Caillou
2 participants
Page 1 sur 1
Caillou
Caillou
Kassim tient un caillou comme un trésor. Quelquefois le bus saute sur des gendarmes assis ou couchés et Kassim perd l'équilibre. "Gendarme assis, gendarme couché..." : au début ça l'a fait rire. Après plus. Qu'importe le nom qu'on donne aux choses, l'important c'est qu'elles soient. Il tombe sur son voisin qui le repousse d'une bourrade. Puis, au fur et à mesure que la route du retour se déroule, que la fatigue s'enkyste dans son cou, que sa nuque s'ankylose, que Kassim oublie ce qu'il est, qui il est, autour de lui les gamins font de même, ses " camarades" comme tout le monde les appelle. " Va donc ramasser des coquillages avec tes camarades... Il y a plein de choses à faire au bord de la mer... " Au fur et à mesure que le bruit des voitures qui doublent s'éloigne dans un ronronnement rassurant, puis revient et s'éloigne à nouveau, la main de Kassim ramollit, se défait, détendue et puis hop! un cahot, un stop. Tout grince, il rouvre les yeux et de toutes ses forces, de tout son désespoir, il resserre sa main caillou.
Une journée au bord de la mer pour les enfants défavorisés avec le Secours populaire : cette année, c'est la première fois qu'il y a participé. Il sait le mal que Khaoula, sa mère, a eu pour le faire inscrire. Mais Khaoula est une lionne. En temps ordinaire il aurait méprisé la sortie. Ça n'est pas parce qu'on est né dans une banlieue pourrie du 93 qu'on doit se jeter comme un fou sur les sorties proposées par leurs organismes de bienfaisance. Non mais qu'est-ce qu'ils croient tous ces rats de Français? Kassim a de la dignité lui. L'année dernière Khaoula s'était déjà "décarcassée" comme elle avait dit à Khadija, la voisine du dessous. À la réunion où elle n'avait pas pu aller Kassim avait dit : " Non, ça n'est plus possible de partir, ma mère est malade et je n'ai pas envie de la laisser". Et puis, de toute façon, ça n'était qu'une journée, c'était que dalle! Lui, il voudrait les nuits aussi sous la lune, au bord de la mer et puis pas avec tous ces couillons qui gueulent autant que sur le parking de la supérette, le soir, quand les grands font vrombir les motos pour écraser les chats qui traînent, les rats aussi. Kassim s'était dit : "Un jour, j'irai tout seul, sans Khaoula, sans Kayla, sans personne". Et même si c'est la Manche, la mer du Nord, l'Atlantique, il s'en fout. Elles doivent bien communiquer entre elles toutes ces mères. Mais il avait compris que ça serait long. Alors cette année, il a décidé d'aller au bord de la mer pour parler, même si elle est très loin, parler, où qu'il se trouve, à la Méditerranée, pour ramasser un caillou qui, peut-être, est remonté de là-bas et qui lui est destiné à lui, pour Kassab.
Depuis quelques mois, Kassab est fleuri. Enfin, il est à Fleury et pour quelques années encore. Kassim sait que c'est à cause de sa mère, à cause de sa soeur, à cause de lui aussi que Kassab a fait ce qu'il a fait. Qu'il n'aurait pas dû le faire. Que la tête des malheureux est dure et que tant d'années à Fleury c'est pire que la mer à boire. Kassim fait ce qu'il peut. Il a trouvé un caillou éclatant, translucide et soleil, qui rappellera à Kassab Alger, sa ville blanche, sa lumière qu'il a dû quitter parce qu'il faut bien vivre et faire vivre sa famille chez les Français. Une pierre presque tranchante sur son arête, comme la douleur d'exister, une pierre d'amour pour son père qu'il ira voir au parloir le mois prochain. Khaoula a promis. Kassim serre fort le caillou dans son poing fermé. C'est son secret et aucun couillon ne pourra le deviner. Même s'il s'écorche au creux de la paume, là où la peau est si tendre, c'est tant mieux. Il ne faut pas qu'il oublie. Jamais. Il songe à l'expression apprise à l'école la semaine passée : " C'est à marquer d'une pierre blanche." Sa vie ce sera ça maintenant : caillou mais blanc.
obi- Nombre de messages : 566
Date d'inscription : 24/02/2013
Re: Caillou
Beau texte, auquel le retour systématique de la majuscule K pour les noms propres donne un discret parfum d'étrangeté, une poésie.
K comme caillou, mais j'ai pensé aussi à toutes ces langues créoles qui ont pris le parti d'utiliser le K à la place du C pour le passage à l'écrit, cela donnant pour moi aux textes une coloration particulière, le rappel du métissage...
Ce garçon n'est pas créole, mais il est entre-deux quand même, entre deux lieux, deux pays, deux mers. Ramener un souvenir de voyage, un cadeau, c'est bien ce que font les enfants, pour leurs parents. Et les cailloux, on pourrait beaucoup en dire et en écrire sur eux, sur leur perfection et leur gratuité, leur singularité, leur nature.
K comme caillou, mais j'ai pensé aussi à toutes ces langues créoles qui ont pris le parti d'utiliser le K à la place du C pour le passage à l'écrit, cela donnant pour moi aux textes une coloration particulière, le rappel du métissage...
Ce garçon n'est pas créole, mais il est entre-deux quand même, entre deux lieux, deux pays, deux mers. Ramener un souvenir de voyage, un cadeau, c'est bien ce que font les enfants, pour leurs parents. Et les cailloux, on pourrait beaucoup en dire et en écrire sur eux, sur leur perfection et leur gratuité, leur singularité, leur nature.
Sujets similaires
» Le caillou
» Débats, Billevesées et Causette (Des babils & Co)
» Poème caillou
» Discussions autour de nos textes
» Exo "Les cailloux" : Caillou
» Débats, Billevesées et Causette (Des babils & Co)
» Poème caillou
» Discussions autour de nos textes
» Exo "Les cailloux" : Caillou
Page 1 sur 1
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
|
|