Poubelle la vie
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Rebecca
Procuste
ubikmagic
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Poubelle la vie
... Souvent, je repensais à Ernst. Que devenait-il ? Avait-il accouché de nouveaux tableaux ? Je ne sais pourquoi, quand j’évoquais le peintre, cela me rappelait la douce époque où je l’avais connu, quand mon histoire avec Inge en était à ses débuts. Nostalgique, j’évoluais alors dans des rêveries où je tentais de recréer cette ambiance particulière. Quelque chose avait changé. Inge me méprisait. Le parti végétait. Certes nous étions, Franz et moi, l’avenir, le renouveau ; cependant, malgré notre fougue, nous ne pouvions éviter les coups durs ni chasser la peine ou la mélancolie. Franz parlait peu de l’ambiance chez lui. Je voyais souvent sa mère, mais jamais elle n’évoquait Ernst devant moi. Avait-il fini par partir ?
Un soir de novembre 1928, j’étais invité à la première de Parsifal. C’était pour moi un événement important. Mon engouement pour la musique de Wagner n’avait pas faibli. Franz m’avait demandé de passer les rejoindre chez lui. Je me pressai dans la rue, paré de mon uniforme. Il faisait un peu frais, je regrettais de n’avoir pas pris de veste. Mais d’un autre côté, j’étais si fier de me montrer ainsi, avec ma chemise, ma cravate, mon sifflet.
J’attendais Franz et sa mère en bas, dans la petite cour, mais ce soir-là, ils étaient en retard. Frigorifié, je finis par monter les escaliers.
Emma cherchait une paire de bas, elle ne savait pas où ils avaient pu passer. Pendant que Franz l’aidait, je saisis l’occasion pour m’approcher des peintures.
Ernst travaillait, concentré. Il ne m’accorda qu’une vague attention. Il fignolait des détails à l’aide d’un minuscule pinceau, sur une grande toile.
Comment la décrire ? Elle était si violente et tourmentée que je la reçus comme un coup de poing. J’étais là, pétrifié, n’osant plus bouger ni émettre un son.
Devant moi s’étirait un immense damier dont les confins se perdaient dans une brume violacée. Les pions, des soldats, étaient éparpillés, renversés. Ils gisaient dans le sang, leurs armes brisées. Même les chevaux n’avaient pas réchappé au carnage. A droite de la composition, un homme, à genoux, plaquait les mains sur son ventre, dans l’espoir de retenir ses intestins, qui se répandaient à travers une balafre hideuse. Le sol était dévasté. Ernst s’était acharné à en lézarder toute la surface, la hérisser de gravats, d’esquilles, de débris aux arêtes tranchantes. Le noir et le blanc étaient recouverts, maculés d’incarnat poisseux, immonde, répugnant. Des fumées sombres tourbillonnaient au loin.
Au milieu de ce vaste champ d’agonie se dressait une haute tour, menaçante. On distinguait clairement, à la base, l’agencement des pierres qui la composaient. Mais à mesure que le regard s’élevait, cette forme cylindrique se fondait en une silhouette humaine. Une femme, rayonnante, resplendissante de beauté.
Irréel sourire. Yeux comme illuminés. Visage aux proportions admirables, courbes douces. Aussi magnifique qu’une déesse Grecque.
Mais son front, fait de métal, consistait en une sorte de tourelle au sommet crénelé, criblée de rivets. Et au milieu, un canon crachait le feu. La mitraille semblait cingler l’air et foncer vers le spectateur. L’artiste avait mis en scène un saisissant contraste entre l’expression de ce visage angélique, et la mort qui se répandait partout, en nuées sanglantes. Un frisson me parcourut le corps. Dans mes joues, une vilaine salive amère s’accumulait. Je me disais : cet instant ne se reproduira pas. J’avais l’impression qu’il fallait en capter les moindres miettes, le graver dans ma mémoire. Quelque chose se passait. J’ignorais quoi, mais j’en étais témoin. Cette œuvre va être vendue, elle partira je ne sais où et je ne la reverrai jamais.
Ernst, sans se retourner, marmonna simplement :
- Tu as compris, petit ? Cette grande putain, là, c’est la guerre.
Emma avait enfin trouvé ses bas. Elle et Franz firent irruption, m’entraînant vers la porte, m’intimant de me dépêcher. On allait rater le début !
Dans l’escalier, engourdi, je voyais mes jambes bouger, passer d’une marche à la suivante, comme si elles ne m’appartenaient plus. Je ne sais pas si c’était à cause de l’éclairage chiche, mais aux murs lépreux se superposait cet échiquier barbare, cette figure à l’expression triomphante et cruelle. Quelque chose me disait que je l’avais déjà vue. Je cherchais, tout en dévalant les degrés dans la puanteur des poubelles, qui maintenant se rapprochaient. Et puis en bas, alors que l’odeur me fouettait les narines, mêlée à la fraîcheur du soir, ça me revint : la voiture rouge dévorant la route. Cet implacable éclat, sardonique et séducteur, c’était celui de la conductrice cannibale, aux cheveux couleur de blés.
Dans les rues, je ne pouvais réprimer mes tremblements. Les deux images se mêlaient, obsédantes. Ernst montrait manifestement les instances féminines comme investies de pouvoirs dévastateurs. Les Freud et autres intrigants Juifs en auraient fait leurs choux gras.
N’empêche, le climat morbide et malsain de ces œuvres m’enserrait comme un nœud invisible.
Nous arrivâmes au théâtre hors d’haleine. Le bâtiment était chauffé. Je me sentis étouffer tout à coup. Nous nous dépêchâmes de rejoindre nos places, tout au fond. Je me posai sur un strapontin et tâchai d’écouter, de porter mon attention sur le spectacle.
