Dé-place-ment

6h38. La Défense, RER A en approche.
Je tangue sur le quai, pas encore bien solide sur mes jambes. Ni réveillée. Les autres, les anonymes plantés comme moi, à attendre, restent flous. Je rentre le cou dans le haut de ma parka et remets régulièrement une mèche en place. Les courants d’air jouent avec elle, s’obstinent à la poser sur mon front, sa pointe irrite le bord de mon œil. J’éternue.
Le poids de ma sacoche cisaille mon épaule gauche et, m’éloignant pour échapper à l’air froid, je marche dans un crachat aperçu trop tard pour l’éviter, toute endormie que je suis.
Un train à double étage arrive et se charge de bouleverser le reste de mes cheveux en passant, le temps de ralentir. Je prends place sur l’étage supérieur, pour changer. Hier je me suis installée en bas pour voir le monde à hauteur de chaussures, talons hauts et bottes en cuir. À chaque station j’ai aimé reconstituer les corps à partir de ce point de vue tronqué. Aujourd’hui j’ai envie de voir des dessus de têtes. Et peut-être de les habiller des souliers de la veille. Voir si les escarpins iraient à tel chauve ou les mocassins à telle blonde.
Sur mon strapontin je suis un peu secouée, mon corps ramolli par la fatigue se laisse aller aux accélérations et aux coups de freins, balloté et content. Presque bercé. Je ne m’éveille qu’aux arrêts, somnolant quelques minutes entre certains. Et j’examine la foule qui sort et entre, le mouvement perpétuel. Telle silhouette me tient en haleine jusqu’à l’arrêt suivant, le temps de lui imaginer une vie. Vite enterrée par tel autre regard croisé ou par ce gros casque sur les oreilles qui attise ma curiosité et résonne dans ma tête de la musique qu’il délivre à son propriétaire. Celle que je viens de composer.
Par-dessus l’épaule de mon voisin, je lis les gros titres du journal gratuit que je n’ai pas eu envie de prendre à l’entrée du métro. C’est bien plus amusant d’en voler des bribes à mes compagnons de voyage et de réécrire le contenu des articles à partir des puzzles de mots.
Je scrute à loisir, personne ne me regarde. Les yeux se fuient à peine accrochés. Demain un homme m’observera épier les vies qui m’entourent et m’accordera un sourire complice avant de retourner à la même occupation. Je me demanderai quelle vie il m’a inventée. Mais n’oserai pas lui poser la question.
Pour l’heure, nous sortons du tunnel et les villes défilent dans la brume matinale. Elles vont vite, pressées d’échapper à ma vue. J’ôte un gant pour épouser du doigt une aspérité de la paroi contre laquelle je suis appuyée. Ce n’est pas un choc ou un vandalisme, mais un défaut originel. La matière s’est rebellée à la naissance et forme une minuscule bosse contre la peau de mon index. Je la caresse en pensant à ces couacs qui perturbent le lisse, courbent d’un millimètre la ligne droite, font dérailler l’ordre établi.
Le signal de fermeture retentit, une jeune fille dévale les marches, elle est irréelle, semble voler dans cet escalier. Je l’encourage en pensée pour qu’elle atteigne son but, ne loupe pas ce train-ci, au risque de chambouler sa vie entière. Le grain de sable qui enroue la machine, la fait déraper. Elle réussi à se faufiler entre les portes qui se referment. Sa vie va suivre son cours routinier, sans heurt. Dommage.
À l’arrêt prévu je décide de ne pas descendre et de poursuivre jusqu’au terminus. Découvrir enfin ces stations qui me sont interdites habituellement, parce que ma route s’arrête là. Qui ne portent que des noms mais pas de visages.
Et puis, au terminus, je reprends le chemin inverse, voir si ceux qui vont dans l’autre sens sont différents, ou plus intéressants.
Arrivée à mon point de départ j’ai envie de visiter le terminus de l’autre bout, de boucler la ligne. Et puis je refais le trajet en sens inverse pour vérifier que les voyageurs des autres heures sont les mêmes ou pour saisir leurs particularités. Mais pourquoi m’arrêter à midi quand ceux du milieu de l’après-midi et du soir doivent être tellement passionnants eux aussi.
Dans mon train je n’ai pas vu tomber la nuit, elle est sortie des tunnels pour envahir l’espace ouvert et recouvrir les villes. À l’intérieur les lumières se sont allumées, des milliers de petits soleils froids pour éclairer les transhumances.

3h19. La Défense, rails fantômes.
Je suis restée dans la station pour y croiser ses nocturnes habitants. Les statiques. Ceux qui ne bougent qu’en pensée, pas les secoués de la rame. Au petit matin je prendrai le premier train. J’espère bien arriver à monter dans le dernier aussi. Pour un transport éternel, sans arrêts, où je pourrai croiser l’humanité entière, assise sur mon strapontin. Des rencontres scandées par des noms de lieux inconnus, dans des langues exotiques. Faire le tour de la terre, par ses souterrains. Quitter mon lit d’immobilité. Remplacer mon corps mort par deux rails et une rame en mouvement. Sortir. Bouger. Vivre. Et ne plus seulement entendre le bruit des trains couvrir de temps en temps celui du respirateur.

