FIGURES DE STYLE : Valse-hésitation

Valse-hésitation

Une fois de plus, j’ai décidé d’écrire. Je ne sais pas à quoi ça rime, mais je sais que je dois le faire. Le grand architecte de l’univers me le demande, je crois. Alors j’écris. Mais j’ai l’impression que, plus j’écris, moins je dis. Mes mots brouillent la communication, et plus je tente de formuler ma pensée, moins on me comprend. Alors j’ai décidé d’écrire une autofiction qui me décrit essayant d’écrire. Peut-être parviendrai-je ainsi à mieux comprendre les mécanismes de ma pensée ?
Je n’ai pas hésité à hésiter : j’ai écrit mes difficultés, mon irrésolution, mes tergiversations, mais j’ai gardé pour moi la part du vide, celle qui n’est jamais formulée. J’ai gardé pour moi les non-dits, et je me les répète chaque soir pour ne pas oublier de les taire. Et quand j’écris cela je parle de l’éther ou de « les terres », celles qui sont miennes et que je ne partage pas, car ma fange me tient chaud.
Voici donc mon autoaffliction, ma valse de mots qui dansent et qui balancent à la cadence de mes inconstances.

Mercredi

Un échange de lettres : c’est la forme qui s’est imposée à moi, bien sûr, parce que la communication, ça me travaille.

Alors évidemment, il faut un échange entre les deux protagonistes, Chasi Goura et Louis Dusoleil, surnommé Louis XIV à cause de son nom, mais aussi parce qu’il est né dans le 14e arrondissement à Paris. Ou parce qu’il est le 14e d’une fratrie.

- lettre de Chasi à Louis : il l’informe du décès d’une ancienne camarade de classe, Magda, avec laquelle Louis avait eu une aventure courte mais intense au lycée. Chasi a correspondu avec elle durant les derniers mois de sa vie (il correspond avec des gens hospitalisés dans le service des soins palliatifs.) Dans ces lettres, Magda lui parlait de Louis, dont elle était restée amoureuse, mais elle savait que Louis était marié et n’a donc jamais voulu se déclarer.
Chasi aimerait rencontrer Louis pour lui remettre ces lettres, car il a promis à Magda de les lui remettre quand elle serait décédée.

- lettre de Louis à Chasi : étonnement, curiosité, rendez-vous.

Jeudi

Hypothèses :

Magda n’existe pas.

Magda existe mais Chasi ne la connaît pas.

Magda est réellement une ancienne camarade de classe de Louis. Chasi, qui recherche Louis, a trouvé une photo de classe sur Copains d’avant. À côté de louis, une certaine Magda. Chasi trouve ses coordonnées sur le site et la contacte.
Chasi recherche Louis, l’ancien criminel de guerre qui l’a torturé pendant la première guerre du Golfe, ou la deuxième (il faut vérifier les dates, qu’ils aient à peu près le même âge tous les deux.) Un réfugié politique irakien a forcément connu la guerre. Quoique… c’est peut-être un peu réducteur ?

La forme épistolaire me rappelle « Inconnu à cette adresse », de Kressmann Taylor. J’ai trouvé cette vengeance tellement belle, tellement efficace et cruelle, à la mesure de la trahison subie… L’idée de vengeance me stimule. Pourquoi ? Je ne veux pas creuser dans cette direction, ça tracerait une ornière dans mon document Word.

Ce qui est certain, c’est que Chasi veut se venger. Le lien entre Chasi et Louis me permet de placer le rapport de police (la vengeance appelle le crime), et de maintenir un certain suspense jusqu’à la fin : pourquoi l’Irakien a-t-il assassiné Louis ? On ne découvre la ou les raisons du meurtre qu’à la fin de l’histoire, dans une dernière lettre qui nous révèle le poteau rose, et voilà mon ellipse.

J’arrête pour ce soir, j’ai besoin d’un stimulant pour aider mes neurones à communiquer entre eux.

Vendredi

Hier soir, on a exhumé de la cave une bonne vieille bouteille de Côtes du Rhône. Quand j’ai renversé mon verre, deux baigneurs qui traînaient par terre se sont retrouvés arrosés de vin : deux poupées à la peau violacée gisant dans le Côtes du Rhône. On se serait cru dans un polar pour enfants.
Aujourd’hui, j’ai des trompettes pétantes qui pétaradent sur le ponton qu’est devenu mon front, qui suinte l’alcool par tous les pores.

Mais revenons à nos ovinés et laissons la guerre de côté : Chasi veut se venger de Louis, le médecin qu’ils ont appelé, lui et sa femme Magda, la nuit où leur fils de onze mois avait de la fièvre. Le docteur Dusoleil n’a pas voulu se déplacer : « C’est une poussée dentaire, donnez-lui un suppositoire et venez me voir demain, je l’examinerai. »
Le lendemain, le petit Farid était mort.
Trois mois plus tard, Magda mettait fin à ses jours.