Il fallut tout le génie de Wagner pour réussir, progressivement, à chasser la puissance noire et glacée des peintures d’Ernst Kohl.
( ... )
Re: Poubelle la vie
Passionnant ! La description du tableau, les réactions du narrateur et la force, la précision de ton écriture.
Invité- Invité
Re: Poubelle la vie
Ah oui, j'adore tout particulièrement vos descriptions des tableaux d'Ernst. Toujours superbe écriture. En revanche, je trouve le titre très mauvais, mais cela n'a aucune importance puisqu'il s'agit d'un extrait de votre roman.
Deux remarques :
« Aussi magnifique qu’une déesse grecque »
- Tu as compris, petit : typographie, le trait d’union « - » ne suffit pas à introduire une réplique de dialogue, il faut prévoir le tiret demi cadratin « – » ou le format au-dessus, « — »
Deux remarques :
« Aussi magnifique qu’une déesse grecque »
- Tu as compris, petit : typographie, le trait d’union « - » ne suffit pas à introduire une réplique de dialogue, il faut prévoir le tiret demi cadratin « – » ou le format au-dessus, « — »
Procuste- Nombre de messages : 482
Age : 62
Localisation : œ Œ ç Ç à À é É è È æ Æ ù Ù â  ê Ê î Î ô Ô û Û ä Ä ë Ë ï Ï ö Ö ü Ü – —
Date d'inscription : 16/10/2010
Re: Poubelle la vie
Je suis contente parce que j'ai pensé très vite au tableau de la femme à la voiture dans un des premiers textes que tu avais posté ici. Même espèce de sauvagerie dans la description.
Le titre me déplaît également, en-deçà qu'il est de la qualité du texte ; sans compter son côté anachronique, avec une référence tès actuelle il me semble.
Le titre me déplaît également, en-deçà qu'il est de la qualité du texte ; sans compter son côté anachronique, avec une référence tès actuelle il me semble.
Invité- Invité
De l'importance du titre...
Merci à tous,
Oui, le titre m'a fait marrer sur le coup, mais après j'ai eu des doutes et ils se confirment par vos réactions. Et vu qu'une fois posté, on ne peut modifier...
J'ai pensé ensuite à plusieurs titres mais quand on en a posé un, il s'impose, aveugle, empêche d'avoir les idées claires. C'est un peu comme dans les librairies : plus on hésite, moins on se décide et finalement on repart sans rien acheter.
En vrac, j'avais pensé à :
- Chaos.
- Echec et mort.
- L'échiquier maudit.
- Krieg Kunst ( 2 )
- Chaud et froid.
- La déesse du chaos.
- Freudaines.
- Hécate, ou encore Perséphone.
- Noir, blanc et rouge.
- Le damier écarlate.
- Fragments d'inhumanité.
- Lézardes.
... Plus on y réfléchit, plus on en trouve, le tout étant assez inégal mais le dilemme du choix se pose. Souvent un titre s'impose naturellement. Quand ça n'est pas le cas, alors on hésite, on tergiverse...
En l'occurrence, "Poubelle la vie" fait référence à une anecdote personnelle, mais c'est vrai que ça ne cadre guère avec l'époque où se situe mon récit. Et du coup, ça parait trivial. C'est indéniable.
Ceci permet de réfléchir à l'importance d'un titre, puisque à lui seul il peut dévaluer tout le reste.
Je gamberge actuellement sur le titre du roman. J'en avais trouvé un de longue date, qui me paraissait s'imposer, quoiqu'un peu racoleur malgré tout. Un autre émerge peu à peu, mais il est en Allemand et j'ai peur que là, on tombe dans l'excès contraire : en cas de parution ( pourquoi pas, puisqu'on m'a déjà publié d'autres pavés ), le lecteur non initié risque de passer devant en pensant que c'est trop pointu pour lui.
Ah, que c'est compliqué tout ça !
Mais qu'est-ce qui est simple, dans notre vie, hein ?
Merci à tous. J'espère avoir des commentaires sur le pourquoi et le comment, j'adore ça parce qu'on me révèle parfois des aspects de ce que j'ai dit qui me paraissent évidents une fois énoncés, mais je n'en était que partiellement conscient, et c'est toujours passionnant de partager avec vous.
A suivre... et désolé pour le titre. Je tâcherai de faire mieux la prochaine fois.
Ubik.
Oui, le titre m'a fait marrer sur le coup, mais après j'ai eu des doutes et ils se confirment par vos réactions. Et vu qu'une fois posté, on ne peut modifier...
J'ai pensé ensuite à plusieurs titres mais quand on en a posé un, il s'impose, aveugle, empêche d'avoir les idées claires. C'est un peu comme dans les librairies : plus on hésite, moins on se décide et finalement on repart sans rien acheter.
En vrac, j'avais pensé à :
- Chaos.
- Echec et mort.
- L'échiquier maudit.
- Krieg Kunst ( 2 )
- Chaud et froid.
- La déesse du chaos.
- Freudaines.
- Hécate, ou encore Perséphone.
- Noir, blanc et rouge.
- Le damier écarlate.
- Fragments d'inhumanité.
- Lézardes.
... Plus on y réfléchit, plus on en trouve, le tout étant assez inégal mais le dilemme du choix se pose. Souvent un titre s'impose naturellement. Quand ça n'est pas le cas, alors on hésite, on tergiverse...
En l'occurrence, "Poubelle la vie" fait référence à une anecdote personnelle, mais c'est vrai que ça ne cadre guère avec l'époque où se situe mon récit. Et du coup, ça parait trivial. C'est indéniable.
