Un sourire : première version
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Un sourire : première version
Un sourire
Souris puisque c'est grave...
Jacques Duvall - Alain Chamfort
Je me rappelle nettement le jour où tout a commencé. Je veux dire dans mon histoire parce que la sienne, s'il luttait encore, deux ou trois ans plus tard, c'était au minimum, pour juste la contenir avec soin, la border, oublier peut-être mais ça, il le croyait impossible. C'est cette après-midi-là que tout a commencé pour moi. Depuis le matin, onze heures, aux informations, la radio crachotait : ".....pourcentage de reçus au baccalauréat....un bon cru....en hausse de 0,6 point ...." Je n'imaginais pas l'avoir manqué. Le problème résidait seulement dans la mention. Dès que j'en avais eu confirmation, peu après midi, j'avais sauté ma joie avec plus d'exagération que de véritable conviction mais le calme souverain avec lequel ma mère avait court-circuité la nouvelle m'avait déçu : " C'est bien mon fils....." et elle avait continué à pousser la vapeur du repassage, sa langue pointant avec application au-dessus du pli de dos d'une chemise. ".... On passe à table dans un quart d'heure." Certes je ne m'attendais pas à une effusion de louanges mais tout de même. Scrutant au fond de mon assiette le concombre en tranches et le ragoût de pomme de terre, je me fis le serment de ne jamais oublier ce moment glorieux de mon existence.
Aussi décidai-je de faire valoir mon tout nouveau prestige auprès de mon oncle (en fait mon grand-oncle), un homme qui avait beaucoup étudié dans sa jeunesse, entrepreneur que ses nombreux et parfois lointains voyages auréolaient de sagesse. Lorsque je poussai le portillon de son jardin, à l'heure de la sieste, il était seul. Oksana étant sortie voir une amie, j'allais pouvoir profiter à mon aise de la bienveillance avunculaire. Il m'accueillit avec un souriant : " Bravo pour ta mention, petit d'homme! " Après une demi-heure d'échanges distendus, je restais chagrin. Mon oncle sentait les âmes et connaissait sa famille. "Ce n'est pas parce qu'elle ne le montre pas qu'elle n'est pas fière de toi!....Que veux-tu que je t'offre?" Rien, je ne voulais rien, simplement ce clin d'oeil taquin, cette ironie acidulée qu'il m'avait toujours manifestée lors de ses séjours en France. Parler de mon ennui, de ma solitude, de mes petites blessures d'ego, assurément non ! Noyons le poisson ! me dis-je en avisant la mare et justement, du bout de la moustache, avançant ou reculant le cou avec une incroyable célérité, la chatte du logis, recueillie par mon oncle voilà quelques mois, guettait, farouche, les malheureuses nageoires du bassin. Une carpe koï avait tout récemment reçu un coup de griffe, heureusement sans danger pour sa survie. "Ah, tu as installé le grillage autour ...." Mon oncle hocha la tête avec gravité. Il aimait les animaux sans préférer une espèce aux autres et s'était plusieurs fois désolé de sa légèreté imprévoyante.
" Ce n'est pas de ta faute tout de même. Tu ne pouvais pas savoir!
Précisément si, jeune Padawan, le devoir de chacun de nous est de penser, peser, encore réfléchir et protéger....
La chatte, c'est quoi déjà le nom bizarre que tu lui as donné ?
Pas bizarre ... grec Léandre! Drôle de remarque avec le prénom que tu portes.... Iketis .... elle s'appelle Iketis. "
Son ton rêveur, un peu triste, m'avait marqué.
" Ça a un sens bien sûr? Tu veux toujours en mettre et en trouver partout!"
Mon oncle avait l'habitude de disséquer les mots latins, grecs, français et tutti quanti comme il disait. Il interprétait la moindre tournure de phrase et jusqu' à la plus infime particularité linguistique. Sa manie souvent irritante parce qu'elle semblait d'abord nous éloigner des choses et des êtres m'avait parfois bien réconforté. Pour moi, elle relevait d'une forme d'empathie philosophique. Taquin, mon oncle se fit pontifiant : " Mettre ou trouver du sens n'est-ce pas une noble tâche, jeune Padawan?" et retrouva aussitôt son sérieux.
"Je l'ai nommée Iketis : suppliante ..."
Elle était arrivée de nulle part, un soir, humblement, sur le rebord de la porte-fenêtre. Elle l'observait, immobile, quêtant son regard.... Elle attendait.... et c'était tout. Mon oncle s'était interrompu. Sur son visage, des traits luttèrent brièvement pour ne pas le trahir. Ayant détourné le regard, il repliait sa chaise longue. Empli d'une brusque évidence, je rassemblai mon courage :
" Ce n'est pas elle que tu voyais à l'instant !"
La robe grise et mouchetée de la chatte, l'attitude furtive de la potentielle tueuse de carpes avait traversé mon imagination comme une étincelle.
Fuyant l'Ukraine et Kherson bombardée par Poutine un an auparavant, avec sa femme et sa belle-mère, mon oncle avait vécu des moments difficiles qu'il répugnait d'ordinaire à nous partager. Cette fois il n'éluda pas complètement :
" Tu as raison. Ce n'est pas elle mais un autre suppliant dont je n'ai pu exaucer le .... voeu." Dans la légère hésitation écartant l'article du nom il me sembla entendre distinctement résonner l'adjectif "dernier". Après un silence, long, un soupir et la voix de mon oncle retrouva sa clarté, son assurance :
" J'ai consigné quelques notes sur ce jour-là. Je te les lègue. Si je ne trouve pas la force d'écrire avant de partir, je te charge de le faire pour lui. Il était à peine plus âgé que toi. Je veux dire : il est..."
Mon grand-oncle a succombé à son cancer voici presque deux ans. Il a tenu parole, bien sûr. La progression rapide de la maladie peut-être déclenchée par l'ébranlement de son existence d'alors et une culpabilité injustifiée mais réelle que je n'ai pu discerner qu'a posteriori l'ont empêché de rédiger les quelques pages qui suivent. Espérant m'acquitter honorablement du devoir qui m'est échu, j'userai ici de la première personne ainsi qu'il avait débuté dans son récit rapidement effiloché en notes.
Les dieux sont jaloux. Voilà la grande leçon que j'ai retenue de mes humanités, vérifiée par l'expérience. J'avais tout pour réussir. Bien sûr, il faut sans cesse s'efforcer, fléchir les destins contraires, payer de sa personne. Brader les heures et sacrifier les jours : c'est le prix du succès. Au bout de quelques dizaines d'années j'étais parvenu à un équilibre. Après la révolution orange de 1991 et les soubresauts qui avaient suivi, s'était présenté en Ukraine un débouché intéressant (à commencer par l'hôpital de Kharkiv). Il s'agissait de remplacer les systèmes conventionnels de tomodensitométrie par du haut débit, scanners à 64 voire 128 ou 160 coupes. Je partageais mon temps entre Villepinte et Kharkiv : six mois dans un pays, six mois dans l'autre. Persuadé d'oeuvrer utilement, j'étais plus serein d'autant que j'avais rencontré Oksana, fille de Natalia et j'étais tombé amoureux. Trente ans plus tard nos enfants, partis travailler à l'étranger ou dans le nord du pays, se faisaient rares à Kherson. Nous y étions devenus des vieux : Oksana, sa mère et moi, paisibles retraités.
Au printemps 2021, les manoeuvres de la Russie aux frontières de l'Ukraine n'avaient pas entamé mon optimisme mais au-dessus de leurs sourcils toujours avenants, le front de Natalia et sa fille marquait leur souci issu d'une méfiance atavique. J'ai refusé de porter foi aux avertissements américains à l'automne. J'ai refusé comme tant d'autres. Le 24 février 2022, les chars russes ont franchi la frontière. Stupéfaction! Averti par les U.S.A, le monde entier avait pourtant fermé les yeux. Mes chères études de grec m'avaient à moi aussi été inutiles. On n'entend jamais Cassandre : c'est sa malédiction.