Le rapport de police fera état du meurtre de Louis par Chasi.
Non, Chasi ne doit pas être démasqué : c’est un meurtre parfait. Chasi trompe, trempe, tue Louis qui titube et tombe, sans tambour mais avec trompette.
Louis sera retrouvé noyé dans le Rhône. Avant de mourir, Louis se souviendra des baigneuses dans le vieux Rhône, de l’après-midi où il avait rencontré Magda : elle, alanguie dans l’eau, prenant un bain avec ses amies... Louis avait été fasciné par ses yeux, ses cheveux, sa poitrine, peu importe : il avait été fasciné.
La police retrouvera le corps et classera l’affaire sans suite.

Louis ne peut pas parler des baigneuses dans le vieux Rhône au moment où il meurt. Si je choisis la forme épistolaire, ça ne marche pas. Il faut placer les baigneuses ailleurs.

COMMISSARIAT DE POLICE
Lyon, département du Rhône

Rapport de Police

Officier au rapport : Sergent XX
Numéro de Matricule : 3412

Bureau de Police de la rue Lafargue : 3 Octobre 2009

Le corps de monsieur Louis Dusoleil a été retrouvé noyé dans le Rhône le jeudi 1er octobre 2009 à 16 heures 37 précises. Monsieur XX a aperçu le corps qui flottait non loin de la rive gauche. Le cadavre avait un sac plastique sur la tête. Monsieur Dusoleil a pu être identifié grâce aux papiers retrouvés dans son portefeuille. Outre ce portefeuille, ont été retrouvés sur lui : un briquet, un ticket de métro, des pièces de monnaie et des feuillets illisibles qui ont été envoyés au labo pour expertise.
Le médecin légiste a conclu après autopsie à une noyade après asphyxie. Ainsi, il semblerait que la victime se soit noyée en aspirant l’air contenu dans le sac. Il n’a relevé aucune trace de coup ni aucun indice pouvant attester que la victime se serait débattue. Le décès remonte à trois jours au plus.

Si on connaît la fin de l’histoire dès le début du récit, il faut que les personnages trompent le lecteur. Chasi ment. Il ment à Louis. Il ment à Magda. Il ment à la police qui va quand même l’interroger en tant que témoin principal (le corps de Louis a été retrouvé alors que Chasi promenait son chien – non, il ne va pas promener son chien sur les lieux où il a jeté le corps, ça n’est pas crédible. En plus, c’est un savant de haut niveau, il est intelligent. Très intelligent ! Sa machination doit être subtile, de la même trempe que celle de Keyser Söze dans « Usual suspects.» Chasi a la colère clairvoyante.

Je n’y arriverai pas.

Samedi

Je reprends tout à zéro : Chasi Goura est un schizophrène interné dans un hôpital psychiatrique suite aux tortures qu’il a subies durant la guerre du Golfe – je ne précise plus laquelle. Il discute avec un monsieur qui se prend pour le roi soleil.

Mieux : Chasi Goura est la réincarnation de Louis XIV. Il a découvert comment les âmes transmigrent et a fait plusieurs régressions dans ses vies antérieures.

Encore mieux : Louis XIV travaille comme drag queen dans un club parisien. Non, s’il est drag queen, il représente un personnage féminin.
Louis XIV est un hermaphrodite à la sexualité compliquée : le jour, il est Chasi Goura. La nuit, il se transforme en Louis XIV. Docteur Jekyll et mister Hyde. Docteur Je Kill et mister hideux. Non, c’est pas bon comme paronomase.

Chasi est psychologiquement perturbé car il a subi des tortures durant la guerre. Ça c’est sûr.
J’allais oublier le cheveu sur la langue. Chasi a un shah dans la gorge. C’est presque la même chose, à un cheveu près.

Je dois établir un parallèle entre la vie de Louis XIV et celle de Chasi Goura : deux destins que rien ne rapproche. Il faut les rapprocher.
Louis XIV avait un amant caché. Chasi aussi. Ça ne suffit pas.

Je me perds en conjectures.
Impossible d’utiliser la forme épistolaire avec tous les éléments à caser.
Il faudrait trouver une autre idée pour mettre en scène Louis XIV. Ou alors partir dans quelque chose de loufoque.
Le vieux Rhône est de trop, difficile à caser sans que ça paraisse plaqué.
Pas facile d’imiter le son d’une trompette avec des mots.
Je crois que mes paronomases ne sont pas bonnes.
Mon autofiction n’en est pas vraiment une.
Ça va finir par me mettre dans une douce colère, cet exo, si j’arrive pas à le terminer.

Bon, heureusement, j’ai déjà écrit toute l’histoire de Chasi il y a trois jours… Mais celle-là, je la garde pour moi. Elle est tellement bonne que je suis certaine de trouver un éditeur intéressé. Je livre mon autofiction sur VE, et je me fais éditer avec mon roman historico-psycho-patho-épistolaire. Et ça, ça va faire du bruit dans le Landerneau littéraire !