Ceci permet de réfléchir à l'importance d'un titre, puisque à lui seul il peut dévaluer tout le reste.
Je gamberge actuellement sur le titre du roman. J'en avais trouvé un de longue date, qui me paraissait s'imposer, quoiqu'un peu racoleur malgré tout. Un autre émerge peu à peu, mais il est en Allemand et j'ai peur que là, on tombe dans l'excès contraire : en cas de parution ( pourquoi pas, puisqu'on m'a déjà publié d'autres pavés ), le lecteur non initié risque de passer devant en pensant que c'est trop pointu pour lui.
Ah, que c'est compliqué tout ça !
Mais qu'est-ce qui est simple, dans notre vie, hein ?
Merci à tous. J'espère avoir des commentaires sur le pourquoi et le comment, j'adore ça parce qu'on me révèle parfois des aspects de ce que j'ai dit qui me paraissent évidents une fois énoncés, mais je n'en était que partiellement conscient, et c'est toujours passionnant de partager avec vous.
A suivre... et désolé pour le titre. Je tâcherai de faire mieux la prochaine fois.
Ubik.
Re: Poubelle la vie
Une écriture qui happe le lecteur, l'enveloppe et le saisit. Superbe description du tableau.
On voit ce que tu mets de toi dans l'oeuvre d'Ernst . Ton goût pour les créatures hybrides faites de chair et de métal, ou autres, dans lesquelles se fondent la beauté et l'horreur, l'art et la guerre, la chair à canon et le canon, ce détournement , tout cela se retrouve un peu dans tes sculptures.
On voit ce que tu mets de toi dans l'oeuvre d'Ernst . Ton goût pour les créatures hybrides faites de chair et de métal, ou autres, dans lesquelles se fondent la beauté et l'horreur, l'art et la guerre, la chair à canon et le canon, ce détournement , tout cela se retrouve un peu dans tes sculptures.
Rebecca- Nombre de messages : 12502
Age : 65
Date d'inscription : 30/08/2009
Re: Poubelle la vie
Ah oui le titre...rédhibitoire !
Rebecca- Nombre de messages : 12502
Age : 65
Date d'inscription : 30/08/2009
Re: Poubelle la vie
Quelle sublime description, tellement visuelle. Elle coule naturellement, pourtant chaque mot est pesé, ciselé ; remarquable.
La réaction de Wolfgang m’a fait pensé au syndrome de Stendhal (je crois que c’est comme ça qu’on l’appelle) cette émotion qui submerge à la vue d’une œuvre d’art, un bouleversement intime, parfaitement narré ici.
La réaction de Wolfgang m’a fait pensé au syndrome de Stendhal (je crois que c’est comme ça qu’on l’appelle) cette émotion qui submerge à la vue d’une œuvre d’art, un bouleversement intime, parfaitement narré ici.
elea- Nombre de messages : 4894
Age : 51
Localisation : Au bout de mes doigts
Date d'inscription : 09/04/2010
Re: Poubelle la vie
Comme toujours, je suis fan !
A lire la description du tableau c'est presque comme si je l'avais devant les yeux.
Cela m'a fait penser à un artiste dont les œuvres ont fait dire à certains qu'elles étaient superbement horribles.
L'horreur dans tout ce qu'elle a de fascinant.
Pour les titres j'aurais une préférence pour Krieg Kunst ou bien Lézardes.
A lire la description du tableau c'est presque comme si je l'avais devant les yeux.
Cela m'a fait penser à un artiste dont les œuvres ont fait dire à certains qu'elles étaient superbement horribles.
L'horreur dans tout ce qu'elle a de fascinant.
Pour les titres j'aurais une préférence pour Krieg Kunst ou bien Lézardes.
mir0ir0bscur- Nombre de messages : 91
Age : 59
Date d'inscription : 05/11/2010
Re: Poubelle la vie
Je te lis comme toujours avec délectation. Ton écriture est parfaitement fluide et ta maîtrise de cette histoire indiscutable. Il est tellement difficile de décrire une émotion violente... et cette peinture là ! Bravo Ubik !
J'aime bien Damier écarlate comme titre... provisoire ?
J'aime bien Damier écarlate comme titre... provisoire ?
De la folie dans l'oeuvre et quand les proportions s'inversent.
... Merci à tous pour ces compliments qui me mettent du baume au coeur, surtout en ce moment, que je vire vieil ours au fond de ma cambrousse, cerné par les problèmes de santé, d'argent, et tutti quanti. Finalement, je crois que j'aurais choisi comme titre "L'échiquier écarlate". En plus, je trouve que ça sonne très Brussolo, non ?
Donc, je pense que cette scène a dû m'influencer. A ma décharge, je signale que j'ai écrit les scènes entre Wolfgang et Ernst bien longtemps après avoir vu ce film, que j'avais oublié. J'y ai repensé récemment et comme on trouve tout sur la toile, le meilleur comme le pire, je me le suis offert et là, la convergence des deux scènes du Jeu de Paume et de celles écrites à propos d'Ernst Kohl m'a frappé...