Pragmatique et possédant la chance d'être français, j'ai aussitôt pensé à quitter Kherson. Jaillissant de Crimée (occupée depuis 2014), les forces russes s'étaient emparées du pont routier d'Antonivka qui enjambe le Dniepr dans la banlieue Nord-Est de la ville. Le 25 au matin, les Ukrainiens avaient repris le pont. Reperdu le soir. Reculer, avancer, reculer à nouveau : je pensais à la chèvre de Monsieur Seguin. Claquemuré depuis la veille, j'avais des taches devant les yeux et dans mon assiette la marque rouge et baveuse des betteraves au vinaigre d'Oksana augurait mal de notre sort. Doux jusqu'à présent, il tournait à l'aigre. Le 2 mars, les combats dans la ville étaient terminés. Victoire des troupes russes. Guère vaillante, Natalya, ma belle-mère restait alitée presque toute la journée. Comme sa fille elle était atteinte par le Covid 19. Je refusais de quitter le pays sans elles et continuais à préparer minutieusement notre départ. Essence et gaz : les deux pleins de la voiture étaient faits. À présent, rassemblant tous les bidons disponibles, j'accumulais des réserves. J'avais réussi à trouver soixante-dix litres d'essence. Au marché noir, bien sûr! Environ quatre euros le litre mais la guerre c'est la guerre. Le quotidien bascule. Il n'y a rien à discuter : la peur emporte tout. Les chemins d'approvisionnement de la ville étaient bloqués ; nourriture ou médicaments ne passaient plus. Les files d'attente s'allongeaient devant les magasins. Plus de réseaux téléphoniques, banques fermées. Comment payer sans liquide lorsque les cartes bancaires ne fonctionneraient pas? Le cinq mars, samedi, des centaines de personnes se sont rassemblées dans le centre ville face aux russes. "Kherson c'est l'Ukraine! Rentrez chez vous, fascites!" J'ai entendu les slogans, aperçu, depuis les fenêtres de l'appartement, l'agitation bleue et blanche des drapeaux brandis. Les soldats russes ont tiré en l'air. J'ai entendu dire qu'ensuite ils ont utilisé des balles en caoutchouc. Les jours suivants, ils ont encerclé les manifestants et gardé des otages.
Après deux semaines, le 22 mars, les femmes allaient mieux. On a essayé de fuir mais c'était long, épouvantablement. S'arrêter, présenter les papiers, vider la voiture, surtout faire bonne figure aux regards soupçonneux : la tension est immense. "Remballez! Vous pouvez y aller." Nous avons passé cinq checkpoints russes. Chicanes, chevaux de frise, aboiement des ordres et recommencé à vider tout le véhicule. Le problème c'est que l'on n'a aucune visibilité sur la suite du parcours. Faudra-t-il s'arrêter encore deux ou dix fois? C'était trop d'inquiétude pour ma belle-mère. Elle a quatre-vingt-treize ans quand même. Angoisse? Hystérie? Elle s'est mise à pleurer sans pouvoir s'arrêter. Elle hoquetait. J'ai dû faire demi-tour. Le lendemain on a réessayé. Après le troisième checkpoint on nous a dit qu'on ne nous laisserait pas passer.
Les renseignements qu'on obtenait sur les portables, à la radio ou à la télévision étaient souvent contradictoires. Le vingt-quatre, j'ai voulu retenter l'expérience. Les femmes étaient prêtes mais au moment du départ j'ai hésité. Des tirs nourris venaient d'éclater, provenant du nord-ouest de la ville. Ils ont duré plusieurs heures. Étaient-ce les prémices d'une nouvelle intervention militaire en direction de Mykolaïev? Nous avons renoncé. Le lendemain, hormis quelques tirs sporadiques, rien de notable. Alors le vingt-six mars, à six heures moins le quart, juste avant la fin du couvre-feu, nous nous sommes lancés. En me basant sur notre première tentative, j'avais calculé qu'il nous faudrait environ huit heures pour effectuer le quatre-vingt-dix kilomètres de Kherson à Mykolaïv. C'est grosso modo le temps que nous avons mis.
Les premières rues en sortant de la nôtre ont encore une fois été les plus difficiles à parcourir. Plus tard, dans la file continue des voitures vers le nord- ouest, je serai moins sur le qui-vive mais pour l'instant j'avance dans les rues de Kherson, les yeux hors de la tête ; je scrute chaque carrefour, croyant apercevoir plusieurs fois, sur un pont, dans l'encoignure d'une porte, dans une voiture, mon fils ou ma fille dont je sais pertinemment qu'ils ne peuvent se trouver là. Au fur et à mesure que nous progressons à travers les points de contrôle nous respirons mieux tandis qu'une autre crainte m'envahit. Sitôt franchi le dernier checkpoint russe, nous roulerons vers un point de contrôle ukrainien, le premier. Des réminiscences de mon service militaire en France, le simple bon sens m'avertissent que cette partie-là sera la plus dangereuse : cheminer entre les lignes russe et ukrainienne! Nous avons vu des bombes tomber de part et d'autre de la route, pas très loin de nous. Chaque éclatement provoquait une sorte d'écho dans nos poitrines. Nos corps sursautaient mais aucun de nous n'a émis le moindre son. Le silence devant tant d'absurdité était encore plus terrible à supporter. Et la peur.
Je crains davantage les hommes que les canons. J'imagine d'éventuels tirs de kalachnikov, une folie, une brusque méprise, qui sait ? un caprice meurtrier venu d'une des noires silhouettes armées qui çà et là errent le long de la route. Plusieurs centaines de voitures font le même trajet que nous. Je ne me retourne pas lorsqu'un tir ou un éclatement se fait entendre derrière nous. En revanche je bénis ma vieillesse et ses cheveux blancs. Tous les hommes jeunes sont systématiquement soupçonnés, fouillés attentivement, déshabillés. On vérifie sur leur corps la moindre trace susceptible d'indiquer qu'il s'agit d'un combattant ukrainien. Après Mykolaïv, bien qu'il reste quelques points de contrôle, le plus difficile est passé. La peur nous a broyé le ventre mais il n'y a eu aucun problème avec les soldats russes. Jamais. Ils se sont montrés plutôt cordiaux. Toutefois de cette traversée je garde une image dans ma tête : un soldat de Poutine. À quel arrêt était-ce? Je ne sais plus. Cette image de gamin (avait-il seulement dix-huit ans?) ne me quitte plus. Sous un casque soviétique reconverti qui, à l'instar des vêtements, démesurés pour sa frêle carrure, engonçait sa tête rasée, sans sourcil visible, deux yeux immenses, bleus, délavés, quasi transparents, trahissaient une peur exorbitée, proche de la panique, presque folle. Comme tous ses semblables, il avait aux pieds des bottes quatre fois trop grandes. Du coin de la paupière, tandis que ses camarades retournaient l'intégralité de notre vieille Zaz, je tâchais de déchiffrer quelque chose de l'enrôlé immobile : un chaton sous l'orage. Il semblait à la fois plus réfléchi et plus malheureux que ses camarades qui plaisantaient à l'occasion pour détendre l'atmosphère et s'adressèrent, bravaches, à Natalya :
"Ah, babouchka, c'est bien, tu n'as pas oublié les feuilles de cassis dans les malossols! J'adore les feuilles de cassis, c'est un goût inimitable....
Boris, ne pique pas le bocal, goinfre que tu es!"
Une main crispée sur les passeports bleus des femmes et le mien grenat, l'autre main sur la bandoulière de sa kalachnikov, le gamin regarde par dessus la voiture, loin, si fort que nous avons tous disparu de son champ de vision je crois. Soudain Boris, qui a refermé le coffre, lui jette l'autorisation de laisser passer. Alors le petit s'arrache à ses pensées. Venant à ma fenêtre, il rend les papiers et caresse étrangement, presque tendrement le faisceau doré de licteur, les feuilles de chêne et d'olivier de mon passeport. Il happe avec violence mon regard et, pressant, m'adresse une requête :
" S'il te plaît, fais-moi un sourire....."
Un tumulte m'envahit. Je n'ai rien contre cet enfant si semblable à mon fils lorsqu'il était adolescent. Une vague commisération m'étreint tandis que pourtant je m'indigne de l'injonction soulignée par la kalachnikov. Comment ose-t-il? Un tir de canon étrangement proche nous fait tous deux sursauter. Tendu, je questionne, persuadé que l'incongruité de sa demande va lui sauter au visage : "Pourquoi?" Mais ses yeux, tout à l'heure aperçus si clairs, à présent reclus au fond de leurs orbites, ont viré au bleu foncé, presque noir. Je distingue ses minces sourcils, douloureusement froncés. Il chuchote : "....parce que ....je vais mourir...." Je comprends soudain l'évidence crue. Le front est là, tout proche. Pour lui c'est une question de jours. J'ai soixante-huit ans, ma belle-mère quatre-vingt-treize et Oksana vivra. La honte me point mais de mes lèvres je ne parviens à extraire autre chose qu'une grimace triste, un vilain rictus. Tandis que lentement je démarre, plein d'angoisse,il me suit du regard, longtemps.
