focale (18)
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coline dé
So-Back
Yoni Wolf
seyne
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focale (18)
Tu es sorti malgré le froid, malgré cette humidité sur les trottoirs qui reflète la lumière d’un ciel bas. Sur le boulevard, il y a un double ligne d’arbres, élagués jusqu’à ressembler à des morts verticaux, bras figés vers le ciel. Entre eux, si éloignés de leur nature, si enserrés de grilles, si réduits à la similitude, on voit la lumière qui fait comme un chemin étroit. Et devant toi, à contre-jour, un homme massif qui porte une cape, un chapeau melon et un parapluie. Il vient de tourner vers toi son visage léonin, féroce.
En fait, tu le suivais depuis un certain temps, accordant dans la rue déserte ton pas au sien, comme si tu hésitais à le dépasser, à prendre le risque de te trouver à sa hauteur. Et puis, il marchait à la même vitesse que toi, à peu près.
Il y avait quelque chose de comique dans cette silhouette : le rond du chapeau, la cape semblable à une grande tulipe noire renversée, le reflet vague de l’ensemble sur le bitume mouillé.
Tu avais des chaussures bruyantes, il ne pouvait pas ignorer ton pas qui le suivait. Mais quoi de plus banal ? : on marche dans la rue un dimanche d’hiver, il fait un temps décourageant, quelqu’un marche derrière vous.
Pourtant, il ne devait pas trouver cela si anodin. Après cinq minutes peut-être de cette progression équidistante, il s’est arrêté, il a pivoté sur ses talons et il t’a attendu. Il n’y avait rien à craindre: un vieil homme à moustache, qui ressemblait un peu à Clémenceau, attendait que tu arrives devant lui, passant ordinaire. Toi tu regardais à droite - sans aucun naturel - les boutiques fermées, pour ne pas affronter son regard braqué. Pas moyen de bifurquer dans une rue perpendiculaire. En arrivant devant lui tu as bien été forcé de le regarder. Alors il t’a poussé brusquement, de son poing ganté qui tenait le parapluie. Une poussée dans la poitrine, comme on écarte un obstacle, comme une agression d’enfants qui n'ont pas encore de langage. Tu as fait un pas déséquilibré, un écart, puis tu as continué à marcher, à peine plus vite, en le dépassant.
Tout cela était si primitif, si éloigné des codes. Cela allait avec son regard enfoncé et brûlant. Tu t’es hâté pour retrouver un lieu habité, des amis à qui raconter cette histoire sans parole, incompréhensible.
En fait, tu le suivais depuis un certain temps, accordant dans la rue déserte ton pas au sien, comme si tu hésitais à le dépasser, à prendre le risque de te trouver à sa hauteur. Et puis, il marchait à la même vitesse que toi, à peu près.
Il y avait quelque chose de comique dans cette silhouette : le rond du chapeau, la cape semblable à une grande tulipe noire renversée, le reflet vague de l’ensemble sur le bitume mouillé.
Tu avais des chaussures bruyantes, il ne pouvait pas ignorer ton pas qui le suivait. Mais quoi de plus banal ? : on marche dans la rue un dimanche d’hiver, il fait un temps décourageant, quelqu’un marche derrière vous.
Pourtant, il ne devait pas trouver cela si anodin. Après cinq minutes peut-être de cette progression équidistante, il s’est arrêté, il a pivoté sur ses talons et il t’a attendu. Il n’y avait rien à craindre: un vieil homme à moustache, qui ressemblait un peu à Clémenceau, attendait que tu arrives devant lui, passant ordinaire. Toi tu regardais à droite - sans aucun naturel - les boutiques fermées, pour ne pas affronter son regard braqué. Pas moyen de bifurquer dans une rue perpendiculaire. En arrivant devant lui tu as bien été forcé de le regarder. Alors il t’a poussé brusquement, de son poing ganté qui tenait le parapluie. Une poussée dans la poitrine, comme on écarte un obstacle, comme une agression d’enfants qui n'ont pas encore de langage. Tu as fait un pas déséquilibré, un écart, puis tu as continué à marcher, à peine plus vite, en le dépassant.
Tout cela était si primitif, si éloigné des codes. Cela allait avec son regard enfoncé et brûlant. Tu t’es hâté pour retrouver un lieu habité, des amis à qui raconter cette histoire sans parole, incompréhensible.
Re: focale (18)
Ca dit beaucoup. Parfois les choses sont inouïes. Parfois les mots manquent, tant la chose est incongrue. Même nos pensées peuvent être irracontables. Ici, comme à ton habitude on est dans le détail, c'est extrêmement graphique (voire même cinématographique puisqu'il y a mouvement) chaque mot permet de voir une partie de l'ensemble, et au final, tout est limpide.
Bravo.
Bravo.
Re: focale (18)
belle description , on imagine bien le scénario que tu as mis en place,
et le fait de dire que ce qui lui importe c'est de rentrer chez lui et de raconter la scène
beaucoup aurait eu une altercation physique et verbale
bravo
et le fait de dire que ce qui lui importe c'est de rentrer chez lui et de raconter la scène
beaucoup aurait eu une altercation physique et verbale
bravo
So-Back- Nombre de messages : 3651
Age : 100
Date d'inscription : 04/04/2014
Re: focale (18)
L'art de rendre étrange une déambulation dans un lieu ordinaire... C'est, comme toujours, extrêmement précis, fouillé, sensible et les descriptions de l'extérieur se doublent d'un regard intérieur.
coline dé- Nombre de messages : 353
Age : 24
Date d'inscription : 24/12/2019
Re: focale (18)
Merci à tous.
