Le rebut
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silene82
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Le rebut
Les remèdes courants contre l'ennui étaient vraiment trop faibles. Parmi tous ceux que sa mère lui avait proposés, il n'en était pas un pour susciter le plus petit intérêt dans l'esprit de Benjamin. Allongé sur son lit, il observait ses avant-bras en soufflant régulièrement sur une mèche de cheveux qui lui tombait devant les yeux: douze grains de beauté sur le droit, et quinze sur le gauche. Cela faisait déjà vingt-sept grains de beauté, rien que sur les bras. C'était un chiffre impressionnant. Puisqu'il n'avait rien d'autre à faire, Benjamin élargit son champ de vision au torse, et aux jambes. Pour mieux voir, il résolut de se dévêtir tout à fait. Puis, après quelques contorsions pour contempler son cou et ses épaules, il s'installa devant le grand miroir du salon, et entreprit ses calculs avec une précision rigoureuse. Aucun grain de beauté ne devait faillir à son analyse: et les plus difficiles à distinguer, ceux pour lesquels il fallait se mettre de dos devant le miroir et faire pivoter sa tête le plus loin possible n'échappaient pas à sa vigilance.
C'était un travail d'orfèvre: s'il était des enfants de l'âge de Benjamin qui totalisaient sur l'ensemble de leur corps une petite vingtaine de tâches brunies, il lui paraissait en avoir une infinité, certaines plus grosses que d'autres, mais toutes ayant à ses yeux une importance identique. Il lui fallut deux heures pour achever son recensement: et le résultat le plongea dans la perplexité la plus totale.
Cent-quarante-trois grains de beauté. Benjamin était au bord des larmes. Qu'est ce que c'était que ce nombre ? Cent-quarante-deux, cent-quarante-quatre, voilà des nombres qui l'auraient totalement satisfaits ! Des nombres pairs ! Sur cent-quarante-trois grains de beauté, cent-quarante-deux seraient en couple, et il en resterait un qui serait seul. Tout allait toujours par deux, c'était logique, et l'idée qu'un de ses grains de beauté était isolé chagrinait l'enfant plus qu'il n'aurait su le dire. Il entreprit à nouveau ses calculs, se convaincant qu'il avait dû se tromper une ou deux fois, qu'il avait négligé le haut de la nuque, là où les cheveux commençaient à pousser. Mais après avoir recompté quatre fois, cinq fois, six fois, il reconnut sa défaite. Cent-quarante-trois. Il y avait un rebut. Parce que lui même en était un, Benjamin ne souhaitait à personne, pas même à son grain de beauté de vivre pareille situation. Il jeta son dévolu sur le plus gros d'entre eux, en pensant que, parce qu'il était en relief, il parviendrait facilement à l'arracher, à le « déclipser » même, d'un coup d'ongle bien placé. Il n'y aurait plus alors que cent-quarante-deux grains de beauté, et l'harmonie serait rétablie, au moins extérieurement.
Le rebut était logé sous l'aisselle droite. Il semblait suffire d'une griffure pour le faire disparaître à tout jamais. Alors, bien évidemment, Benjamin griffa.
Les remèdes courants contre l'ennui étaient vraiment trop faibles. Le dernier arrivé à la morgue était un petit garçon d'une douzaine d'années. On lui avait demandé de patienter, et Momo commençait à trouver le temps long, surtout en compagnie d'un petit cadavre à l'aisselle ensanglantée: aux dires des médecins, c'était de là qu'était partie l'hémorragie. Il remarqua le nombre impressionnant de grains de beauté qui recouvraient le macchabée. Et bien qu'ayant conscience de l'aspect morbide de son acte, il résolut de les compter. Pour passer le temps.
Il y en avait cent-quarante-quatre. Cent-quarante-trois sur tout le corps, et un sur le dessus du crâne. Souvent, à la morgue, il était d'usage de raser parfaitement la tête des nouveaux arrivants.
C'était un travail d'orfèvre: s'il était des enfants de l'âge de Benjamin qui totalisaient sur l'ensemble de leur corps une petite vingtaine de tâches brunies, il lui paraissait en avoir une infinité, certaines plus grosses que d'autres, mais toutes ayant à ses yeux une importance identique. Il lui fallut deux heures pour achever son recensement: et le résultat le plongea dans la perplexité la plus totale.