Dans son volume Budé d'Euripide, mon grand-oncle a laissé un signet, souligné quelques vers. À mon intention ou dialoguait-il avec lui-même?
"....Τουτο γαρ μονον βροτοις
ουκ εςτι ταναλωμ αναλωθεν λαβειν,
ψυχην βροτείαν : χρηματων δ ειςιν ποροι "
Car la seule perte irréparable pour les mortels c'est celle de la vie mortelle : les autres biens peuvent se recouvrer.
͠
Iketis et moi nous entendons bien je crois. La petite sauvage a pris confiance. Je l'aime.
Souris puisque c'est grave...
Jacques Duvall - Alain Chamfort
Je me rappelle nettement le jour où tout a commencé. Je veux dire dans mon histoire parce que la sienne, s'il luttait encore, deux ou trois ans plus tard, c'était au minimum, pour juste la contenir avec soin, la border, oublier peut-être mais ça, il le croyait impossible. C'est cette après-midi-là que tout a commencé pour moi. Depuis le matin, onze heures, aux informations, la radio crachotait : ".....pourcentage de reçus au baccalauréat....un bon cru....en hausse de 0,6 point ...." Je n'imaginais pas l'avoir manqué. Le problème résidait seulement dans la mention. Dès que j'en avais eu confirmation, peu après midi, j'avais sauté ma joie avec plus d'exagération que de véritable conviction mais le calme souverain avec lequel ma mère avait court-circuité la nouvelle m'avait déçu : " C'est bien mon fils....." et elle avait continué à pousser la vapeur du repassage, sa langue pointant avec application au-dessus du pli de dos d'une chemise. ".... On passe à table dans un quart d'heure." Certes je ne m'attendais pas à une effusion de louanges mais tout de même. Scrutant au fond de mon assiette le concombre en tranches et le ragoût de pomme de terre, je me fis le serment de ne jamais oublier ce moment glorieux de mon existence.
Aussi décidai-je de faire valoir mon tout nouveau prestige auprès de mon oncle (en fait mon grand-oncle), un homme qui avait beaucoup étudié dans sa jeunesse, entrepreneur que ses nombreux et parfois lointains voyages auréolaient de sagesse. Lorsque je poussai le portillon de son jardin, à l'heure de la sieste, il était seul. Oksana étant sortie voir une amie, j'allais pouvoir profiter à mon aise de la bienveillance avunculaire. Il m'accueillit avec un souriant : " Bravo pour ta mention, petit d'homme! " Après une demi-heure d'échanges distendus, je restais chagrin. Mon oncle sentait les âmes et connaissait sa famille. "Ce n'est pas parce qu'elle ne le montre pas qu'elle n'est pas fière de toi!....Que veux-tu que je t'offre?" Rien, je ne voulais rien, simplement ce clin d'oeil taquin, cette ironie acidulée qu'il m'avait toujours manifestée lors de ses séjours en France. Parler de mon ennui, de ma solitude, de mes petites blessures d'ego, assurément non ! Noyons le poisson ! me dis-je en avisant la mare et justement, du bout de la moustache, avançant ou reculant le cou avec une incroyable célérité, la chatte du logis, recueillie par mon oncle voilà quelques mois, guettait, farouche, les malheureuses nageoires du bassin. Une carpe koï avait tout récemment reçu un coup de griffe, heureusement sans danger pour sa survie. "Ah, tu as installé le grillage autour ...." Mon oncle hocha la tête avec gravité. Il aimait les animaux sans préférer une espèce aux autres et s'était plusieurs fois désolé de sa légèreté imprévoyante.
" Ce n'est pas de ta faute tout de même. Tu ne pouvais pas savoir!
Précisément si, jeune Padawan, le devoir de chacun de nous est de penser, peser, encore réfléchir et protéger....
La chatte, c'est quoi déjà le nom bizarre que tu lui as donné ?
Pas bizarre ... grec Léandre! Drôle de remarque avec le prénom que tu portes.... Iketis .... elle s'appelle Iketis. "
Son ton rêveur, un peu triste, m'avait marqué.
" Ça a un sens bien sûr? Tu veux toujours en mettre et en trouver partout!"
Mon oncle avait l'habitude de disséquer les mots latins, grecs, français et tutti quanti comme il disait. Il interprétait la moindre tournure de phrase et jusqu' à la plus infime particularité linguistique. Sa manie souvent irritante parce qu'elle semblait d'abord nous éloigner des choses et des êtres m'avait parfois bien réconforté. Pour moi, elle relevait d'une forme d'empathie philosophique. Taquin, mon oncle se fit pontifiant : " Mettre ou trouver du sens n'est-ce pas une noble tâche, jeune Padawan?" et retrouva aussitôt son sérieux.
"Je l'ai nommée Iketis : suppliante ..."
Elle était arrivée de nulle part, un soir, humblement, sur le rebord de la porte-fenêtre. Elle l'observait, immobile, quêtant son regard.... Elle attendait.... et c'était tout. Mon oncle s'était interrompu. Sur son visage, des traits luttèrent brièvement pour ne pas le trahir. Ayant détourné le regard, il repliait sa chaise longue. Empli d'une brusque évidence, je rassemblai mon courage :
" Ce n'est pas elle que tu voyais à l'instant !"
La robe grise et mouchetée de la chatte, l'attitude furtive de la potentielle tueuse de carpes avait traversé mon imagination comme une étincelle.
Fuyant l'Ukraine et Kherson bombardée par Poutine un an auparavant, avec sa femme et sa belle-mère, mon oncle avait vécu des moments difficiles qu'il répugnait d'ordinaire à nous partager. Cette fois il n'éluda pas complètement :
" Tu as raison. Ce n'est pas elle mais un autre suppliant dont je n'ai pu exaucer le .... voeu." Dans la légère hésitation écartant l'article du nom il me sembla entendre distinctement résonner l'adjectif "dernier". Après un silence, long, un soupir et la voix de mon oncle retrouva sa clarté, son assurance :
" J'ai consigné quelques notes sur ce jour-là. Je te les lègue. Si je ne trouve pas la force d'écrire avant de partir, je te charge de le faire pour lui. Il était à peine plus âgé que toi. Je veux dire : il est..."
Mon grand-oncle a succombé à son cancer voici presque deux ans. Il a tenu parole, bien sûr. La progression rapide de la maladie peut-être déclenchée par l'ébranlement de son existence d'alors et une culpabilité injustifiée mais réelle que je n'ai pu discerner qu'a posteriori l'ont empêché de rédiger les quelques pages qui suivent. Espérant m'acquitter honorablement du devoir qui m'est échu, j'userai ici de la première personne ainsi qu'il avait débuté dans son récit rapidement effiloché en notes.
Les dieux sont jaloux. Voilà la grande leçon que j'ai retenue de mes humanités, vérifiée par l'expérience. J'avais tout pour réussir. Bien sûr, il faut sans cesse s'efforcer, fléchir les destins contraires, payer de sa personne. Brader les heures et sacrifier les jours : c'est le prix du succès. Au bout de quelques dizaines d'années j'étais parvenu à un équilibre. Après la révolution orange de 1991 et les soubresauts qui avaient suivi, s'était présenté en Ukraine un débouché intéressant (à commencer par l'hôpital de Kharkiv). Il s'agissait de remplacer les systèmes conventionnels de tomodensitométrie par du haut débit, scanners à 64 voire 128 ou 160 coupes. Je partageais mon temps entre Villepinte et Kharkiv : six mois dans un pays, six mois dans l'autre. Persuadé d'oeuvrer utilement, j'étais plus serein d'autant que j'avais rencontré Oksana, fille de Natalia et j'étais tombé amoureux. Trente ans plus tard nos enfants, partis travailler à l'étranger ou dans le nord du pays, se faisaient rares à Kherson. Nous y étions devenus des vieux : Oksana, sa mère et moi, paisibles retraités.
Au printemps 2021, les manoeuvres de la Russie aux frontières de l'Ukraine n'avaient pas entamé mon optimisme mais au-dessus de leurs sourcils toujours avenants, le front de Natalia et sa fille marquait leur souci issu d'une méfiance atavique. J'ai refusé de porter foi aux avertissements américains à l'automne. J'ai refusé comme tant d'autres. Le 24 février 2022, les chars russes ont franchi la frontière. Stupéfaction! Averti par les U.S.A, le monde entier avait pourtant fermé les yeux. Mes chères études de grec m'avaient à moi aussi été inutiles. On n'entend jamais Cassandre : c'est sa malédiction.
