Chimère

Chimère


Delphine a du vague à l’âme. Depuis un an que son ex l’a quittée, elle n’arrive pas à se ressaisir. Elle vit comme un automate, va travailler par nécessité, sans plaisir, refuse presque toutes les invitations de ses amies qui voudraient la faire sortir, navrées de la voir se complaire dans cette torpeur. On ne la croit pas malheureuse, ni aigrie, mais simplement amorphe, ayant perdu le goût de vivre, et seule, désespérément seule, elle qui ne fuyait pas les relations masculines. Alors, discrètement, on provoque des rencontres, on la met en présence de garçons séduisants, mais elle reste de glace.

Ce samedi, à la fin d’une journée pluvieuse, elle se promène ou plutôt elle erre dans les rues de la ville, en proie à sa perpétuelle mélancolie. Il pleut, il vente, elle a froid dans tout ce gris qui l’entoure. Passant devant la grande brasserie déjà éclairée où elle allait parfois avec son amoureux, elle entre et commande un thé pour se réchauffer.
La salle est pleine. De son coin reculé, blottie sur la banquette, elle observe l’agitation de ceux pour qui « vivre » a encore un sens. Dans le brouhaha général elle saisit des bribes de phrases… « un café…pas chaud ce soir…ciao ! …garçon, je vous dois ? … »

Le regard fixé sur la rue, elle voit passer des ombres arc-boutées sous leur parapluie quand, venant de loin sur le trottoir d’en face, une tache claire retient son attention. Une silhouette habillée d’un ciré jaune, bien plantée dans ses bottes, avance d’un pas décidé. L’eau ruisselant sur la vitre et la buée de son thé brûlant lui troublent la vue. Elle avale une gorgée, essaie de détourner son regard, en vain. Elle ne peut s’empêcher de tourner la tête, de suivre du regard cette tache claire qui s'apprête à traverser la rue, cette démarche, cette allure, et constate avec étonnement que le trouble de sa vue se transmet à tout son être. Elle a chaud, ôte son écharpe en se disant : « Enfin, voyons, ne sois pas ridicule… » Décidée à se ressaisir, elle se ressert du thé, prend sa tasse à deux mains et boit à petites gorgées en fixant le serveur qui s’agite derrière le comptoir.

Soudain la porte s’ouvre et l’inconnu au ciré jaune apparaît, la tête enfoncée dans sa capuche. Delphine, le souffle coupé, le voit de dos se diriger à grands pas vers le zinc. Elle éprouve un émoi inexplicable : « Pourquoi ce trouble, cette attirance ? Je suis en train de tomber amoureuse d’une silhouette. Mais ce n’est pas possible, pas comme ça, c’est idiot ! » En même temps, les mains sur ses genoux sous la table, elle croise les doigts pour qu’il se retourne, qu’elle voie son visage, qu’il vienne s’asseoir face à elle…Et ses mains tremblent.

Pendant qu’elle imagine tout un scénario, un début de conversation, des regards, des sourires, une complicité, la silhouette au ciré jaune se retourne, enlève sa capuche en riant et Delphine, médusée, voit un beau visage féminin, soigneusement maquillé, encadré d’une splendide chevelure brune.

L'histoire de cette Delphine est originale. Après une brutale rupture, elle semble dégoûtée de la gente masculine, et là elle tombe amoureuse d'une personne qui est en fait une femme. On dirait un penchant pour l'homosexualité, ou au moins la bisexualité. Je ne dirai pas que c'est classique, ce serait mentir, mais ça fait partie de l'humanité, et c'est très bien de l'avoir exploitée sans pudeur. Il faut lutter contre la LGBT-phobie. Après, je me plante peut-être, mais c'est l'impression que dégage ton texte.

Bonjour,

J'adore les Delphine, avec un seul "i" ou avec deux "i" ... Delphiine ...
Le portrait extrèmement soigné de celle-ci m'a enchanté et son errance m'a beaucoup touché !
Bien sûr qu'elle tombe amoureuse d'une silhouette, d'une démarche et d'une présence comme beaucoup s'éprennent follement d'un profil informatique qui leur réserve souvent bien des surprises ...
Bravo !

Amicalement,
midnightrambler

Je me demandais justement comment Delphine savait qu'il s'agissait d'un "inconnu"...
Chouette texte, bref mais sensible, et qui sait créer une ambiance, raconter une histoire. J'aime bien.

Embellie, j'avais oublié de dire que je trouve le titre un peu malvenu, trop fort par rapport à ce que le texte raconte, trop marqué aussi puisque la "chimère" est avant tout un monstre. Je sais bien que le vocable est aussi synonyme de "illusion" (lui, sûrement trop dilué) mais l'impression première de quelque chose de fantastique prend le pas, à mon avis.

Un très joli texte, un portrait émouvant de femme seule prête à tomber dans les pièges que peut tendre la solitude et le manque ...
Le titre n'est effectivement pas vraiment adéquat, mais j'adore ce mot " chimère "...

Merci à vous, lectrices et lecteurs.
Il est vrai que je trouve aussi le titre un peu fort, mais je n'ai pas trouvé mieux.
Il y avait "méprise" ou "déception", ou "illusion", mais je suis comme Coline, j'aime ce mot "chimère" .
Merci Alex. Je me demande: en dehors de tes corrections systématiques (fort utiles au demeurant) n'as-tu jamais envie d'exprimer ton "ressenti" sur un texte?

fectiv'man.
un ciré jaune, y'a de quoi déchainer les passions.

et si l'émérite commentateur hi wen nous gratifiait un jour de sa prose ? Ou de sa pouwézie, allez, soyons fous !
Oui, non ?

ceci étant, cela me rappelle un court-métrage, ou une femme en burqa suscite un érotisme torride.

tain, ça fait tout drôle de se sentir transparent
vais vérifier dans un miroir

Bonsoir !

J'aime bien, car à la fois cela paraît improbable (tomber amoureuse d'une silhouette en cirée jaune !) et à la fois tout à fait plausible, quand on a soi-même déjà vécue des ruptures difficiles. Une suite est-elle prévue ? Car effectivement, le texte pourrait s'arrêter ici. Mais j'aimerais tout de même bien vous lire encore sur ce texte.

Mentor : ben, moi je te vois ! tu m'as pas l'air transparent, m'enfin p'têtre que c'est moi qui délire et qui voit des fantômes, on me dit déjà Jeanne d'Arc parfois, alors pourquoi pas Sixième sens.

Très bien rendu, de l'intérieur du personnage.
Vraiment séduisant. Mais lesbien raisonnable ?

Ubik.