Cent-quarante-trois grains de beauté. Benjamin était au bord des larmes. Qu'est ce que c'était que ce nombre ? Cent-quarante-deux, cent-quarante-quatre, voilà des nombres qui l'auraient totalement satisfaits ! Des nombres pairs ! Sur cent-quarante-trois grains de beauté, cent-quarante-deux seraient en couple, et il en resterait un qui serait seul. Tout allait toujours par deux, c'était logique, et l'idée qu'un de ses grains de beauté était isolé chagrinait l'enfant plus qu'il n'aurait su le dire. Il entreprit à nouveau ses calculs, se convaincant qu'il avait dû se tromper une ou deux fois, qu'il avait négligé le haut de la nuque, là où les cheveux commençaient à pousser. Mais après avoir recompté quatre fois, cinq fois, six fois, il reconnut sa défaite. Cent-quarante-trois. Il y avait un rebut. Parce que lui même en était un, Benjamin ne souhaitait à personne, pas même à son grain de beauté de vivre pareille situation. Il jeta son dévolu sur le plus gros d'entre eux, en pensant que, parce qu'il était en relief, il parviendrait facilement à l'arracher, à le « déclipser » même, d'un coup d'ongle bien placé. Il n'y aurait plus alors que cent-quarante-deux grains de beauté, et l'harmonie serait rétablie, au moins extérieurement.
Le rebut était logé sous l'aisselle droite. Il semblait suffire d'une griffure pour le faire disparaître à tout jamais. Alors, bien évidemment, Benjamin griffa.
Les remèdes courants contre l'ennui étaient vraiment trop faibles. Le dernier arrivé à la morgue était un petit garçon d'une douzaine d'années. On lui avait demandé de patienter, et Momo commençait à trouver le temps long, surtout en compagnie d'un petit cadavre à l'aisselle ensanglantée: aux dires des médecins, c'était de là qu'était partie l'hémorragie. Il remarqua le nombre impressionnant de grains de beauté qui recouvraient le macchabée. Et bien qu'ayant conscience de l'aspect morbide de son acte, il résolut de les compter. Pour passer le temps.
Il y en avait cent-quarante-quatre. Cent-quarante-trois sur tout le corps, et un sur le dessus du crâne. Souvent, à la morgue, il était d'usage de raser parfaitement la tête des nouveaux arrivants.
Re: Le rebut
Excellent récit, d'une grande originalité mais qui me pose un problème d'arthmétique - mais j'avoue ne pas être douée -.
En deux morts, s'il en avait 143 + 1 sur la tête, il n'en avait plus que 142 + 1 à la morgue puisqu'il s'était arraché celui situé sous l'aisselle... Non ?
En deux morts, s'il en avait 143 + 1 sur la tête, il n'en avait plus que 142 + 1 à la morgue puisqu'il s'était arraché celui situé sous l'aisselle... Non ?
Plotine- Nombre de messages : 1962
Age : 82
Date d'inscription : 01/08/2009
Re: Le rebut
J'ai écrit "en deux morts" mais je jure que je ne l'ai même pas fait exprès !
Plotine- Nombre de messages : 1962
Age : 82
Date d'inscription : 01/08/2009
Re: Le rebut
Non, il n'a pas vraiment réussi à l'arracher, il s'est griffé jusqu'au sang, jusqu'à se blesser vraiment, mais même si le grain de beauté semble facile à "déclipser", il ne l'est pas du tout. J'imagine qu'on voit une sorte de tâche recouverte de sang coagulé. Oui, c'est très visuel ;-)
Re: Le rebut
O.K. ! En effet, un grain de beauté ne doit être facile à extirper.
Tu as vraiment beaucoup d'imagination M-arjolaine et c'est toujours impeccablement écrit, comme d'habitude. J'aime beaucoup. Où étais-tu passée ?
Tu as vraiment beaucoup d'imagination M-arjolaine et c'est toujours impeccablement écrit, comme d'habitude. J'aime beaucoup. Où étais-tu passée ?