Pragmatique et possédant la chance d'être français, j'ai aussitôt pensé à quitter Kherson. Jaillissant de Crimée (occupée depuis 2014), les forces russes s'étaient emparées du pont routier d'Antonivka qui enjambe le Dniepr dans la banlieue Nord-Est de la ville. Le 25 au matin, les Ukrainiens avaient repris le pont. Reperdu le soir. Reculer, avancer, reculer à nouveau : je pensais à la chèvre de Monsieur Seguin. Claquemuré depuis la veille, j'avais des taches devant les yeux et dans mon assiette la marque rouge et baveuse des betteraves au vinaigre d'Oksana augurait mal de notre sort. Doux jusqu'à présent, il tournait à l'aigre. Le 2 mars, les combats dans la ville étaient terminés. Victoire des troupes russes. Guère vaillante, Natalya, ma belle-mère restait alitée presque toute la journée. Comme sa fille elle était atteinte par le Covid 19. Je refusais de quitter le pays sans elles et continuais à préparer minutieusement notre départ. Essence et gaz : les deux pleins de la voiture étaient faits. À présent, rassemblant tous les bidons disponibles, j'accumulais des réserves. J'avais réussi à trouver soixante-dix litres d'essence. Au marché noir, bien sûr! Environ quatre euros le litre mais la guerre c'est la guerre. Le quotidien bascule. Il n'y a rien à discuter : la peur emporte tout. Les chemins d'approvisionnement de la ville étaient bloqués ; nourriture ou médicaments ne passaient plus. Les files d'attente s'allongeaient devant les magasins. Plus de réseaux téléphoniques, banques fermées. Comment payer sans liquide lorsque les cartes bancaires ne fonctionneraient pas? Le cinq mars, samedi, des centaines de personnes se sont rassemblées dans le centre ville face aux russes. "Kherson c'est l'Ukraine! Rentrez chez vous, fascites!" J'ai entendu les slogans, aperçu, depuis les fenêtres de l'appartement, l'agitation bleue et blanche des drapeaux brandis. Les soldats russes ont tiré en l'air. J'ai entendu dire qu'ensuite ils ont utilisé des balles en caoutchouc. Les jours suivants, ils ont encerclé les manifestants et gardé des otages.
Après deux semaines, le 22 mars, les femmes allaient mieux. On a essayé de fuir mais c'était long, épouvantablement. S'arrêter, présenter les papiers, vider la voiture, surtout faire bonne figure aux regards soupçonneux : la tension est immense. "Remballez! Vous pouvez y aller." Nous avons passé cinq checkpoints russes. Chicanes, chevaux de frise, aboiement des ordres et recommencé à vider tout le véhicule. Le problème c'est que l'on n'a aucune visibilité sur la suite du parcours. Faudra-t-il s'arrêter encore deux ou dix fois? C'était trop d'inquiétude pour ma belle-mère. Elle a quatre-vingt-treize ans quand même. Angoisse? Hystérie? Elle s'est mise à pleurer sans pouvoir s'arrêter. Elle hoquetait. J'ai dû faire demi-tour. Le lendemain on a réessayé. Après le troisième checkpoint on nous a dit qu'on ne nous laisserait pas passer.
Les renseignements qu'on obtenait sur les portables, à la radio ou à la télévision étaient souvent contradictoires. Le vingt-quatre, j'ai voulu retenter l'expérience. Les femmes étaient prêtes mais au moment du départ j'ai hésité. Des tirs nourris venaient d'éclater, provenant du nord-ouest de la ville. Ils ont duré plusieurs heures. Étaient-ce les prémices d'une nouvelle intervention militaire en direction de Mykolaïev? Nous avons renoncé. Le lendemain, hormis quelques tirs sporadiques, rien de notable. Alors le vingt-six mars, à six heures moins le quart, juste avant la fin du couvre-feu, nous nous sommes lancés. En me basant sur notre première tentative, j'avais calculé qu'il nous faudrait environ huit heures pour effectuer le quatre-vingt-dix kilomètres de Kherson à Mykolaïv. C'est grosso modo le temps que nous avons mis.
Les premières rues en sortant de la nôtre ont encore une fois été les plus difficiles à parcourir. Plus tard, dans la file continue des voitures vers le nord- ouest, je serai moins sur le qui-vive mais pour l'instant j'avance dans les rues de Kherson, les yeux hors de la tête ; je scrute chaque carrefour, croyant apercevoir plusieurs fois, sur un pont, dans l'encoignure d'une porte, dans une voiture, mon fils ou ma fille dont je sais pertinemment qu'ils ne peuvent se trouver là. Au fur et à mesure que nous progressons à travers les points de contrôle nous respirons mieux tandis qu'une autre crainte m'envahit. Sitôt franchi le dernier checkpoint russe, nous roulerons vers un point de contrôle ukrainien, le premier. Des réminiscences de mon service militaire en France, le simple bon sens m'avertissent que cette partie-là sera la plus dangereuse : cheminer entre les lignes russe et ukrainienne! Nous avons vu des bombes tomber de part et d'autre de la route, pas très loin de nous. Chaque éclatement provoquait une sorte d'écho dans nos poitrines. Nos corps sursautaient mais aucun de nous n'a émis le moindre son. Le silence devant tant d'absurdité était encore plus terrible à supporter. Et la peur.
Je crains davantage les hommes que les canons. J'imagine d'éventuels tirs de kalachnikov, une folie, une brusque méprise, qui sait ? un caprice meurtrier venu d'une des noires silhouettes armées qui çà et là errent le long de la route. Plusieurs centaines de voitures font le même trajet que nous. Je ne me retourne pas lorsqu'un tir ou un éclatement se fait entendre derrière nous. En revanche je bénis ma vieillesse et ses cheveux blancs. Tous les hommes jeunes sont systématiquement soupçonnés, fouillés attentivement, déshabillés. On vérifie sur leur corps la moindre trace susceptible d'indiquer qu'il s'agit d'un combattant ukrainien. Après Mykolaïv, bien qu'il reste quelques points de contrôle, le plus difficile est passé. La peur nous a broyé le ventre mais il n'y a eu aucun problème avec les soldats russes. Jamais. Ils se sont montrés plutôt cordiaux. Toutefois de cette traversée je garde une image dans ma tête : un soldat de Poutine. À quel arrêt était-ce? Je ne sais plus. Cette image de gamin (avait-il seulement dix-huit ans?) ne me quitte plus. Sous un casque soviétique reconverti qui, à l'instar des vêtements, démesurés pour sa frêle carrure, engonçait sa tête rasée, sans sourcil visible, deux yeux immenses, bleus, délavés, quasi transparents, trahissaient une peur exorbitée, proche de la panique, presque folle. Comme tous ses semblables, il avait aux pieds des bottes quatre fois trop grandes. Du coin de la paupière, tandis que ses camarades retournaient l'intégralité de notre vieille Zaz, je tâchais de déchiffrer quelque chose de l'enrôlé immobile : un chaton sous l'orage. Il semblait à la fois plus réfléchi et plus malheureux que ses camarades qui plaisantaient à l'occasion pour détendre l'atmosphère et s'adressèrent, bravaches, à Natalya :
"Ah, babouchka, c'est bien, tu n'as pas oublié les feuilles de cassis dans les malossols! J'adore les feuilles de cassis, c'est un goût inimitable....
Boris, ne pique pas le bocal, goinfre que tu es!"
Une main crispée sur les passeports bleus des femmes et le mien grenat, l'autre main sur la bandoulière de sa kalachnikov, le gamin regarde par dessus la voiture, loin, si fort que nous avons tous disparu de son champ de vision je crois. Soudain Boris, qui a refermé le coffre, lui jette l'autorisation de laisser passer. Alors le petit s'arrache à ses pensées. Venant à ma fenêtre, il rend les papiers et caresse étrangement, presque tendrement le faisceau doré de licteur, les feuilles de chêne et d'olivier de mon passeport. Il happe avec violence mon regard et, pressant, m'adresse une requête :
" S'il te plaît, fais-moi un sourire....."