C’est drôle, il a fallu 18 photos pour que je me pose cette question : ce qui déclenche l’écriture d’un de ces petits textes n’est-ce pas exactement ce qui a déclenché l’index d’Henri Cartier Bresson ? Est-ce que je ne suis pas hantée par le même sentiment complexe ?
Ici, l’expression léonine du visage assez féroce qui se détache sur ces arbres-moignons ? La tenue particulière. Et la dernière fois la blancheur neigeuse de ces dalles, la silhouette noire des petites tables, la silhouette pliée ?
Lui voit, cadre, appuie, développe, choisit. Et moi presque cent ans après tente de dire ce qu’a mon tour j’ai vu. Peut-être c’est prétentieux de se dire cela, tenter une traduction dans un autre art.
C’est drôle, il a fallu 18 photos pour que je me pose cette question : ce qui déclenche l’écriture d’un de ces petits textes n’est-ce pas exactement ce qui a déclenché l’index d’Henri Cartier Bresson ? Est-ce que je ne suis pas hantée par le même sentiment complexe ?
Ici, l’expression léonine du visage assez féroce qui se détache sur ces arbres-moignons ? La tenue particulière. Et la dernière fois la blancheur neigeuse de ces dalles, la silhouette noire des petites tables, la silhouette pliée ?
Lui voit, cadre, appuie, développe, choisit. Et moi presque cent ans après tente de dire ce qu’a mon tour j’ai vu. Peut-être c’est prétentieux de se dire cela, tenter une traduction dans un autre art.
Re: focale (18)
Non non rien de prétentieux à tenter de définir ses propres ressorts. (Il y a quelques jours , sur FranceCulture , une évocation de Cartier-Bresson bien ficelée justement sur ce photographe devenu une référence comme malgré lui. )
Et ton écriture partage avec son œuvre visuelle cet art de capturer l'instant unique, précis, fugitif. Mais tes textes donnent la parole aux protagonistes, on vit la photo de l'intérieur en somme.
Et ton écriture partage avec son œuvre visuelle cet art de capturer l'instant unique, précis, fugitif. Mais tes textes donnent la parole aux protagonistes, on vit la photo de l'intérieur en somme.
Polixène- Nombre de messages : 3287
Age : 61
Localisation : Dans un pli du temps . (sohaz@mailo.com)
Date d'inscription : 23/02/2010
Re: focale (18)
Là où Robert Doisneau enferme, dans une histoire qu'il a déjà écrite, Cartier-Bresson, ou Brassaï, et quelques autres ouvrent une boîte. Tu y pénètres, c'est le mot juste, je crois. Je ne vois pas les arbres élagués comme des silhouettes de morts. Parfois on appelle ça des "trognes", et ton homme à la cape est dans ce ton, de personnage élagué, brut de tronc.
Fort, aussi, l'instantanéité du moment de bousculade. C'est inattendu, violent, parfaitement explicité, et tout de suite on est déjà sorti du moment. 10 mètres plus loin. Pas de la scène, pas de l'émotion, pas de la brutalité, mais du moment.
Fort, aussi, l'instantanéité du moment de bousculade. C'est inattendu, violent, parfaitement explicité, et tout de suite on est déjà sorti du moment. 10 mètres plus loin. Pas de la scène, pas de l'émotion, pas de la brutalité, mais du moment.
'toM- Nombre de messages : 278
Age : 68
Date d'inscription : 10/07/2014
Re: focale (18)
Une description très visuelle, très sonore aussi. A travers tes mots, j'entends distinctement les pas qui résonnent et le souffle court. Je devine aussi la lumière, la rue, l'ombre et les regards. Une description efficace, concise et détaillée à la fois (équilibre pas toujours aisé à trouver).
Le format est adapté avec justesse à l'histoire. Bien vu seyne, c'est plus que plaisant.
Le format est adapté avec justesse à l'histoire. Bien vu seyne, c'est plus que plaisant.
Sahkti- Nombre de messages : 31659
Age : 49
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: focale (18)
Une rencontre, au sens propre du mot n'est jamais anodine, surtout lorsqu'on est "forcé de regarder". Dans un monde rassurant de "passant ordinaire" tout est bien huilé. Il n'y a rien à craindre, pas de déséquilibre, propre ou figuré mais lorsqu'on regarde, vraiment, on est " éloigné des codes". On peut alors "raconter cette histoire" pour dire son malaise, essayer d'approfondir une interprétation ou bien, comme toi dans ces focales, essayer de nous donner à regarder.....
Captivant mais dérangeant aussi. Très.
Quel regard est le plus "brûlant"? Celui de l'"homme massif....féroce", celui du "tu" qui cherche à échapper mais brûle intérieurement, celui du narrateur qui met sous nos yeux cette scène pour nous interroger, celui de Cartier Bresson ou le nôtre, perplexe, gêné peut-être?
Captivant mais dérangeant aussi. Très.
Quel regard est le plus "brûlant"? Celui de l'"homme massif....féroce", celui du "tu" qui cherche à échapper mais brûle intérieurement, celui du narrateur qui met sous nos yeux cette scène pour nous interroger, celui de Cartier Bresson ou le nôtre, perplexe, gêné peut-être?
obi- Nombre de messages : 553
Date d'inscription : 24/02/2013
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