Plotine- Nombre de messages : 1962
Age : 82
Date d'inscription : 01/08/2009
Re: Le rebut
( je suis tout en haut, je profite ;-) )
Merci Plotine ! J'étais... en manque d'inspiration totale, et même de cette dernière histoire je ne suis pas très fière... J'essaie de me remettre à écrire mais en ce moment je suis complétement bloquée, je n'arrive à rien. Et puis comme à Noël j'ai reçu beaucoup de livres, et de films à l'univers particulier, je m'y remets tout doucement. Mais alors, vraiment très très doucement .
Merci Plotine ! J'étais... en manque d'inspiration totale, et même de cette dernière histoire je ne suis pas très fière... J'essaie de me remettre à écrire mais en ce moment je suis complétement bloquée, je n'arrive à rien. Et puis comme à Noël j'ai reçu beaucoup de livres, et de films à l'univers particulier, je m'y remets tout doucement. Mais alors, vraiment très très doucement .
Re: Le rebut
Benjamin s’ennuie… à mourir. Il a l’impression d’être un rebut. Ne compte pour personne, Benjamin, laissé pour compte, alors Benjamin compte sur lui. Et tout compte fait, après un examen pour tromper l’ennui, il n’a pas un grain, Benjamin, mais une multitude de grains. De beauté. Folie de son corps. Mais le compte n’est pas bon. Il est impair. Un grain est solitaire. Il y a une rupture d’harmonie, un grain tout seul, sans couple, sans frère, sans compagnie, sans ami, un grain qui s’ennuie. Benjamin n’a pas un grain, non, il est un grain sur le corps du monde, il est ce grain, isolé, délaissé, abandonné. Il lui faut extirper ce grain, de trop, ou insuffisant, ce corpuscule irrégulier. Benjamin s’est trompé. Il n’a compté que sur son corps, sur la beauté du corps, il a oublié de compter sur sa tête…
C’est un texte intéressant, M-arjolaine, ouvert à plusieurs lectures possibles, j’en ai proposé une.
C’est un texte intéressant, M-arjolaine, ouvert à plusieurs lectures possibles, j’en ai proposé une.
Louis- Nombre de messages : 458
Age : 69
Date d'inscription : 28/10/2009
Re: Le rebut
Texte efficace, parsemé d'irréductibles grains d'horreur, de cette beauté que l'on voudrait arracher, ces grains de b'otée.
Rebecca- Nombre de messages : 12502
Age : 65
Date d'inscription : 30/08/2009
Re: Le rebut
Surprenant, M-arjolaine.
Le genre de texte qu'on n'oublie pas, qui dérange par les multiples interprétations qu'on peut lui donner ainsi que le fait magistralement remarquer Louis dans son commentaire.
Ta présence nous manquait sur le forum et je suis ravie de t'y retrouver.
Le genre de texte qu'on n'oublie pas, qui dérange par les multiples interprétations qu'on peut lui donner ainsi que le fait magistralement remarquer Louis dans son commentaire.
Ta présence nous manquait sur le forum et je suis ravie de t'y retrouver.
Re: Le rebut
Argh, atroce...
mais très beau texte. Dérangeant oui, mais comme dit Arielle, clair qu'on ne va pas l'oublier...
Bien écrit, beaucoup de force, m'attendais pas du tout à cette fin
Je crois que ça devrait intéresser Krys :0)
Ai très beau commentaire de Louis aussi !
Sinon, me semble bien que j'en ai 58 sur le bras droit, des touts petits, des petits et des moyens ! Ai l'impression qu'en vieillissant il en vient toujours plus. Vais finir toute marron et très en beauté :0))
mais très beau texte. Dérangeant oui, mais comme dit Arielle, clair qu'on ne va pas l'oublier...
Bien écrit, beaucoup de force, m'attendais pas du tout à cette fin
Je crois que ça devrait intéresser Krys :0)
Ai très beau commentaire de Louis aussi !
Sinon, me semble bien que j'en ai 58 sur le bras droit, des touts petits, des petits et des moyens ! Ai l'impression qu'en vieillissant il en vient toujours plus. Vais finir toute marron et très en beauté :0))
Re: Le rebut
Il se vit et s'éprouve rebut,et aurait pu trouver dans la singularité de l'autre rebut, ou perçu comme tel, un compagnon d'affiliation, un frère d'infortune. Le considérer comme porte-bannière et héraut de la fratrie, rendant visible ce qui était latent.
