FRAGMENTS : le fil de vos textes courts

......J’écris ce texte pour tous ceux que je n’aime pas. Parce que, derrière la surface, il y a les profondeurs, le mythe du développement personnel, les relations humaines. Et le poids de l’enfance qui tombe alors que l’enfance n’est pas terminée. Voilà comment je raisonnais lorsque, tout jeune, je songeais à l’écriture. J’avais onze ans ; je crois. A treize vint le moment pervers où la pensée prend directement source dans les malignités de la langue. Que me disais-je alors ? Il faut que je devienne ce monstre. Il faut que j’observe de plus près le corps. Les choses intimes, ce qui dans le regard, dans les arbres, dans les gestes et les connivences, dans la rancœur, dans les endroits quotidiens et jusqu’au fond outrageux de l’autre, fait trembler les murs et les tensions les plus secrètes, les plus vieilles. Ce rapport à l’acte d’écrire, c’est une douleur qui n’existe pas vraiment. Mais ça vit, ça grouille. C’est intolérable. Il y avait deux mondes à l’époque. Celui de la scolarité, celui des habitudes, des gris froids et des chemins tracés qu’on emprunte à rebours. Celui-là même qui nous donnait l’orgueil et nous formait la conscience en la détériorant, qui nous laissait déjà jeunes mais tristes encore, qui nous embarquait dans une autre forme de consentement, celle des embarquées un peu rebelles, un peu tordues, prétendument à l’attaque des mensonges. Ce monde, ce constituant du « paradis perdu » sur lequel on se met tous une fois au moins à prier de chagrin et d’on-ne-sait-quoi, les talons raclant la terre ocre dans le balancement du souvenir, à écouter des chansons du passé pour que les perspectives futures se confondent avec l’origine — ce monde-là avait quelque chose de beau. Il faut que soit enfin réactualisée cette chose complexe et fragile qu’on appelle avec stupidité l’insouciance — n’est-ce pas au contraire la clairvoyance la plus totale qui nous aliénait jusqu’à nous faire regarder au-dedans ? Puis il y a l’autre monde, celui dont la périphérie est toujours plus malléable, celui de la maison, des pièces et des repas, cet autre univers du quotidien qui dépasse le familier. Des choses s’y passent, quantité de choses souterraines, des infinis détails, des cris, des douceurs qui épuisent, des regards qu’on ne veut pas soupçonner. Il y a cette sensualité troublante, cette convoitise, ce désir indigeste de secrets et ce besoin glouton de transparence, ce jardin, ce chien, cette piscine, ces dalles, cette tonnelle, ce grand couloir froid, ces partages si pudiques qu’ils en deviennent indécents, ces gestes monotones auxquels on ne peut s’habituer, cette discrétion et cette gêne qui agissent comme des révélateurs bavards, des signes féconds, prêts à faire imploser les trames enroulées dans les profondeurs de soi, à libérer les torrents contenus dans les creux pour mieux contrer la douleur du refoulement, à ce que la menace gardée contre sa hanche ou dans son poing se réalise pour disparaître enfin. Ah, les choses qui se jouent dans l’ombre, les grandes tristesses qu’on ne dit pas, quel bonheur terrifiant lorsque le verbe taire est si intense qu’on le surprend à gueuler. Dans ce deuxième monde se loge l’écriture. Ou du moins son simulacre, son ersatz, sa tenue la plus commode. L’écriture a bien cette immanence, mais son impulsion première vient précisément de là, de ce lieu primordial dont les habitants dégagent de leurs liens une lumière rose, crue, érotique, dangereuse.