Je crois que l'art véhicule quelque chose d'inexplicable. Et il y a des cas, à mon avis incontestables, ou ce n'est plus l'art qui véhicule cette chose, entre autres, mais cette chose qui a phagocyté toute l'œuvre. Les proportions s'inversent. J'entends par là qu'il y a toujours, certes, les intentions de l'artiste, le ou les "messages", le contenu explicite et le contenu latent, la rigueur de la construction et tout ce qui, de près ou de loin, peut se plier à une analyse.... PLUS, ce grain de folie, présent à des degrés divers, dans certaines œuvres. Et puis il y a les cas à part, où la folie est si présente que c'est elle qui a créé l'œuvre, elle n'est pas un élément parmi d'autres, elle est le centre de tout, elle a pris les commandes. Un peu comme si on montrait un baba au rhum, le rhum n'est pas là par pure incidence, il imbibe le tout, jusque dans les moindres recoins. La folie a pris les commandes, comme si le créateur avait été hanté, habité par des forces qui le dépassent, comme s'il n'avait plus été qu'un vecteur, un organe effecteur qui concrétise quelque chose qui le dépasse et nous dépasse tous.
C'est ainsi que je reçois, personnellement, la musique de Christian Vander ( Magma ), qui pour moi est folie faite musique. Ce n'est pas une musique parmi d'autres, mieux que les autres, plus conforme à mes goûts, plus ceci ou cela. C'est du concentré de folie pure, cristallisé dans un support qui en l'occurrence se trouve être de la musique. Mais c'est bien plus que de la musique. Si Vander avait été peintre, il aurait été irrémédiablement aussi fou, idem s'il avait écrit, à la limite ça n'a aucune importance. Il est à la masse complet, il est habité, et ça passe tellement dans ce qu'il fait qu'il y a ceux qui comme moi adorent, et ceux qui sont incapables de supporter plus de cinq minutes.
J'essaie, à mon modeste niveau, de perpétuer ce qu'il appelle "Le cri", au sens primal, régressif, profond, animal. Lui le fait dans la musique. J'ai voulu, moi aussi, suivre sa voie, mais j'ai des aptitudes énormes pour composer, et des handicaps tout aussi énormes pour jouer en temps réel. C'est pourquoi je crois que mon domaine à moi est plutôt de l'ordre de la littérature, ou des images ( on peut voir mes créations sur http://vulcania-submarine.deviantart.com/gallery/ ), pour ceux que ce genre d'éclaircissement ( ou d'obscurcissement, c'est selon, peut tenter ). Je veux absolument court-circuiter le mental, m'adresser d'inconscient à inconscient, dans ce qui se passe universellement entre un individu lambda, que je ne connais pas et ne connaitrai sans doute jamais, et moi. Nous sommes foutus pareils, nous sommes des bipèdes savants, mortels et conscients de leur fin prochaine, nous avons nos zones d'ombre, nos peurs, nos désirs inavoués, nos fantasmes, et je veux créer un lien particulier avec mon lecteur, qui le fascine, le happe, et je veux m'effacer, car moi je ne suis pas important, pas le moins du monde. Je ne veux pas qu'on sente l'auteur derrière mon texte, je veux que le texte interpelle tant qu'on en oublie l'auteur. Je ne connais que très peu Vander sur le plan personnel, en plus il est très mystérieux et à la limite, ça n'a aucune importance. Le fait est que sa musique me bouleverse, me met dans un état indescriptible, et que, comme celle de Robert Fripp ( King Crimson ), elle est en totale adéquation avec ce que je cherche à transmettre, ce fameux "cri". A partir de là, je suis en communication étroite avec Vander ou Fripp sans les connaitre personnellement ou si peu, et ça n'a aucune importance. Leur oeuvre me bouleverse, elle se situe sur le même champ vibratoire que les émotions que je veux faire passer. Et tant mieux si en route on les oublie dans leur oeuvre, ou on m'oublie dans la mienne. Le père Ubik n'a aucune importance. Il a mis ce qu'il a de meilleur en lui, de plus intense, dans ce qu'il fait. A quoi sert de savoir qu'il a des hémorroïdes au printemps ou des problèmes avec sa banque ? Quand je serai mort, j'ose espérer que ce qui restera de moi, ce sera ces bijoux que j'aurais taillés, à grands coups d'insomnie, à m'en user les yeux et faire péter la cervelle. La quintessence de moi, ce que je peux donner de mieux au monde. Le père Adolf, dans son délire, disait : "ce que nous disons maintenant sera oublié. Ce que nous faisons changera le monde", ou une formule avoisinante. Moi je suis tenté de modifier : ce que je vis, ce que je dis, on s'en fout. Ce que je laisserai derrière moi est plus important que tout le reste. Quand mes soucis, par ma fin ultime, seront enfin résolus, de façon radicale, restera quoi ? Quelques souvenirs auprès de mes proches, et pour tous les autres, ce que j'aurai pondu, en essayant de mettre la barre le plus haut possible.
Et je serai fier de pouvoir me dire que, comme chez Vander ou Fripp, ce qui ressort du père Ubik, c'est la folie, la démesure, le côté baroque et flamboyant qui ne sont pas là incidemment, mais sont le centre, le noyau essentiel autour duquel tout s'articule.
Et j'aimerais vraiment que, comme pour ce pauvre général Tanz, il y ait, entre moi et mon lecteur, un raccourci qui foudroie, qui transcende et dépasse les éventuelles analyses ( qui pourtant sont intéressantes, je ne dénigre pas ), pour frapper directement l'inconscient, comme un mawashi-geri en plein foie. Qu'on en sorte estomaqué. Qu'on aime, qu'on déteste, mais qu'il y ait un avant Ubik et un après Ubik ( je sais, c'est ambitieux, démentiel même ), de même que pour moi, il y a un avant et un après Magma. Perpétuer ce que Vander appelle "le cri", à ma modeste façon. Mieux que rien, puisque au départ, c'est par la musique que je voulais le faire passer. Je ne dénigre pas la littérature, j'ai pour elle un profond respect, mais j'ai tout de même loupé le coche puisque moi, je voulais que ça se passe sur scène, avec des musiciens, comme quand j'ai vu Magma en concert la première fois et que je suis rentré chez moi sonné, en transes, ayant eu tout à coup accès à cet "Another World" dont parlait le regretté John Coltrane. Mais si mon arme n'est pas la musique, alors je me sers de l'infographie et de l'écriture, j'ai déjà la chance de pouvoir malgré tout produire quelque chose. Et mon seul but est celui-ci : perpétuer le "cri" de Christian Vander.