Un tumulte m'envahit. Je n'ai rien contre cet enfant si semblable à mon fils lorsqu'il était adolescent. Une vague commisération m'étreint tandis que pourtant je m'indigne de l'injonction soulignée par la kalachnikov. Comment ose-t-il? Un tir de canon étrangement proche nous fait tous deux sursauter. Tendu, je questionne, persuadé que l'incongruité de sa demande va lui sauter au visage : "Pourquoi?" Mais ses yeux, tout à l'heure aperçus si clairs, à présent reclus au fond de leurs orbites, ont viré au bleu foncé, presque noir. Je distingue ses minces sourcils, douloureusement froncés. Il chuchote : "....parce que ....je vais mourir...." Je comprends soudain l'évidence crue. Le front est là, tout proche. Pour lui c'est une question de jours. J'ai soixante-huit ans, ma belle-mère quatre-vingt-treize et Oksana vivra. La honte me point mais de mes lèvres je ne parviens à extraire autre chose qu'une grimace triste, un vilain rictus. Tandis que lentement je démarre, plein d'angoisse,il me suit du regard, longtemps.
Dans son volume Budé d'Euripide, mon grand-oncle a laissé un signet, souligné quelques vers. À mon intention ou dialoguait-il avec lui-même?
"....Τουτο γαρ μονον βροτοις
ουκ εςτι ταναλωμ αναλωθεν λαβειν,
ψυχην βροτείαν : χρηματων δ ειςιν ποροι "
Car la seule perte irréparable pour les mortels c'est celle de la vie mortelle : les autres biens peuvent se recouvrer.
͠
Iketis et moi nous entendons bien je crois. La petite sauvage a pris confiance. Je l'aime.
obi- Nombre de messages : 566
Date d'inscription : 24/02/2013
Re: Un sourire : première version
En vitesse : l'histoire est d'une grande intensité, une grande justesse dans sa fatalité, mais le récit aurait besoin je crois d'être moins longuement présenté, plus ramassé et le vocabulaire m'a parfois semblé un peu pesant.
Re: Un sourire : première version
"Première version".
Ah, si je comprends bien tu vas te remettre à l'ouvrage.
Celle-ci ne te semble pas complètement juste, ou, comme le dit Seyne, équilibrée?
Ce que j'aime, c'est le fil. Je veux dire : le résultat du bac, puis l'envie de voir le grand-oncle, le chat, et enfin le récit du grand-oncle, pour finir par le jeune soldat, le "noyau" de ton histoire.
L'équilibre, c'est un choix dans la valeur, la portée, l'importance des phrases que tu alignes, faut-il les garder, faut-il laisser un arrière-fond, même sans utilité pour le récit...
Et choisir le langage, il me semble que le narrateur ne doit pas parler, ni raconter, ni penser comme l'oncle.
L'événement que tu décris est un moment très fort. Soigne-le. Comme les feuilles de cassis dans les malossols, il y a une affaire de toucher, qui va peut-être -je te le souhaite parce que c'est passionnant- te demander une deuxième, une troisième, une nième version. Merci d'avoir partagé dès la première
Ah, si je comprends bien tu vas te remettre à l'ouvrage.
Celle-ci ne te semble pas complètement juste, ou, comme le dit Seyne, équilibrée?
Ce que j'aime, c'est le fil. Je veux dire : le résultat du bac, puis l'envie de voir le grand-oncle, le chat, et enfin le récit du grand-oncle, pour finir par le jeune soldat, le "noyau" de ton histoire.
L'équilibre, c'est un choix dans la valeur, la portée, l'importance des phrases que tu alignes, faut-il les garder, faut-il laisser un arrière-fond, même sans utilité pour le récit...
Et choisir le langage, il me semble que le narrateur ne doit pas parler, ni raconter, ni penser comme l'oncle.
L'événement que tu décris est un moment très fort. Soigne-le. Comme les feuilles de cassis dans les malossols, il y a une affaire de toucher, qui va peut-être -je te le souhaite parce que c'est passionnant- te demander une deuxième, une troisième, une nième version. Merci d'avoir partagé dès la première
'toM- Nombre de messages : 287
Age : 68
Date d'inscription : 10/07/2014
Re: Un sourire : première version
Intéressant, et dense, comme à l'accoutumée.
J'irai dans le même sens que Seyne et toM', je trouve beaucoup d'épaisseur dans les descriptifs de guerre, les préparatifs, mais pas assez à mon goût pour le plus important: la rencontre des regards, la demande du sourire. la tension dramatique se perd un peu dans les bidons d'essence. Et même si tu conçois le texte comme une "nouvelle à chute" - dans ce cas la chute ferait mal, soit- la montée est un peu "éprouvante".
J'irai dans le même sens que Seyne et toM', je trouve beaucoup d'épaisseur dans les descriptifs de guerre, les préparatifs, mais pas assez à mon goût pour le plus important: la rencontre des regards, la demande du sourire. la tension dramatique se perd un peu dans les bidons d'essence. Et même si tu conçois le texte comme une "nouvelle à chute" - dans ce cas la chute ferait mal, soit- la montée est un peu "éprouvante".
Polixène- Nombre de messages : 3295
Age : 61
Localisation : Dans un pli du temps . (sohaz@mailo.com)
Date d'inscription : 23/02/2010
Les suppliants
Merci infiniment de vos remarques. J'espère que la cinquième version vous conviendra. Pour le moment je ne peux pas faire mieux.
Les suppliants
Souris puisque c'est grave...
Jacques Duvall - Alain Chamfort
Encore une fois mon neveu est venu se consoler chez moi. Quelque part dans ma tête j'anticipais sa visite. Je connais l'amour de ma soeur pour son fils. Mais envers ceux qu'elle aime elle a toujours fait preuve d'une réserve et d'une pudeur qui, parfois, paraissent proches de l'indifférence.
Le gamin a obtenu ce matin une mention Bien à son baccalauréat. Si la difficulté de l'examen n'est plus la même qu'il y a cinquante ans, il n' en reste pas moins que c'est la première gloire, le premier événement d'importance dans la vie sociale d'un adolescent. Je l'ai chaudement félicité pour son résultat. Malgré la féroce racine grecque de son prénom Léandre est un tendre qu'il faut souvent rassurer ou encourager. Pour devenir, pour rester humains, rares sont ceux qui n'ont pas besoin de la chaleur des sentiments partagés. Joie, reconnaissance, compassion; comment être heureux seul? Léandre n'a jamais mis en cause l'attitude maternelle mais souvent je le découvre insatisfait, inquiet même de l'ingratitude qu'il se reproche d'éprouver envers sa mère.
Quelques heures plus tard, raccompagnant mon neveu jusqu'au portillon du jardin, je mimais, selon notre plaisanterie accoutumée, le vieillard courbé, mal assuré sur ses jambes que je me plains parfois d'être devenu : "Souris donc Léandre! lui dis-je. Tu es jeune, toi. Tu as toute la vie devant toi...." Longuement le vantail grince, soulignant la sotte banalité de ma parole. Derrière la porte refermée je découvre Iketis. Depuis quelques mois cette chatte arrivée de nulle part a élu domicile chez moi. Elle attend tout de moi : Iketis, ma suppliante. Tandis que la petite anxieuse me scrute avec autant de méfiance que d'espoir, un souvenir émerge. Brutal. Qui me gagne tout entier. Ses pupilles sont dilatées, avides, effrayantes. "...toute la vie devant toi...." j'ai déjà croisé ce regard. La douleur. Je ne me suis pas encore pardonné. C'était lors de mon départ de là-bas, il y a un peu plus d'un an....Là-bas où pourtant, après quelques dizaines d'années, j'étais parvenu à un équilibre.
Après la révolution orange de 1991 et les soubresauts qui avaient suivi, s'était présenté en Ukraine un débouché intéressant (à commencer par l'hôpital de Kharkiv). Il s'agissait de remplacer les systèmes conventionnels de tomodensitométrie par du haut débit, scanners à 64 voire 128 ou 160 coupes. Je partageais mon temps entre Villepinte et Kharkiv : six mois dans un pays, six mois dans l'autre. Persuadé d'oeuvrer utilement, j'étais plus serein d'autant que j'avais rencontré Oksana, fille de Natalia ; j'étais tombé amoureux. Trente ans plus tard nos enfants, partis travailler à l'étranger ou dans le nord-ouest du pays, se faisaient rares à Kherson. Nous y étions devenus des vieux : Oksana, sa mère et moi, paisibles retraités.
