
Age : 74
Date d'inscription : 19/08/2017
Réponse à HELLION
- Réponse à Hellion:
- Merci ! J'essaye de me tenir à chemin du comique et du dérangeant, mais c'est vrai que globalement c'est assez noir ! Je vais essayer d'éclaircir. D'alléger aussi: il y a certainement des parties trop chargées, d'où le côté "essai" peut-être, que je voudrais éviter, le but étant de tisser une "histoire". En même temps je veux jouer avec le côté digressif et j'aime la structure par projections imaginaires parallèles à partir d'une situation a priori insignifiante. Pas facile. On verra bien. Déjà c'est à peu près compréhensible: c'est un soulagement !
Dimanche- Nombre de messages : 22
Age : 31
Date d'inscription : 24/06/2019
Re: Solène
Personnellement, lorsque je trouve un fil comme celui-ci, où je vois que l'auteur reposte de nombreuses fois des repentirs, je l'avoue, ça me fatigue d'avance car je ne suis pas moniteur dans un atelier d'écriture et grassement payé. Je ne commente pas pour donner des leçons d'écriture, et encore moins pour “aider“ qui que ce soit.
Je commente des textes qui me plaisent ou me déplaisent, mais je ne travaille pas ici.
Donc je l'avoue, je me suis découragé de lire avant même d'avoir commencé.
J'ai seulement lu le tout premier petit morceau.
Lorsque tu publies qq chose, à mon humble avis, tu dois être prêt à défendre ton texte contre les critiques.
Sinon, ce serait un atelier d'écriture VE, avec des exercices et des corrections, ce que ce n'est pas. C'est un lieu d'échanges. C'est en tous cas comme ça que je le vois.
Alors lorsque tu as publié un texte, prends les critiques et les échanges comme ça vient, et ensuite, écris un autre texte. C'est comme ça qu'on avance…
Ce n'est pas grave de publier ici tu sais, et un texte ne “vaut quelque chose“ que si tu le décides toi.
Je commente des textes qui me plaisent ou me déplaisent, mais je ne travaille pas ici.
Donc je l'avoue, je me suis découragé de lire avant même d'avoir commencé.
J'ai seulement lu le tout premier petit morceau.
Lorsque tu publies qq chose, à mon humble avis, tu dois être prêt à défendre ton texte contre les critiques.
Sinon, ce serait un atelier d'écriture VE, avec des exercices et des corrections, ce que ce n'est pas. C'est un lieu d'échanges. C'est en tous cas comme ça que je le vois.
Alors lorsque tu as publié un texte, prends les critiques et les échanges comme ça vient, et ensuite, écris un autre texte. C'est comme ça qu'on avance…
Ce n'est pas grave de publier ici tu sais, et un texte ne “vaut quelque chose“ que si tu le décides toi.
Re: Solène
Cela dit, apparemment, des bribes de lecture en diagonale que j'ai faites, il me semble que tu as trop d'idées, qu'“elles sont là, tout en tas, qui se faufilent…(Georgius : “des idées j'en ai 100, j'en ai 1000“). Je pense donc que ce n'est pas l'angoisse de la page blanche qui te tracasse. Probablement que mon conseil est donc pertinent : écris des caisses…tu vas avancer.
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