Pardon pour cet exposé un peu long, mais pour moi, ce fameux "syndrôme de Stendhal", c'est tout ce que je cherche à créer, depuis des années. Je dirais même qu'il n'y a rien de plus beau que de parvenir, ne serait-ce qu'un tant soit peu, à créer une étincelle qui, de près ou de loin, s'en rapproche même fugitivement.
Ceux qui écrivent et poursuivent le même but me comprendront, sans doute.
Fin de la digression. J'espère n'avoir gonflé personne.
Merci à tous. A suivre. J'avoue que j'attends avec impatience l'analyse de certains, qui ont le don de me surprendre et de rendre tout clair, lumineux, si intelligible... Mais on verra bien.
En attendant, ceux qui m'ont lu y auront trouvé, j'espère, un regain de motivation pour tenter de donner le meilleur d'eux-mêmes. Cette intervention n'avait pas d'autre but.
Bises à tous,
Ubik.
Dans un film que j'aime beaucoup, "La nuit des généraux", d'Anatole Litvak, on assiste à quelque chose de cet ordre. Cela se passe pendant l'occupation, Peter O'Toole, qui joue le rôle d'un général de la Wehrmacht, visite le musée du Jeu de Paume, à Paris. Dans ce lieu, les Allemands avaient entassé pendant la guerre toutes sortes d'œuvres d'art, pour les ramener chez eux. On sait que Goering entre autres, était très friand de tous ces beaux objets et était passé maître dans l'art du pillage systématique. Hitler, Himmler et d'autres ne s'en privaient pas. Des unités SS spécialisées avaient été formées pour repérer, inventorier, rapatrier tout ce qui avait de la valeur et notamment, pour spolier les biens Juifs. Donc, Peter O'Toole, le général Tanz, visite ce musée. Dans ce vaste édifice, une pièce spéciale est dévolue à l'Art Dégénéré "Entartete Kunst" dans leur terminologie ( d'où le titre d'un de mes extraits, "Art dégénéré", où Wolfgang tombe pour la première fois sur une des toiles délirantes de Kohl ), Mais revenons à nos moutons, ou plutôt, nous loups verts, comme dirait Claude Seignolle. Tanz veut y aller, il veut voir l'art décadent, et se retrouve face à Chagall, Braque, Picasso et autres. Et voilà qu'il tombe sur l'autoportrait de Vincent Van Gogh. Et ce, par deux fois dans le film. Et à deux reprises, notre général tiré à quatre épingles, intraitable sur l'ordre, la propreté, la ponctualité, nanti de mille et une manies sur la température de l'eau du bain, la consistance des oeufs au petit déjeuner, la façon dont est briquée la voiture et que sais-je encore, est littéralement sonné par Vincent, au point d'en faire un malaise, se mettre à trembler, devenir livide, vaciller, comme si sa propre folie intérieure se trouvait contaminée, via la peinture, par celle de Vincent. C'est en cela que l'art interpelle jusqu'aux tréfonds et peut ramener à la surface les pires de nos démons.elea a écrit:La réaction de Wolfgang m’a fait pensé au syndrome de Stendhal (je crois que c’est comme ça qu’on l’appelle) cette émotion qui submerge à la vue d’une œuvre d’art, un bouleversement intime, parfaitement narré ici.
Donc, je pense que cette scène a dû m'influencer. A ma décharge, je signale que j'ai écrit les scènes entre Wolfgang et Ernst bien longtemps après avoir vu ce film, que j'avais oublié. J'y ai repensé récemment et comme on trouve tout sur la toile, le meilleur comme le pire, je me le suis offert et là, la convergence des deux scènes du Jeu de Paume et de celles écrites à propos d'Ernst Kohl m'a frappé...
Je crois que l'art véhicule quelque chose d'inexplicable. Et il y a des cas, à mon avis incontestables, ou ce n'est plus l'art qui véhicule cette chose, entre autres, mais cette chose qui a phagocyté toute l'œuvre. Les proportions s'inversent. J'entends par là qu'il y a toujours, certes, les intentions de l'artiste, le ou les "messages", le contenu explicite et le contenu latent, la rigueur de la construction et tout ce qui, de près ou de loin, peut se plier à une analyse.... PLUS, ce grain de folie, présent à des degrés divers, dans certaines œuvres. Et puis il y a les cas à part, où la folie est si présente que c'est elle qui a créé l'œuvre, elle n'est pas un élément parmi d'autres, elle est le centre de tout, elle a pris les commandes. Un peu comme si on montrait un baba au rhum, le rhum n'est pas là par pure incidence, il imbibe le tout, jusque dans les moindres recoins. La folie a pris les commandes, comme si le créateur avait été hanté, habité par des forces qui le dépassent, comme s'il n'avait plus été qu'un vecteur, un organe effecteur qui concrétise quelque chose qui le dépasse et nous dépasse tous.
