SPORT : Pluie de poids

Il avait été sacré champion de son district en 1982, catégorie poussin, discipline : lancer de poids. Ou quelque chose comme ça. Il n’en a parlé qu’une fois et une petite goutte de nostalgie était venue se nicher au coin de son œil droit ; j’avais feint de croire que je ne l’avais pas vue, il avait feint de croire la même chose et la vie avait repris son cours.
Mais j’ai compris ce jour là que le championnat de 1982 avait été un grand moment pour lui, peut-être même le seul grand moment de sa vie. Des victoires, il n’en a jamais connues depuis. Et quand parfois, le soir, il restait muet des heures durant, je me disais qu’il repensait à cette journée, la remise du poussin d’or et la clameur d’une foule enthousiaste.
Je ne sais pas, en réalité, si la foule était enthousiaste ni même s’il y a eu un poussin d’or, il n’en a rien dit, c’est le genre de souvenirs auquel il ne faut pas toucher surtout, pour ne rien abîmer.
J’ai essayé, une fois. Je me suis dit que peut-être les larmes avaient encore besoin de perler au coin de son œil droit, alors je me suis penchée sur son oreille, j’y ai glissé un mot, juste un mot : « poussin ». Ça a suffit pour exhumer le souvenir amer de 1982 : le cendrier a volé. Douze mètres cinquante, à vue de nez.
Depuis j’ai plus touché à rien, jamais. Mort et enterré, le championnat. Relégué au cimetière de l’oubli. Fini. J’ai promis. Mais trop tard.
Evidemment, je savais bien que c’était pas qu’une histoire de Poussin d’or, c’était l’histoire de toute une vie, sa vie. Les marches du podium, il les a descendues une à une, d’échec en échec, jusqu’à ce que l’amertume lui grignote le cœur, le ronge de l’intérieur.
Je me suis souvent dit qu’il s’en aurait fallu de peu pour qu’il aille bien, il aurait suffit qu’il soit sacré champion encore une fois, de n’importe quoi, bobsleigh, poker, mikado ou que sais-je. Une victoire, juste une. Comme un baume sur les blessures, un peu de crème sur les bleus de la vie. Je l’ai inscrit à des dizaines de concours mais il s’en fichait pas mal, lui, des mikados, du poker et du bobsleigh. C’était pas comme les poids, pas comme les cendriers non plus, ni les vide-poches ou toutes les breloques qu’il balançait désormais presque chaque jour à la face du monde.
Douze mètres, treize, quinze, record battu. Chapeau bas et haut les cœurs ! Il la tenait sa revanche et tandis qu’il jubilait, je regardais les restes de nous voler en éclat dans chacune des pièces de notre appartement.
Aujourd’hui encore, dans ma mémoire, il pleut des poussins d’or, des alouettes de bronze et des piafs de papiers mâchés. Il pleut des cendriers, des mikados et parfois même, il pleut une larme, au coin de mon œil droit.

moins drôle, incisif qu'à ton habitude, plus triste, mélancolique... c'est un joli texte empli d'une certaine tristesse, la fin est réussie. juste peut être pas réussi à vraiment m'attacher à cet homme, un peu ridicule, ou non, un peu "désuet" ... enfin, je sais pas trop expliquer ... enfin, en tous cas, une lecture agréable

Moins grinçant que d'habitude, oui, et j'aime assez ça cette fois, parce que ça sonne plus naturel et spontané, du coup. Un homme partagé entre pathétisme et attachement, je le trouve très humain et j'aime bien comme tu racontes les choses, avec sobriété et rigueur, sans grands effets. Un texte qui parle tout seul, ça me plaît.

Beau texte touchant, c'est bien raconté, bien mené. Dans le registre mélo tu réussis bien Krystelle. Mais à tout prendre je préfère entendre vibrer la corde comique ! ;-)
Bon exo en tout cas.

Ca me plait aussi, j'aime beaucoup la peinture de ce personnage et de ce couple...

Il y a comme d'habitude les qualités que j'aime dans tes textes : un véritable style, de l'humour acide sur une situation mélo.

Il manque à mon goût un petit quelque chose, peut-être précisément ici :
"Les marches du podium, il les a descendues une à une, d’échec en échec"
C'est peut-être ce qui mériterait d'être un peu plus développé.

Un bravo aussi pour les deux dernières phrases particulièrement réussies !

Chris, comme d'habitude tu arrives à nouveau à donner une dimension très humaine aux petites choses de la vie à à nous faire éprouver des émotions à partir de celles-ci.
A moins qu'en fait, il ne s'agisse point de petites choses mais d'importantes que tu réduis volontairement dans une démarche pudique ce qui contribue encore plus plus à susciter l'émotion. En tout cas c'est un texte qui démontre à nouveau une belle et grande intelligence émotionnelle.
Sais pas si je suis claire à nouveau ? Mais c'est comme ça que je ressens ce texte.