Traverser
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Il était né à dix heures du matin le 8 Août 1969 à la clinique Sainte Ursule. Le plus éminent gynécologue d la région s'était occupé de sa mère. Et de lui. D'ailleurs son père l'avait largement rétribué.
Toute son enfance, il l'avait passée dans les larmes perpétuelles de sa mère, à essayer de traverser Abbey Road en suivant du doigt, sur la pochette du disque, les lignes blanches du passage piéton. C'était son Everest à lui, Il n'avait jamais su ce que signifiait "traverser", ce que signifiait "une rue". Il suivait du doigt, des yeux, les lignes blanches.
Un jour, lorsqu'il avait cinq ou six ans, il avait échappé à la surveillance de la nounou qui s'occupait de lui, depuis que "Maman" – c'est ainsi qu'ils la désignaient tous – avait disparu de leurs vies. Dehors, il avait reconnu les grosses lignes blanches, avait voulu y mettre les pieds, le doigt. Plus tard le père avait hurlé : " Quelle ânerie! Comme si vous ignoriez son état ! Mais quelle ânerie!" et avait fichu à la porte la nounou .
Lui avait pleuré. Lorsque son père élevait la voix il n'aimait pas. Le moindre haussement de ton provoquait chez lui des terreurs épouvantables. Alors il retournait se recroqueviller près de l'électrophone et suivait du doigt les lignes blanches. Il détaillait les quatre visages et grognant un sabir mêlé de bulles de salive égrenait à l'infini les lignes blanches épaisses et les lignes blanches moins épaisses. Il n'avait jamais appris à parler mais chaque fois qu'on lui plaçait le vinyle sur le vieux Teppaz vert qu'il aimait, il parvenait à siffler on aurait dit comme les premières mesures de Come together , il balbutiait quelque chose comme : [o] , [ou ] , [è ] et on était obligé de le retenir d'embrasser le fragile appareil qui faisait briller ses yeux.
Son père ne s'était jamais consolé. Il avait rêvé d'une famille nombreuse, d'enfants pétillants, de petits monstres à qui donner de fausses raclées. Mais il n'avait jamais eu que cet enfant-là. Et quand dans un dîner d'affaires, dans une soirée huppée, quelqu'un évoquait devant lui les Beatles, il faisait toujours mine de se désintéresser, d'ignorer tout d'eux. Vraiment tout. Mieux vaut passer pour un rustre que se mettre à pleurer.
Il était né à dix heures du matin le 8 Août 1969 à la clinique Sainte Ursule. Le plus éminent gynécologue d la région s'était occupé de sa mère. Et de lui. D'ailleurs son père l'avait largement rétribué.
Toute son enfance, il l'avait passée dans les larmes perpétuelles de sa mère, à essayer de traverser Abbey Road en suivant du doigt, sur la pochette du disque, les lignes blanches du passage piéton. C'était son Everest à lui, Il n'avait jamais su ce que signifiait "traverser", ce que signifiait "une rue". Il suivait du doigt, des yeux, les lignes blanches.
Un jour, lorsqu'il avait cinq ou six ans, il avait échappé à la surveillance de la nounou qui s'occupait de lui, depuis que "Maman" – c'est ainsi qu'ils la désignaient tous – avait disparu de leurs vies. Dehors, il avait reconnu les grosses lignes blanches, avait voulu y mettre les pieds, le doigt. Plus tard le père avait hurlé : " Quelle ânerie! Comme si vous ignoriez son état ! Mais quelle ânerie!" et avait fichu à la porte la nounou .
Lui avait pleuré. Lorsque son père élevait la voix il n'aimait pas. Le moindre haussement de ton provoquait chez lui des terreurs épouvantables. Alors il retournait se recroqueviller près de l'électrophone et suivait du doigt les lignes blanches. Il détaillait les quatre visages et grognant un sabir mêlé de bulles de salive égrenait à l'infini les lignes blanches épaisses et les lignes blanches moins épaisses. Il n'avait jamais appris à parler mais chaque fois qu'on lui plaçait le vinyle sur le vieux Teppaz vert qu'il aimait, il parvenait à siffler on aurait dit comme les premières mesures de Come together , il balbutiait quelque chose comme : [o] , [ou ] , [è ] et on était obligé de le retenir d'embrasser le fragile appareil qui faisait briller ses yeux.