C'est ainsi que je reçois, personnellement, la musique de Christian Vander ( Magma ), qui pour moi est folie faite musique. Ce n'est pas une musique parmi d'autres, mieux que les autres, plus conforme à mes goûts, plus ceci ou cela. C'est du concentré de folie pure, cristallisé dans un support qui en l'occurrence se trouve être de la musique. Mais c'est bien plus que de la musique. Si Vander avait été peintre, il aurait été irrémédiablement aussi fou, idem s'il avait écrit, à la limite ça n'a aucune importance. Il est à la masse complet, il est habité, et ça passe tellement dans ce qu'il fait qu'il y a ceux qui comme moi adorent, et ceux qui sont incapables de supporter plus de cinq minutes.
J'essaie, à mon modeste niveau, de perpétuer ce qu'il appelle "Le cri", au sens primal, régressif, profond, animal. Lui le fait dans la musique. J'ai voulu, moi aussi, suivre sa voie, mais j'ai des aptitudes énormes pour composer, et des handicaps tout aussi énormes pour jouer en temps réel. C'est pourquoi je crois que mon domaine à moi est plutôt de l'ordre de la littérature, ou des images ( on peut voir mes créations sur http://vulcania-submarine.deviantart.com/gallery/ ), pour ceux que ce genre d'éclaircissement ( ou d'obscurcissement, c'est selon, peut tenter ). Je veux absolument court-circuiter le mental, m'adresser d'inconscient à inconscient, dans ce qui se passe universellement entre un individu lambda, que je ne connais pas et ne connaitrai sans doute jamais, et moi. Nous sommes foutus pareils, nous sommes des bipèdes savants, mortels et conscients de leur fin prochaine, nous avons nos zones d'ombre, nos peurs, nos désirs inavoués, nos fantasmes, et je veux créer un lien particulier avec mon lecteur, qui le fascine, le happe, et je veux m'effacer, car moi je ne suis pas important, pas le moins du monde. Je ne veux pas qu'on sente l'auteur derrière mon texte, je veux que le texte interpelle tant qu'on en oublie l'auteur. Je ne connais que très peu Vander sur le plan personnel, en plus il est très mystérieux et à la limite, ça n'a aucune importance. Le fait est que sa musique me bouleverse, me met dans un état indescriptible, et que, comme celle de Robert Fripp ( King Crimson ), elle est en totale adéquation avec ce que je cherche à transmettre, ce fameux "cri". A partir de là, je suis en communication étroite avec Vander ou Fripp sans les connaitre personnellement ou si peu, et ça n'a aucune importance. Leur oeuvre me bouleverse, elle se situe sur le même champ vibratoire que les émotions que je veux faire passer. Et tant mieux si en route on les oublie dans leur oeuvre, ou on m'oublie dans la mienne. Le père Ubik n'a aucune importance. Il a mis ce qu'il a de meilleur en lui, de plus intense, dans ce qu'il fait. A quoi sert de savoir qu'il a des hémorroïdes au printemps ou des problèmes avec sa banque ? Quand je serai mort, j'ose espérer que ce qui restera de moi, ce sera ces bijoux que j'aurais taillés, à grands coups d'insomnie, à m'en user les yeux et faire péter la cervelle. La quintessence de moi, ce que je peux donner de mieux au monde. Le père Adolf, dans son délire, disait : "ce que nous disons maintenant sera oublié. Ce que nous faisons changera le monde", ou une formule avoisinante. Moi je suis tenté de modifier : ce que je vis, ce que je dis, on s'en fout. Ce que je laisserai derrière moi est plus important que tout le reste. Quand mes soucis, par ma fin ultime, seront enfin résolus, de façon radicale, restera quoi ? Quelques souvenirs auprès de mes proches, et pour tous les autres, ce que j'aurai pondu, en essayant de mettre la barre le plus haut possible.
Et je serai fier de pouvoir me dire que, comme chez Vander ou Fripp, ce qui ressort du père Ubik, c'est la folie, la démesure, le côté baroque et flamboyant qui ne sont pas là incidemment, mais sont le centre, le noyau essentiel autour duquel tout s'articule.
Et j'aimerais vraiment que, comme pour ce pauvre général Tanz, il y ait, entre moi et mon lecteur, un raccourci qui foudroie, qui transcende et dépasse les éventuelles analyses ( qui pourtant sont intéressantes, je ne dénigre pas ), pour frapper directement l'inconscient, comme un mawashi-geri en plein foie. Qu'on en sorte estomaqué. Qu'on aime, qu'on déteste, mais qu'il y ait un avant Ubik et un après Ubik ( je sais, c'est ambitieux, démentiel même ), de même que pour moi, il y a un avant et un après Magma. Perpétuer ce que Vander appelle "le cri", à ma modeste façon. Mieux que rien, puisque au départ, c'est par la musique que je voulais le faire passer. Je ne dénigre pas la littérature, j'ai pour elle un profond respect, mais j'ai tout de même loupé le coche puisque moi, je voulais que ça se passe sur scène, avec des musiciens, comme quand j'ai vu Magma en concert la première fois et que je suis rentré chez moi sonné, en transes, ayant eu tout à coup accès à cet "Another World" dont parlait le regretté John Coltrane. Mais si mon arme n'est pas la musique, alors je me sers de l'infographie et de l'écriture, j'ai déjà la chance de pouvoir malgré tout produire quelque chose. Et mon seul but est celui-ci : perpétuer le "cri" de Christian Vander.
Pardon pour cet exposé un peu long, mais pour moi, ce fameux "syndrôme de Stendhal", c'est tout ce que je cherche à créer, depuis des années. Je dirais même qu'il n'y a rien de plus beau que de parvenir, ne serait-ce qu'un tant soit peu, à créer une étincelle qui, de près ou de loin, s'en rapproche même fugitivement.
Ceux qui écrivent et poursuivent le même but me comprendront, sans doute.