Au printemps 2021, les manoeuvres de la Russie aux frontières de l'Ukraine n'avaient pas entamé mon optimisme mais au-dessus de leurs sourcils toujours avenants, le front de Natalia et sa fille marquait leur souci issu d'une méfiance atavique. J'ai refusé de porter foi aux avertissements américains à l'automne. J'ai refusé comme tant d'autres. Le 24 février 2022, les chars russes ont franchi la frontière. Stupéfaction! Averti par les U.S.A, le monde entier avait pourtant fermé les yeux. Mes chères études de grec m'avaient à moi aussi été inutiles. On n'entend jamais Cassandre : c'est sa définition.
Pragmatique et possédant la chance d'être français, j'ai aussitôt pensé à quitter Kherson. Jaillissant de Crimée (occupée depuis 2014), les forces russes s'étaient emparées du pont routier d'Antonivka qui enjambe le Dniepr dans la banlieue Nord-Est de la ville. Le 25 au matin, les Ukrainiens avaient repris le pont. Reperdu le soir. Reculer, avancer, reculer à nouveau : je pensais à la chèvre de Monsieur Seguin. Claquemuré depuis la veille, j'avais des taches devant les yeux et dans mon assiette la marque rouge et baveuse des betteraves au vinaigre d'Oksana augurait mal de notre sort. Doux jusqu'à présent, il tournait à l'aigre. Le 2 mars, les combats dans la ville étaient terminés. Victoire des troupes russes. Guère vaillante, Natalya, ma belle-mère restait alitée presque toute la journée. Comme sa fille elle était atteinte par le Covid 19. Je refusais de quitter le pays sans elles et continuais à préparer minutieusement notre départ. Essence et gaz : les deux pleins de la voiture étaient faits. À présent, rassemblant tous les bidons disponibles, j'accumulais des réserves. J'avais réussi à trouver soixante-dix litres d'essence. Au marché noir, bien sûr! Environ quatre euros le litre mais la guerre c'est la guerre. Le quotidien bascule. Il n'y a rien à discuter : la peur emporte tout. Les chemins d'approvisionnement de la ville étaient bloqués ; nourriture, médicaments, plus rien ne passait. Les files d'attente s'allongeaient devant les magasins. Plus de réseaux téléphoniques, banques fermées. Comment payer sans liquide lorsque les cartes bancaires ne fonctionneraient pas? Le cinq mars, samedi, des centaines de personnes se sont rassemblées dans le centre ville face aux russes. "Kherson c'est l'Ukraine! Rentrez chez vous, fascites!" J'ai entendu les slogans, aperçu, depuis les fenêtres de l'appartement, l'agitation bleue et blanche des drapeaux brandis. Les soldats russes ont tiré en l'air. J'ai entendu dire qu'ensuite ils ont utilisé des balles en caoutchouc. Les jours suivants, ils ont encerclé les manifestants et gardé des otages.
Après deux semaines, le 22 mars, les femmes allaient mieux. Nous avons essayé de fuir mais c'était long, épouvantablement. S'arrêter, présenter les papiers, vider la voiture, surtout faire bonne figure aux regards soupçonneux : la tension est immense. "Remballez! Vous pouvez y aller." Nous avons passé cinq checkpoints russes. Chicanes, chevaux de frise, aboiement des ordres et recommencé à vider tout le véhicule. Le problème c'est que nous n'avions aucune visibilité sur la suite du parcours. Faudrait-il s'arrêter encore deux ou dix fois? C'était trop d'inquiétude pour ma belle-mère. Elle a quatre-vingt-treize ans quand même. Angoisse? Hystérie? Elle s'est mise à pleurer sans pouvoir s'arrêter. Elle hoquetait. J'ai dû faire demi-tour. Le lendemain nous avons réessayé. Après le troisième checkpoint on nous a dit qu'on ne nous laisserait pas passer.
Les renseignements que nous obtenions sur les portables, à la radio ou à la télévision étaient souvent contradictoires. Le vingt-quatre, j'ai voulu retenter l'expérience. Les femmes étaient prêtes mais au moment du départ j'ai hésité. Des tirs nourris venaient d'éclater, provenant du nord-ouest de la ville. Ils ont duré plusieurs heures. Étaient-ce les prémices d'une nouvelle intervention militaire en direction de Mykolaïev? Nous avons renoncé. Le lendemain, hormis quelques tirs sporadiques, rien de notable. Alors le vingt-six mars, à six heures moins le quart, juste avant la fin du couvre-feu, nous nous sommes lancés. En me basant sur notre première tentative, j'avais calculé qu'il nous faudrait environ huit heures pour effectuer les quatre-vingt-dix kilomètres de Kherson à Mykolaïv. C'est grosso modo le temps que nous avons mis.
Les premières rues en sortant de la nôtre ont encore une fois été les plus difficiles à parcourir. Plus tard, dans la file continue des voitures vers le nord- ouest, je serai moins sur le qui-vive mais pour l'instant j'avance dans Kherson, les yeux hors de la tête ; je scrute chaque carrefour, croyant apercevoir plusieurs fois, sur un pont, dans l'encoignure d'une porte, dans une voiture, mon fils ou ma fille dont pourtant je sais qu'ils ne peuvent se trouver là. Au fur et à mesure que nous progressons à travers les points de contrôle nous respirons mieux tandis qu'une autre crainte m'envahit. Sitôt franchi le dernier checkpoint russe, nous roulerons vers un point de contrôle ukrainien, le premier. Des réminiscences de mon service militaire en France, le simple bon sens m'avertissent que cette partie-là sera la plus dangereuse : cheminer entre les lignes russe et ukrainienne! Nous avons vu des bombes tomber de part et d'autre de la route, pas très loin de nous. Chaque éclatement provoquait une sorte d'écho dans nos poitrines. Nos corps sursautaient mais aucun de nous n'a émis le moindre son. Le silence devant tant d'absurdité était encore plus terrible à supporter.
Je crains davantage les hommes que les canons. J'imagine d'éventuels tirs de kalachnikov, une folie, une brusque méprise, qui sait ? un caprice meurtrier venu d'une des noires silhouettes armées qui, çà et là, errent le long de la route. Plusieurs centaines de voitures font le même trajet que nous. Je ne me retourne pas lorsqu'un tir ou un éclatement se fait entendre derrière nous. En revanche je bénis ma vieillesse et ses cheveux blancs. Tous les hommes jeunes sont systématiquement soupçonnés, fouillés attentivement, déshabillés. On vérifie sur leur corps la moindre trace susceptible d'indiquer qu'il s'agit d'un combattant ukrainien. Après Mykolaïv, bien qu'il reste quelques points de contrôle, le plus difficile est passé. La peur nous a broyés mais il n'y a eu aucun problème avec les soldats russes. Jamais. Ils se sont montrés plutôt cordiaux. Toutefois de cette traversée je garde une image dans ma tête : un soldat de Poutine.
À quel arrêt était-ce? Je ne sais plus. Cette image de gamin (avait-il seulement dix-huit ans?) ne me quitte plus. Sous un casque soviétique reconverti qui, à l'instar des vêtements, démesurés pour sa frêle carrure, engonçait sa tête rasée, sans sourcil visible, deux yeux immenses, bleus, délavés, quasi transparents, trahissaient une peur exorbitée, proche de la panique, presque folle. Comme tous ses semblables, il avait aux pieds des bottes quatre fois trop grandes. Du coin de la paupière, tandis que ses camarades retournaient l'intégralité de notre vieille Zaz, je tâchais de déchiffrer quelque chose de l'enrôlé immobile : un chaton sous l'orage. Il semblait à la fois plus réfléchi et plus malheureux que ses camarades qui plaisantaient à l'occasion pour détendre l'atmosphère et s'adressèrent, bravaches, à Natalya :
"Ah, babouchka, c'est bien, tu n'as pas oublié les feuilles de cassis dans les malossols! J'adore les feuilles de cassis, c'est un goût inimitable....
Boris, ne pique pas le bocal, goinfre que tu es!"
Une main crispée sur les passeports bleus des femmes et le mien grenat, l'autre main sur la bandoulière de sa kalachnikov, le gamin regarde par dessus la voiture, loin, si fort que nous avons tous disparu de son champ de vision je crois. Soudain Boris, qui a refermé le coffre, lui jette l'autorisation de laisser passer. Alors le petit s'arrache à ses pensées. Venant à ma fenêtre, il rend les papiers et caresse étrangement, presque tendrement le faisceau doré de licteur, les feuilles de chêne et d'olivier de mon passeport. Il happe avec violence mon regard et, pressant, m'adresse avec douceur une dernière requête :
" S'il te plaît, fais-moi un sourire....."