Son père ne s'était jamais consolé. Il avait rêvé d'une famille nombreuse, d'enfants pétillants, de petits monstres à qui donner de fausses raclées. Mais il n'avait jamais eu que cet enfant-là. Et quand dans un dîner d'affaires, dans une soirée huppée, quelqu'un évoquait devant lui les Beatles, il faisait toujours mine de se désintéresser, d'ignorer tout d'eux. Vraiment tout. Mieux vaut passer pour un rustre que se mettre à pleurer.
obi- Nombre de messages : 566
Date d'inscription : 24/02/2013
Re: Traverser
Ce que je trouve très réussi c'est l'utilisation de l'objet (le disque), pour faire exister, comprendre, le personnage.
Plus le texte est court, plus ce genre de relation lui donne du "corps". C'est rien moins qu'abstrait.
Plus le texte est court, plus ce genre de relation lui donne du "corps". C'est rien moins qu'abstrait.
'toM- Nombre de messages : 287
Age : 68
Date d'inscription : 10/07/2014
Re: Traverser
Je suis allée regarder la couverture de l'album et c'est vraiment frappant la force graphique de ces lignes blanches, larges ou minces, leur verticalité immobile qui contraste avec les diagonales des jambes en mouvement des musiciens. Pas étonnant qu'un enfant psychotique et déficitaire ait pu être fasciné, s'engloutir dans l'image, surtout si elle s'accompagnait parfois de musique.
J'ai vu que l'album est sorti en France quelques semaines après la naissance de ton héros. On peu imaginer qu'il l'ait entendu très tôt puisque ses parents l'avaient acheté. Tu laisses la place à l'imaginaire du lecteur : mère partie, ou suicide ? retard majeur de développement de l'enfant qui a pu paraître "normal" à la naissance, ou pas ? En tout cas un malheur sans remède.
Le père tient le choc, mais visiblement son souci est d'abord la survie de l'enfant, non la compréhension de ses besoins affectifs, de ses désirs.
J'ai vu aussi que cet album a été le dernier des Beatles, cela apporte une note mélancolique.
Bref, quelques notes allusives permettent une plongée assez vertigineuse dans une empathie "à la limite". Le texte raconte l'humain chez cet enfant sans langage, mais plein d'émotions, et ouvert à quelque chose de l'art. Un enfant traversé par tout cela.
Souvent tes textes interrogent l'humain, mais peut-être ce terme ne convient pas, car c'est aussi chez les animaux que tu le décris.
J'ai vu que l'album est sorti en France quelques semaines après la naissance de ton héros. On peu imaginer qu'il l'ait entendu très tôt puisque ses parents l'avaient acheté. Tu laisses la place à l'imaginaire du lecteur : mère partie, ou suicide ? retard majeur de développement de l'enfant qui a pu paraître "normal" à la naissance, ou pas ? En tout cas un malheur sans remède.
Le père tient le choc, mais visiblement son souci est d'abord la survie de l'enfant, non la compréhension de ses besoins affectifs, de ses désirs.
J'ai vu aussi que cet album a été le dernier des Beatles, cela apporte une note mélancolique.
Bref, quelques notes allusives permettent une plongée assez vertigineuse dans une empathie "à la limite". Le texte raconte l'humain chez cet enfant sans langage, mais plein d'émotions, et ouvert à quelque chose de l'art. Un enfant traversé par tout cela.
Souvent tes textes interrogent l'humain, mais peut-être ce terme ne convient pas, car c'est aussi chez les animaux que tu le décris.
Re: Traverser
Terriblement efficace. Lu depuis longtemps déjà . est-ce que tu rassembles tes textes d'une façon ou d'une autre? as-tu un fil?
Polixène- Nombre de messages : 3295
Age : 61
Localisation : Dans un pli du temps . (sohaz@mailo.com)
Date d'inscription : 23/02/2010
Attention : débordement....
Salut Polixène,
Merci d'avoir lu et surtout merci de m'encourager. Merci à Seyne aussi et à 'toM. J'apprécie à leur valeur les gens charitables!
Hélas pour toi! Il n'aurait pas fallu poser une question. Que dis-je? Deux questions....parce que je vais y répondre et déverser tout un tas de choses pas belles qui débordent....
Pour répondre à la deuxième question :
De fil il ne me reste que celui pour me pendre. Rassure -toi c'est de la métaphore. Sinistre certes mais de la métaphore....
Pour répondre à ta première question :
A quoi bon rassembler des textes dont personne ne veut? J'ai écrit à des dizaines d'éditeurs : il n'y a pas moyen. En désespoir de cause, j'ai, en autoédition commandé en 2016 trente exemplaires d'un recueil de nouvelles (des juvenilia) dont il me reste vingt-six exemplaires!