Fin de la digression. J'espère n'avoir gonflé personne.
Merci à tous. A suivre. J'avoue que j'attends avec impatience l'analyse de certains, qui ont le don de me surprendre et de rendre tout clair, lumineux, si intelligible... Mais on verra bien.
En attendant, ceux qui m'ont lu y auront trouvé, j'espère, un regain de motivation pour tenter de donner le meilleur d'eux-mêmes. Cette intervention n'avait pas d'autre but.
Bises à tous,
Ubik.
Re: Poubelle la vie
Je comprends ce que tu veux exprimer, Ubik, notre ami artiste est dans le même état d’esprit et franchement ces œuvres décoiffent !
Nous avons d’ailleurs nous aussi ressenti le syndrome de Stendhal, que je ne connaissais pas, et avons été malades toute la nuit qui a suivi la soirée durant laquelle nous avions critiqué (dans le sens noble du terme) sa dernière œuvre qui n’était pas encore achevée. C’est dérangeant, cela remue et j’aime bien… A petites doses ! Comme Magma que j’écoute plus de 5mn mais moins d’une heure !
Petite remarque enfin, ton texte ne souffre absolument pas du manque de maîtrise de la langue germanique. Quelques mots suffisent à renforcer l’ambiance de ce que tu écris
Nous avons d’ailleurs nous aussi ressenti le syndrome de Stendhal, que je ne connaissais pas, et avons été malades toute la nuit qui a suivi la soirée durant laquelle nous avions critiqué (dans le sens noble du terme) sa dernière œuvre qui n’était pas encore achevée. C’est dérangeant, cela remue et j’aime bien… A petites doses ! Comme Magma que j’écoute plus de 5mn mais moins d’une heure !
Petite remarque enfin, ton texte ne souffre absolument pas du manque de maîtrise de la langue germanique. Quelques mots suffisent à renforcer l’ambiance de ce que tu écris
mir0ir0bscur- Nombre de messages : 91
Age : 59
Date d'inscription : 05/11/2010
Re: Poubelle la vie
La description du tableau peint par Ernst est frappante.
Le coup de poing que reçoit Wolfgang, il faut aussi qu’il soit asséné au lecteur- spectateur. Puisqu’il s’agit de littérature, la toile ne peut être peinte qu’avec la palette des mots, et son pouvoir de frappe avec le style rhétorique, ce que Ubik, tu parviens à réaliser avec adresse, et brio, et ainsi tu parviens à toucher et bousculer le lecteur.
Le tableau représente un terrain de bataille sous forme d’échiquier, succession de cases blanches et noires. Le blanc sans tache des intentions pures du combat, de ses justifications idéalistes, alterne avec la noirceur de la réalité du conflit. Et Wolfgang qui se débat du côté blanc de l’idéal pour lequel il croit devoir mener un combat, se retrouve tout à coup face à la variation en blanc et noir d’une réalité.
De force, le noir qui suit le blanc, qui partout l’accompagne, ce noir jusque là aveugle, lui « rentre dedans », passe de l’extériorité dans son intériorité, et le secoue violemment. Devant ses yeux, brutalement, s’étale ce qu’il ne voulait pas voir, et son esprit, du coup, ne peut plus se mouvoir dans le tout blanc, son esprit devenu damier se trouve confronté à une face obscure jusque là inaperçue.
La surface de l’échiquier n’est pas lisse, elle est fendue, lézardée, déchirée, et s’ouvre donc sur un dessous inquiétant ; le dessus est « hérissé de gravats », « de débris aux arêtes tranchantes. » Déchirure. Le « tranchant » pour déchirer une surface inquiétante mais trop bien quadrillée, trop bien cloisonnée dans des carrés noirs et blancs, et ouvrir sur un dessous magmatique, où le noir et le blanc se mêlent sans distinction, où le géométrique se perd dans le chaotique, la mesure dans la démesure, l’apollinien dans le dionysiaque.
Le mouvement va du bas vers le haut, de l’intérieur vers l’extérieur, de ce qui se cache à ce qui se voit.
Sur la surface de l’échiquier, encombrée de ruines et de moribonds, ce même mouvement se perçoit encore dans le personnage agonisant, celui qui tente en vain d’empêcher ses organes internes de s’épancher au dehors. La mort, c’est rendre non pas l’âme, mais ce dedans vivant et informe ; c’est le mettre au dehors, et rendre visible ce qui doit rester invisible ; c’est étaler la nuit au grand jour.
Le damier apparaît encore comme déstructuration de l’écrit pour se faire image. On écrit « noir sur blanc », mais ici la superposition se fait juxtaposition, le blanc d’un côté, le noir de l’autre. Ce noir, potentialité de tout ce peut se dire, se dire en noir de toute la noirceur du monde, s’étale et se fissure, se déchire pour se faire parole écrite qui suppose articulation des lignes, des courbes découpées dans la superficie plane du noir, mais n’est encore que l’inarticulé d’un cri. L’écrit n’est encore que les cris. Tableau d’un cri en fragmentation de nuit.
L’échiquier est le lieu d’un jeu. Jeu sanglant. Jeu par lequel les hommes ne sont que des pions, par lequel ils sont victimes, victimes de leurs illusions, de leurs idéaux illusoires. « Illudere » : se jouer de… dit l’étymologie latine de l’ « illusion », on se joue d’eux. Pions : jouets de leurs mirages et leurres, en aveuglements qu’ils n’ont pas su déjouer.
Oui, on leur joue un bien mauvais tour. L’auteur de ce mauvais tour est justement personnifié dans la Tour.