Bonsoir,

J'ai juste vu une faute; "elle réussi à se faufiler"
Sinon j'aime vraiment le début, enfin je dirais même les deux premiers tiers, mais je ne m'attendais pas à cette fin, j'imaginais un truc plus terre-à-terre, plus cocasse ( parce que c'est plus mon style), alors petite déception pour moi à la fin

Ce n'est que pas très loin du bout que j'ai commencé à deviner la chute. Donc c'est bien amené.
L'écriture est belle, aisée, les phrases pas trop longues, il y a du rythme.
Ca m'a un peu fait penser à 'L"homme des foules" de Poe. Raconté par l'homme et non par un observateur externe.
Un bon texte, tu évolues super bien, Eléa.

Wow ! Dans un genre qu'on ne te connaissait pas. Ce qui m'épate ici, c'est la maîtrise dans la progression ; tu amènes le lecteur en douceur mais inexorablement là où tu l'avais prévu, le passage se fait sans heurts. Cela dit, je ne suis pas sûre d'aimer ce texte, il me semble que la première partie s'étale un peu trop, le rythme est lent, quelque chose me retient, je ne sais pas quoi exactement. Je reviendrai lire demain, à tête reposée.

Bonsoir,

Un texte très efficace dans ses descriptions et dans sa progression ...
Heureusement que tu vis dans une ville où il n'y a ni métro, ni RER !

Amicalement,
midnightrambler

Bien aimé cette progression, ce démarrage à froid, un peu lent et le texte qui s'emballe petit à petit, qui déraille de la trajectoire qu'on croyait lui voir prendre, et des petits détails sympa comme voler les titres des journaux , le défaut de naissance de la paroi et cette nuit qui sort des tunnels pour tout envahir, superbe !

J'ai beaucoup aimé. L'écriture est parfaite selon moi : son calme, cette forme de résignation qui, tout doucement, se transforme en paisible révolte. Entrer dans le flot et s'en détacher un peu, briser l'habitude, les chemins tracés, aller au-delà du quotidien et de ses frontières, de son pragmatisme, on cherche à redécouvrir de quelque façon puis cela ne suffit plus, on veut découvrir tout court, on veut que s'offre au regard le reste, tout ce qui n'est pas cloisonné dans notre trajet, dans notre mouvement journalier. Thème commun, certes, mais que tu dépeins de manière belle et vraie, sans te soucier des clichés et sans poursuivre nécessairement l'émotion.
"Ce n’est pas un choc ou un vandalisme, mais un défaut originel. La matière s’est rebellée à la naissance et forme une minuscule bosse contre la peau de mon index. Je la caresse en pensant à ces couacs qui perturbent le lisse, courbent d’un millimètre la ligne droite, font dérailler l’ordre établi." Comme la matière, la narratrice veut, elle aussi, prouver qu'à l'origine, il n'y a pas ces murs et ces itinéraires qui délimitent et déterminent les horizons, elle veut prouver que tout n'est pas atteint de cette triste régularité, de cette triste perfection ("défaut"). Comme la matière, il faut se "rebeller", et vite, dès le commencement, pour échapper à ces prisons qui nous permettent d'éviter la confrontation, qui nous rassurent. Tout le jeu consiste bien à se subvertir, à "dérailler l'ordre établi".
C'est du moins ainsi que je l'entends.

Un des meilleurs textes que j'ai lu ces derniers mois.
"des milliers de petits soleils froids pour éclairer les transhumances"
Qu'est-ce que c'est beau. Vraiment. Tu fais par cette phrase d'un paysage urbain un tableau magnifique.
Sur le contenu du texte en général, bien sûr, j'ai aimé. J'apprécie la chute du dernier paragraphe, mais finalement, j'avais envie d'arrêter ma lecture à la dernière phrase citée ci-dessous, parce qu'elle me semblait mettre un point final à l'émotion que j'ai pu ressentir. Dans la première partie, tu arrives à retranscrire ce que tout le monde connaît, cette épopée du train davantage propre à faire naître un cliché qu'une oeuvre d'art. Cette femme regarde les choses, et tout ce qu'elle voit est prétexte à poésie ou a rélfexion, à contemplation. Vraiment bien écrit.
A la première lecture j'ai raté la fin, du coup, et je ne suis retourné au texte qu'à la lecture des commentaires. Du coup, j'ai apprécié la mise en abyme sur la littérature : ce personnage qui sur son lit d'hôpital s'invente une histoire dans laquelle il invente des histoires.
Je reviendrai lire, ce que je voulais dire s'embrouille, j'ai été bouleversé.

Waouhh ! c'est un texte qui secoue, qui dépoussière, qui bouleverse qui... qui est superbe Elea.

Un voyage immobile plus riche, en fin de compte, que celui de tous les "secoués de la rame".
Elea, Paris te va bien au teint et ta plume sait faire son miel des pires situations !

Décidément, plus je te lis, plus j'apprécie, quel que soit le registre dans lequel tu t'aventures.

Merci pour vos commentaires, pour vos corrections et vos impressions.

Je revenais de deux semaines à Paris Midnightrambler, ce qui n’est sans doute pas étranger au thème ou à l’inspiration.

C’est aussi comme ça qu’on peut l’entendre Lu-k, je n’en sais moi-même rien du tout, c’est comme ça que je l’ai écrit, pas pensé, juste "sorti". Ce qui bien sûr ne me mets pas en parfaite position pour en débattre puisque je ne cherchais pas à dire quelque chose. Il n’y a pas de message, simplement un besoin d‘écrire. Au lecteur ensuite de se l’approprier ou pas et d’y voir ce qu’il veut, ce que tu fais fort bien.

Marine et ceux qui ont pu éprouver une émotion en le lisant, merci à vous de me l’avoir dit, c’est la plus belle "récompense" qui soit pour moi, savoir que ce que j’ai pu écrire a provoqué des émotions.