Pensant que les nouvelles ne se vendaient pas j'en ai mis d'autres sur un blog que personne ou presque ne visite ni ne commente.
J'ai écrit un roman proposé au printemps 2021 à un petit éditeur régional qui ne m'a pas répondu. Je viens de terminer le premier jet de la biographie romancée de ma mère et de sa lignée mais qu'en faire? Bref je suis dans le marasme le plus total.
Pour couronner le tout, j'ai depuis quelques années une idée de nouvelle que j'ai sans doute mis trop longtemps à traiter et qui, semble-t-il, ne fonctionne pas en tout cas auprès du lecteur à qui je l'ai confiée. Je l'ai un peu reprise. Elle ne va toujours pas. J'ai recommencé : troisième version ....et suis tout près de l'explosion. Tiens, je vais poster les trois versions sur un fil . Tu pourras me dire ce que tu en penses!
Voilà, c'est ça qui arrive, ma pauvre Polixène, quand on pose des questions....
J'espère que tu vas mieux de ton côté ;-) !
Merci d'avoir lu et surtout merci de m'encourager. Merci à Seyne aussi et à 'toM. J'apprécie à leur valeur les gens charitables!
Hélas pour toi! Il n'aurait pas fallu poser une question. Que dis-je? Deux questions....parce que je vais y répondre et déverser tout un tas de choses pas belles qui débordent....
Pour répondre à la deuxième question :
De fil il ne me reste que celui pour me pendre. Rassure -toi c'est de la métaphore. Sinistre certes mais de la métaphore....
Pour répondre à ta première question :
A quoi bon rassembler des textes dont personne ne veut? J'ai écrit à des dizaines d'éditeurs : il n'y a pas moyen. En désespoir de cause, j'ai, en autoédition commandé en 2016 trente exemplaires d'un recueil de nouvelles (des juvenilia) dont il me reste vingt-six exemplaires!
Pensant que les nouvelles ne se vendaient pas j'en ai mis d'autres sur un blog que personne ou presque ne visite ni ne commente.
J'ai écrit un roman proposé au printemps 2021 à un petit éditeur régional qui ne m'a pas répondu. Je viens de terminer le premier jet de la biographie romancée de ma mère et de sa lignée mais qu'en faire? Bref je suis dans le marasme le plus total.
Pour couronner le tout, j'ai depuis quelques années une idée de nouvelle que j'ai sans doute mis trop longtemps à traiter et qui, semble-t-il, ne fonctionne pas en tout cas auprès du lecteur à qui je l'ai confiée. Je l'ai un peu reprise. Elle ne va toujours pas. J'ai recommencé : troisième version ....et suis tout près de l'explosion. Tiens, je vais poster les trois versions sur un fil . Tu pourras me dire ce que tu en penses!
Voilà, c'est ça qui arrive, ma pauvre Polixène, quand on pose des questions....
J'espère que tu vas mieux de ton côté ;-) !
obi- Nombre de messages : 566
Date d'inscription : 24/02/2013
Re: Traverser
Obi, je suis frappée de ce que tu dis ; je n'ai pas tellement d'expérience en ce qui concerne l'édition de textes en prose (à part quelques nouvelles) mais crois-moi, ce que tu écris est très supérieur à pas mal de choses acceptées par les éditeurs.
Ceci dit, moi aussi je me sens pas très bien. Je me rends compte à quel point il m'est indispensable d'échanger autour de ce que j'écris, et que faute de ces échanges je n'écris plus...et ça me déprime (vraiment).
Bref, la désertification de ce lieu a joué aussi son rôle et je voudrais proposer que dans une quinzaine de jours, à partir de septembre, on essaie d'en faire une sorte d'atelier.
Les artistes ont toujours travaillé ensemble, c'est comme une énergie groupale qui n'empêche en rien de mener sa recherche singulière.
Ceci dit, moi aussi je me sens pas très bien. Je me rends compte à quel point il m'est indispensable d'échanger autour de ce que j'écris, et que faute de ces échanges je n'écris plus...et ça me déprime (vraiment).
Bref, la désertification de ce lieu a joué aussi son rôle et je voudrais proposer que dans une quinzaine de jours, à partir de septembre, on essaie d'en faire une sorte d'atelier.
Les artistes ont toujours travaillé ensemble, c'est comme une énergie groupale qui n'empêche en rien de mener sa recherche singulière.
Eh dites, eh! Vous!