Le damier se fait dame, se fait reine trônant au milieu et au sommet du champ de bataille. Se fait Tour, non de garde, mais où se regarde l’atrocité dévoilée. Elle a cette beauté séduisante, tous les atours d’une beauté trompeuse, tous les charmes de l’illusion. Elle est cette beauté qui dupe et abuse, une « putain » qui se donne à tous mais n’aime personne.
Cette beauté canon crache le feu, et la mort, le crache vers le spectateur pour l’impliquer, lui signifier qu’il n’est pas extérieur à la scène, qu’il n’est pas hors-champ, mais pris aussi dans le jeu de la séduction et de la mort.
Les tableaux peints par Ernst apparaissent comme des anticipations du désastre à venir, comme des mises en garde contre les puissances d’illusion destructrices. Elles touchent profondément Wolfgang, le troublent, le frappent, et pourtant, - voilà ce qui me semble remarquable - ne le changent pas. Il poursuit sur la voie qui mènera à la catastrophe, comme pris dans le jeu d’une mécanique implacable.
Le coup de poing que reçoit Wolfgang, il faut aussi qu’il soit asséné au lecteur- spectateur. Puisqu’il s’agit de littérature, la toile ne peut être peinte qu’avec la palette des mots, et son pouvoir de frappe avec le style rhétorique, ce que Ubik, tu parviens à réaliser avec adresse, et brio, et ainsi tu parviens à toucher et bousculer le lecteur.
Le tableau représente un terrain de bataille sous forme d’échiquier, succession de cases blanches et noires. Le blanc sans tache des intentions pures du combat, de ses justifications idéalistes, alterne avec la noirceur de la réalité du conflit. Et Wolfgang qui se débat du côté blanc de l’idéal pour lequel il croit devoir mener un combat, se retrouve tout à coup face à la variation en blanc et noir d’une réalité.
De force, le noir qui suit le blanc, qui partout l’accompagne, ce noir jusque là aveugle, lui « rentre dedans », passe de l’extériorité dans son intériorité, et le secoue violemment. Devant ses yeux, brutalement, s’étale ce qu’il ne voulait pas voir, et son esprit, du coup, ne peut plus se mouvoir dans le tout blanc, son esprit devenu damier se trouve confronté à une face obscure jusque là inaperçue.
La surface de l’échiquier n’est pas lisse, elle est fendue, lézardée, déchirée, et s’ouvre donc sur un dessous inquiétant ; le dessus est « hérissé de gravats », « de débris aux arêtes tranchantes. » Déchirure. Le « tranchant » pour déchirer une surface inquiétante mais trop bien quadrillée, trop bien cloisonnée dans des carrés noirs et blancs, et ouvrir sur un dessous magmatique, où le noir et le blanc se mêlent sans distinction, où le géométrique se perd dans le chaotique, la mesure dans la démesure, l’apollinien dans le dionysiaque.
Le mouvement va du bas vers le haut, de l’intérieur vers l’extérieur, de ce qui se cache à ce qui se voit.
Sur la surface de l’échiquier, encombrée de ruines et de moribonds, ce même mouvement se perçoit encore dans le personnage agonisant, celui qui tente en vain d’empêcher ses organes internes de s’épancher au dehors. La mort, c’est rendre non pas l’âme, mais ce dedans vivant et informe ; c’est le mettre au dehors, et rendre visible ce qui doit rester invisible ; c’est étaler la nuit au grand jour.
Le damier apparaît encore comme déstructuration de l’écrit pour se faire image. On écrit « noir sur blanc », mais ici la superposition se fait juxtaposition, le blanc d’un côté, le noir de l’autre. Ce noir, potentialité de tout ce peut se dire, se dire en noir de toute la noirceur du monde, s’étale et se fissure, se déchire pour se faire parole écrite qui suppose articulation des lignes, des courbes découpées dans la superficie plane du noir, mais n’est encore que l’inarticulé d’un cri. L’écrit n’est encore que les cris. Tableau d’un cri en fragmentation de nuit.
L’échiquier est le lieu d’un jeu. Jeu sanglant. Jeu par lequel les hommes ne sont que des pions, par lequel ils sont victimes, victimes de leurs illusions, de leurs idéaux illusoires. « Illudere » : se jouer de… dit l’étymologie latine de l’ « illusion », on se joue d’eux. Pions : jouets de leurs mirages et leurres, en aveuglements qu’ils n’ont pas su déjouer.
Oui, on leur joue un bien mauvais tour. L’auteur de ce mauvais tour est justement personnifié dans la Tour.
Le damier se fait dame, se fait reine trônant au milieu et au sommet du champ de bataille. Se fait Tour, non de garde, mais où se regarde l’atrocité dévoilée. Elle a cette beauté séduisante, tous les atours d’une beauté trompeuse, tous les charmes de l’illusion. Elle est cette beauté qui dupe et abuse, une « putain » qui se donne à tous mais n’aime personne.
Cette beauté canon crache le feu, et la mort, le crache vers le spectateur pour l’impliquer, lui signifier qu’il n’est pas extérieur à la scène, qu’il n’est pas hors-champ, mais pris aussi dans le jeu de la séduction et de la mort.
Les tableaux peints par Ernst apparaissent comme des anticipations du désastre à venir, comme des mises en garde contre les puissances d’illusion destructrices. Elles touchent profondément Wolfgang, le troublent, le frappent, et pourtant, - voilà ce qui me semble remarquable - ne le changent pas. Il poursuit sur la voie qui mènera à la catastrophe, comme pris dans le jeu d’une mécanique implacable.
Louis- Nombre de messages : 458
Age : 69
Date d'inscription : 28/10/2009
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