Désarçonné, je pense soudain au petit Prince mais le petit Prince n'a pas de casque, pas de kalachnikov! Une part de moi compatit tandis qu'une autre s'indigne de l'injonction. Comment ose-t-il? Un tir de canon étrangement proche nous fait tous deux sursauter. Machinalement je réplique : "Pourquoi?" Ses yeux, tout à l'heure aperçus si clairs, à présent reclus au fond de leurs orbites, ont viré au bleu foncé, presque noir. Je distingue ses minces sourcils, douloureusement froncés. Il bafouille : "....parce que ....je vais mourir...."
L'évidence crue. Le front est là, tout proche. Pour lui c'est une question de jours. J'ai soixante-huit ans, ma belle-mère quatre-vingt-treize et Oksana vivra. J'ai honte. De toutes les forces qui me restent je creuse, j'essaie, je voudrais sourire mais, de mes lèvres, ne suis capable d' extraire qu'une grimace inquiète. Sa demande est restée fichée derrière mes yeux agrandis, impuissants. Il me dévisage toujours, hoche la tête et son nez lâche un petit souffle court. Ce n'est pas sa faute, pas la mienne. Sur nous le ciel pèse. Avec résignation il se redresse. Sa main abandonne l'appui de ma fenêtre, frappe un petit coup sur le toit. Empli d'angoisse je démarre avec lenteur tandis que de là-haut me parvient son salut résigné : " Счасливого пути !( Heureuse route!)" Dans le rétroviseur son regard me suit. Infiniment.
Iketis se frotte contre ma jambe et gémit avec confiance. Je retourne dans le bureau où je vérifie une citation d'Euripide soulignée il y a quelques jours:
"....Τουτο γαρ μονον βροτοις
ουκ εςτι ταναλωμ αναλωθεν λαβειν,
ψυχην βροτείαν : χρηματων δ ειςιν ποροι "
Car la seule perte irréparable pour les mortels c'est celle de la vie mortelle : les autres biens peuvent se recouvrer.
Les suppliantes
Les suppliants
Souris puisque c'est grave...
Jacques Duvall - Alain Chamfort
Encore une fois mon neveu est venu se consoler chez moi. Quelque part dans ma tête j'anticipais sa visite. Je connais l'amour de ma soeur pour son fils. Mais envers ceux qu'elle aime elle a toujours fait preuve d'une réserve et d'une pudeur qui, parfois, paraissent proches de l'indifférence.
Le gamin a obtenu ce matin une mention Bien à son baccalauréat. Si la difficulté de l'examen n'est plus la même qu'il y a cinquante ans, il n' en reste pas moins que c'est la première gloire, le premier événement d'importance dans la vie sociale d'un adolescent. Je l'ai chaudement félicité pour son résultat. Malgré la féroce racine grecque de son prénom Léandre est un tendre qu'il faut souvent rassurer ou encourager. Pour devenir, pour rester humains, rares sont ceux qui n'ont pas besoin de la chaleur des sentiments partagés. Joie, reconnaissance, compassion; comment être heureux seul? Léandre n'a jamais mis en cause l'attitude maternelle mais souvent je le découvre insatisfait, inquiet même de l'ingratitude qu'il se reproche d'éprouver envers sa mère.
Quelques heures plus tard, raccompagnant mon neveu jusqu'au portillon du jardin, je mimais, selon notre plaisanterie accoutumée, le vieillard courbé, mal assuré sur ses jambes que je me plains parfois d'être devenu : "Souris donc Léandre! lui dis-je. Tu es jeune, toi. Tu as toute la vie devant toi...." Longuement le vantail grince, soulignant la sotte banalité de ma parole. Derrière la porte refermée je découvre Iketis. Depuis quelques mois cette chatte arrivée de nulle part a élu domicile chez moi. Elle attend tout de moi : Iketis, ma suppliante. Tandis que la petite anxieuse me scrute avec autant de méfiance que d'espoir, un souvenir émerge. Brutal. Qui me gagne tout entier. Ses pupilles sont dilatées, avides, effrayantes. "...toute la vie devant toi...." j'ai déjà croisé ce regard. La douleur. Je ne me suis pas encore pardonné. C'était lors de mon départ de là-bas, il y a un peu plus d'un an....Là-bas où pourtant, après quelques dizaines d'années, j'étais parvenu à un équilibre.
Après la révolution orange de 1991 et les soubresauts qui avaient suivi, s'était présenté en Ukraine un débouché intéressant (à commencer par l'hôpital de Kharkiv). Il s'agissait de remplacer les systèmes conventionnels de tomodensitométrie par du haut débit, scanners à 64 voire 128 ou 160 coupes. Je partageais mon temps entre Villepinte et Kharkiv : six mois dans un pays, six mois dans l'autre. Persuadé d'oeuvrer utilement, j'étais plus serein d'autant que j'avais rencontré Oksana, fille de Natalia ; j'étais tombé amoureux. Trente ans plus tard nos enfants, partis travailler à l'étranger ou dans le nord-ouest du pays, se faisaient rares à Kherson. Nous y étions devenus des vieux : Oksana, sa mère et moi, paisibles retraités.
Au printemps 2021, les manoeuvres de la Russie aux frontières de l'Ukraine n'avaient pas entamé mon optimisme mais au-dessus de leurs sourcils toujours avenants, le front de Natalia et sa fille marquait leur souci issu d'une méfiance atavique. J'ai refusé de porter foi aux avertissements américains à l'automne. J'ai refusé comme tant d'autres. Le 24 février 2022, les chars russes ont franchi la frontière. Stupéfaction! Averti par les U.S.A, le monde entier avait pourtant fermé les yeux. Mes chères études de grec m'avaient à moi aussi été inutiles. On n'entend jamais Cassandre : c'est sa définition.
Pragmatique et possédant la chance d'être français, j'ai aussitôt pensé à quitter Kherson. Jaillissant de Crimée (occupée depuis 2014), les forces russes s'étaient emparées du pont routier d'Antonivka qui enjambe le Dniepr dans la banlieue Nord-Est de la ville. Le 25 au matin, les Ukrainiens avaient repris le pont. Reperdu le soir. Reculer, avancer, reculer à nouveau : je pensais à la chèvre de Monsieur Seguin. Claquemuré depuis la veille, j'avais des taches devant les yeux et dans mon assiette la marque rouge et baveuse des betteraves au vinaigre d'Oksana augurait mal de notre sort. Doux jusqu'à présent, il tournait à l'aigre. Le 2 mars, les combats dans la ville étaient terminés. Victoire des troupes russes. Guère vaillante, Natalya, ma belle-mère restait alitée presque toute la journée. Comme sa fille elle était atteinte par le Covid 19. Je refusais de quitter le pays sans elles et continuais à préparer minutieusement notre départ. Essence et gaz : les deux pleins de la voiture étaient faits. À présent, rassemblant tous les bidons disponibles, j'accumulais des réserves. J'avais réussi à trouver soixante-dix litres d'essence. Au marché noir, bien sûr! Environ quatre euros le litre mais la guerre c'est la guerre. Le quotidien bascule. Il n'y a rien à discuter : la peur emporte tout. Les chemins d'approvisionnement de la ville étaient bloqués ; nourriture, médicaments, plus rien ne passait. Les files d'attente s'allongeaient devant les magasins. Plus de réseaux téléphoniques, banques fermées. Comment payer sans liquide lorsque les cartes bancaires ne fonctionneraient pas? Le cinq mars, samedi, des centaines de personnes se sont rassemblées dans le centre ville face aux russes. "Kherson c'est l'Ukraine! Rentrez chez vous, fascites!" J'ai entendu les slogans, aperçu, depuis les fenêtres de l'appartement, l'agitation bleue et blanche des drapeaux brandis. Les soldats russes ont tiré en l'air. J'ai entendu dire qu'ensuite ils ont utilisé des balles en caoutchouc. Les jours suivants, ils ont encerclé les manifestants et gardé des otages.
Après deux semaines, le 22 mars, les femmes allaient mieux. Nous avons essayé de fuir mais c'était long, épouvantablement. S'arrêter, présenter les papiers, vider la voiture, surtout faire bonne figure aux regards soupçonneux : la tension est immense. "Remballez! Vous pouvez y aller." Nous avons passé cinq checkpoints russes. Chicanes, chevaux de frise, aboiement des ordres et recommencé à vider tout le véhicule. Le problème c'est que nous n'avions aucune visibilité sur la suite du parcours. Faudrait-il s'arrêter encore deux ou dix fois? C'était trop d'inquiétude pour ma belle-mère. Elle a quatre-vingt-treize ans quand même. Angoisse? Hystérie? Elle s'est mise à pleurer sans pouvoir s'arrêter. Elle hoquetait. J'ai dû faire demi-tour. Le lendemain nous avons réessayé. Après le troisième checkpoint on nous a dit qu'on ne nous laisserait pas passer.