Bonjour Obi
Je t'encourage parce que je suis très très souvent bouleversée par tes textes, par l'intensité émotionnelle qui en émane alors que ton style est sobre. Je trouve dommage de n'en pas faire profiter plus de monde: nous le savons bien, de nombreux lecteurs ont soif de cette qualité. C'est aussi naïf que sincère, je le concède. Les arcanes de l'édition me sont totalement étrangères, je ne peux donc te fournir l'ombre du début de la moindre piste...
Personnellement ... c'est le désert créatif, même si je ne désespère pas car je sais que quelques ateliers me remettent le pied à l'étrier. Mais attention, des ateliers avec de vraies personnes, pas des exercices à faire seule dans mon coin! C'est là que je rejoins Seyne, rien ne vaut la saine émulation d'un groupe. Même d'un groupillon*.
*groupe qui écrit entre deux roupillons
Je t'encourage parce que je suis très très souvent bouleversée par tes textes, par l'intensité émotionnelle qui en émane alors que ton style est sobre. Je trouve dommage de n'en pas faire profiter plus de monde: nous le savons bien, de nombreux lecteurs ont soif de cette qualité. C'est aussi naïf que sincère, je le concède. Les arcanes de l'édition me sont totalement étrangères, je ne peux donc te fournir l'ombre du début de la moindre piste...
Personnellement ... c'est le désert créatif, même si je ne désespère pas car je sais que quelques ateliers me remettent le pied à l'étrier. Mais attention, des ateliers avec de vraies personnes, pas des exercices à faire seule dans mon coin! C'est là que je rejoins Seyne, rien ne vaut la saine émulation d'un groupe. Même d'un groupillon*.
*groupe qui écrit entre deux roupillons
Polixène- Nombre de messages : 3295
Age : 61
Localisation : Dans un pli du temps . (sohaz@mailo.com)
Date d'inscription : 23/02/2010
Re: Traverser
[quote="seyne"]............ et je voudrais proposer que dans une quinzaine de jours, à partir de septembre, on essaie d'en faire une sorte d'atelier.
Les artistes ont toujours travaillé ensemble, c'est comme une énergie groupale qui n'empêche en rien de mener sa recherche singulière. [/quote
Bonjour Seyne, oui , c'est une belle et bonne idée, à laquelle je veux bien participer.
Les artistes ont toujours travaillé ensemble, c'est comme une énergie groupale qui n'empêche en rien de mener sa recherche singulière. [/quote
Bonjour Seyne, oui , c'est une belle et bonne idée, à laquelle je veux bien participer.
Polixène- Nombre de messages : 3295
Age : 61
Localisation : Dans un pli du temps . (sohaz@mailo.com)
Date d'inscription : 23/02/2010
Re: Traverser
L'idée pour moi ne serait pas de proposer des thèmes que tout le monde travaille (quoique, pourquoi pas ?), mais de permettre à chacun de creuser ce qu'il fait, comment, pourquoi, en échangeant avec les autres. Ul n'y a pas de meilleure manière je crois de retrouver ou maintenir le désir d'écrire et de progresser dans la forme et dans le sens.
Re: Traverser
Pour ma part c'est oui , volontiers. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai mis sur un fil la première version de suppliants je crois afin que vous me disiez ce qui ne va pas.
obi- Nombre de messages : 566
Date d'inscription : 24/02/2013
Re: Traverser
Retrouver ou garder le désir d'écrire, parfois fort capricieux ou évanescent, est salvateur aussi. C'est peut-être plus facile en groupe ou en groupinet comme dirait Polixene...
obi- Nombre de messages : 566
Date d'inscription : 24/02/2013
Re: Traverser
Ah non! Le titre que j'ai mis au fil c'est : un sourire.Pardon.
obi- Nombre de messages : 566
Date d'inscription : 24/02/2013
Re: Traverser
Déjà, une réflexion : sur les forums il y a des gens qui sont habités par un thème, qui cherchent quelque chose, et tu en fais partie. Du coup, on n'oublie pas ce qu'ils écrivent, on y réfléchit. Il me semble avoir souvent été frappée par la façon dont tu racontes l'humain dans l'animal ( et vice-versa), et particulièrement l'empathie, la solidarité et la douleur.
As-tu essayé d'envoyer des textes aux revues qui éditent des nouvelles ? J'en connais deux pas mal, qui ont aussi le souci de favoriser des échanges et même des rencontres : " Rue saint Ambroise" et "L'encrier renversé".
As-tu essayé d'envoyer des textes aux revues qui éditent des nouvelles ? J'en connais deux pas mal, qui ont aussi le souci de favoriser des échanges et même des rencontres : " Rue saint Ambroise" et "L'encrier renversé".
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