La poysémie de ton texte enchante, M_arjolaine, ainsi que te retrouver, alerte et néanmoins concise, dans cet excellent petit apologue que tu nous donnes. As-tu ouï du recueil en cours et de celui à venir ? Affûte ta plume, de grâce, écris...
Que cette fin d'année te soit propice et inspirante, tant dans l'écriture que les autres arts.
La poysémie de ton texte enchante, M_arjolaine, ainsi que te retrouver, alerte et néanmoins concise, dans cet excellent petit apologue que tu nous donnes. As-tu ouï du recueil en cours et de celui à venir ? Affûte ta plume, de grâce, écris...
Que cette fin d'année te soit propice et inspirante, tant dans l'écriture que les autres arts.
silene82- Nombre de messages : 3553
Age : 67
Localisation : par là
Date d'inscription : 30/05/2009
Re: Le rebut
C'est vrai que c'est un texte qui marque, mais je me permettrais de dire que je le trouve un peu trop démonstratif, même dans sa polysémie (en fait pour être plus claire je trouve l'analogie un peu lourde; l'association rebut/pas en couple/ennui/pré-adolescente/mutilation me gêne à cause du manque de subtilité en terme de psychologie). Mais peut-être est-ce tout simplement que je n'aime les apologues que je trouve toujours trop caricaturaux...
Philomène- Nombre de messages : 114
Age : 43
Date d'inscription : 12/12/2009
Re: Le rebut
Si j'ai d'abord pensé comme philomène, je dois dire que ton texte m'a séduit, par son style et son originalité
me demande juste ce que fout momo, près d'un macchabée à la morgue, et aussi comment il peut compter les grains de beauté sur un corps victime d'une hémorragie, donc probablement couvert de sang
me demande juste ce que fout momo, près d'un macchabée à la morgue, et aussi comment il peut compter les grains de beauté sur un corps victime d'une hémorragie, donc probablement couvert de sang
grieg- Nombre de messages : 6156
Localisation : plus très loin
Date d'inscription : 12/12/2005
Chute.
Salut,
Beaucoup d'humour et le sens de la chute. J'ai bien aimé. Et en plus, c'est fait avec élégance, pour autant que je puisse en juger.
Merci...
Ubik.
Beaucoup d'humour et le sens de la chute. J'ai bien aimé. Et en plus, c'est fait avec élégance, pour autant que je puisse en juger.
Merci...
Ubik.
Re: Le rebut
Moi non plus je n'ai pas trop saisi le coup de ce Momo oisif à la morgue, dommage, je trouve que ça casse le rythme de l'histoire.
Et puis, c'est absolument vrai, mais en lisant les affres de cet enfant à la recherche du 144eme grain de beauté, je lui soufflais : "sous les cheveux, il faut regarder sous les cheveux". S'il m'avait entendue il aurait pu ne pas mourir... et le texte ne pas exister, ç'aurait été bien dommage quand même.
Et puis, c'est absolument vrai, mais en lisant les affres de cet enfant à la recherche du 144eme grain de beauté, je lui soufflais : "sous les cheveux, il faut regarder sous les cheveux". S'il m'avait entendue il aurait pu ne pas mourir... et le texte ne pas exister, ç'aurait été bien dommage quand même.
Invité- Invité
Re: Le rebut
J'aime beaucoup l'idée et aussi la manière que tu as de la décortiquer; j'aime ta plume comme souvent.
Tout comme j'aime la présence mystérieuse de Momo, de ce grain de beauté récalcitrant (vrai que ces super résistant ces petites bêtes...) et de cette obsession du couplage à tout prix sous risque d'ennui.
Tu as une belle imagination Marjolaine et le potentiel pour l'exploiter.
Tout comme j'aime la présence mystérieuse de Momo, de ce grain de beauté récalcitrant (vrai que ces super résistant ces petites bêtes...) et de cette obsession du couplage à tout prix sous risque d'ennui.
Tu as une belle imagination Marjolaine et le potentiel pour l'exploiter.
Sahkti- Nombre de messages : 31659
Age : 50
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005
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