Les renseignements que nous obtenions sur les portables, à la radio ou à la télévision étaient souvent contradictoires. Le vingt-quatre, j'ai voulu retenter l'expérience. Les femmes étaient prêtes mais au moment du départ j'ai hésité. Des tirs nourris venaient d'éclater, provenant du nord-ouest de la ville. Ils ont duré plusieurs heures. Étaient-ce les prémices d'une nouvelle intervention militaire en direction de Mykolaïev? Nous avons renoncé. Le lendemain, hormis quelques tirs sporadiques, rien de notable. Alors le vingt-six mars, à six heures moins le quart, juste avant la fin du couvre-feu, nous nous sommes lancés. En me basant sur notre première tentative, j'avais calculé qu'il nous faudrait environ huit heures pour effectuer les quatre-vingt-dix kilomètres de Kherson à Mykolaïv. C'est grosso modo le temps que nous avons mis.
Les premières rues en sortant de la nôtre ont encore une fois été les plus difficiles à parcourir. Plus tard, dans la file continue des voitures vers le nord- ouest, je serai moins sur le qui-vive mais pour l'instant j'avance dans Kherson, les yeux hors de la tête ; je scrute chaque carrefour, croyant apercevoir plusieurs fois, sur un pont, dans l'encoignure d'une porte, dans une voiture, mon fils ou ma fille dont pourtant je sais qu'ils ne peuvent se trouver là. Au fur et à mesure que nous progressons à travers les points de contrôle nous respirons mieux tandis qu'une autre crainte m'envahit. Sitôt franchi le dernier checkpoint russe, nous roulerons vers un point de contrôle ukrainien, le premier. Des réminiscences de mon service militaire en France, le simple bon sens m'avertissent que cette partie-là sera la plus dangereuse : cheminer entre les lignes russe et ukrainienne! Nous avons vu des bombes tomber de part et d'autre de la route, pas très loin de nous. Chaque éclatement provoquait une sorte d'écho dans nos poitrines. Nos corps sursautaient mais aucun de nous n'a émis le moindre son. Le silence devant tant d'absurdité était encore plus terrible à supporter.
Je crains davantage les hommes que les canons. J'imagine d'éventuels tirs de kalachnikov, une folie, une brusque méprise, qui sait ? un caprice meurtrier venu d'une des noires silhouettes armées qui, çà et là, errent le long de la route. Plusieurs centaines de voitures font le même trajet que nous. Je ne me retourne pas lorsqu'un tir ou un éclatement se fait entendre derrière nous. En revanche je bénis ma vieillesse et ses cheveux blancs. Tous les hommes jeunes sont systématiquement soupçonnés, fouillés attentivement, déshabillés. On vérifie sur leur corps la moindre trace susceptible d'indiquer qu'il s'agit d'un combattant ukrainien. Après Mykolaïv, bien qu'il reste quelques points de contrôle, le plus difficile est passé. La peur nous a broyés mais il n'y a eu aucun problème avec les soldats russes. Jamais. Ils se sont montrés plutôt cordiaux. Toutefois de cette traversée je garde une image dans ma tête : un soldat de Poutine.
À quel arrêt était-ce? Je ne sais plus. Cette image de gamin (avait-il seulement dix-huit ans?) ne me quitte plus. Sous un casque soviétique reconverti qui, à l'instar des vêtements, démesurés pour sa frêle carrure, engonçait sa tête rasée, sans sourcil visible, deux yeux immenses, bleus, délavés, quasi transparents, trahissaient une peur exorbitée, proche de la panique, presque folle. Comme tous ses semblables, il avait aux pieds des bottes quatre fois trop grandes. Du coin de la paupière, tandis que ses camarades retournaient l'intégralité de notre vieille Zaz, je tâchais de déchiffrer quelque chose de l'enrôlé immobile : un chaton sous l'orage. Il semblait à la fois plus réfléchi et plus malheureux que ses camarades qui plaisantaient à l'occasion pour détendre l'atmosphère et s'adressèrent, bravaches, à Natalya :
"Ah, babouchka, c'est bien, tu n'as pas oublié les feuilles de cassis dans les malossols! J'adore les feuilles de cassis, c'est un goût inimitable....
Boris, ne pique pas le bocal, goinfre que tu es!"
Une main crispée sur les passeports bleus des femmes et le mien grenat, l'autre main sur la bandoulière de sa kalachnikov, le gamin regarde par dessus la voiture, loin, si fort que nous avons tous disparu de son champ de vision je crois. Soudain Boris, qui a refermé le coffre, lui jette l'autorisation de laisser passer. Alors le petit s'arrache à ses pensées. Venant à ma fenêtre, il rend les papiers et caresse étrangement, presque tendrement le faisceau doré de licteur, les feuilles de chêne et d'olivier de mon passeport. Il happe avec violence mon regard et, pressant, m'adresse avec douceur une dernière requête :
" S'il te plaît, fais-moi un sourire....."
Désarçonné, je pense soudain au petit Prince mais le petit Prince n'a pas de casque, pas de kalachnikov! Une part de moi compatit tandis qu'une autre s'indigne de l'injonction. Comment ose-t-il? Un tir de canon étrangement proche nous fait tous deux sursauter. Machinalement je réplique : "Pourquoi?" Ses yeux, tout à l'heure aperçus si clairs, à présent reclus au fond de leurs orbites, ont viré au bleu foncé, presque noir. Je distingue ses minces sourcils, douloureusement froncés. Il bafouille : "....parce que ....je vais mourir...."
L'évidence crue. Le front est là, tout proche. Pour lui c'est une question de jours. J'ai soixante-huit ans, ma belle-mère quatre-vingt-treize et Oksana vivra. J'ai honte. De toutes les forces qui me restent je creuse, j'essaie, je voudrais sourire mais, de mes lèvres, ne suis capable d' extraire qu'une grimace inquiète. Sa demande est restée fichée derrière mes yeux agrandis, impuissants. Il me dévisage toujours, hoche la tête et son nez lâche un petit souffle court. Ce n'est pas sa faute, pas la mienne. Sur nous le ciel pèse. Avec résignation il se redresse. Sa main abandonne l'appui de ma fenêtre, frappe un petit coup sur le toit. Empli d'angoisse je démarre avec lenteur tandis que de là-haut me parvient son salut résigné : " Счасливого пути !( Heureuse route!)" Dans le rétroviseur son regard me suit. Infiniment.
Iketis se frotte contre ma jambe et gémit avec confiance. Je retourne dans le bureau où je vérifie une citation d'Euripide soulignée il y a quelques jours:
"....Τουτο γαρ μονον βροτοις
ουκ εςτι ταναλωμ αναλωθεν λαβειν,
ψυχην βροτείαν : χρηματων δ ειςιν ποροι "
Car la seule perte irréparable pour les mortels c'est celle de la vie mortelle : les autres biens peuvent se recouvrer.
Les suppliantes
obi- Nombre de messages : 566
Date d'inscription : 24/02/2013
Re: Un sourire : première version
Cette version, je l'ai trouvée parfaite.
Surtout on retrouve en soi, indistinct, oublié, le souvenir d'une (ou plusieurs) fois où on n'a pas pu donner ce qui était demandé avec intensité, l'intensité du désespoir, et où on n'a su que fuir. Double souffrance : ce désespoir qu'on voit, l'incapacité à lui répondre.
La culpabilité la plus profonde, ce n'est pas celle qui punit nos actes mauvais, mais celle-ci : l'impuissance, la fuite.
Surtout on retrouve en soi, indistinct, oublié, le souvenir d'une (ou plusieurs) fois où on n'a pas pu donner ce qui était demandé avec intensité, l'intensité du désespoir, et où on n'a su que fuir. Double souffrance : ce désespoir qu'on voit, l'incapacité à lui répondre.
La culpabilité la plus profonde, ce n'est pas celle qui punit nos actes mauvais, mais celle-ci : l'impuissance, la fuite.
Re: Un sourire : première version
...et tous les autres éléments du récit viennent en contrepoint, en association, y compris la guerre. C'est aussi riche et complexe qu'un roman, tout se complète et se répond...
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