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Le destin de Youpala

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Le destin de Youpala Empty Le destin de Youpala

Message  B.O.F. Sam 4 Fév 2012 - 22:09

Le Destin de Youpala


La Bête l'attendait dans le Château de Kiankian et Youpala savait bien qu'il ne pourrait échapper à son Destin, à moins de courir très vite contre la Marche Inexorable du Temps, ou de s'éventrer sur-le-champ, mais cela était impossible : car non seulement on ne pouvait arrêter la Marche Inexorable du Temps, mais encore (et surtout) parce que Youapala était assez craintif, lâche, timide et poltron. Il va de soi que lorsque Youpala fut désigné par le Grand Sage Vénérable et Vénéré (GSVV) comme le Sauveur de l'Univers, l'Univers comprit immédiatement qu'il n'allait pas être Sauvé.

C'était lui, Youpala, qui devait terrasser la Bête après l'avoir obligatoirement enduite d'huile d'olive, pour une raison que le GSVV avait préféré contenir dans son infiniment sage cerveau (à l'hermétisme néanmoins inquiétant, si bien que l'on soupçonnait que la marche inexorable du GSVV vers le gâtisme s’était fort accélérée ces derniers temps). L’Univers n’était pas seul à être désespéré du choix du Sauveur de l’Univers, ce même Sauveur l’étant même en premier chef ; et lui comme les autres ne comprenaient pas bien pourquoi le sort de centaines de millions de personnes devait reposer sur un vendeur de fruits et légumes ambulant dont le plus incroyable haut fait avait été de remporter le second prix du plus gros melon de l'an de grâce huit mille huit cent soixante-sept : ce qui n'était certes pas ridicule dans le cénacle des agriculteurs de son comté ; mais l'on se situait ici à une toute autre échelle, celle où il s'agit de défaire des bêtes de l’Apocalypse tout droit sorties des Abysses des Temps Anciens dont l'unique dessein, fort machiavélique était de faire comprendre à l'humanité ce que signifiait le mot : "Néant".

Malgré l'opiniâtreté des Académiciens qui s'étaient échinés à montrer le caractère dommageable de la fin du monde pour les affaires humaines, il était certain, du côté des Grands Adorateurs du Néant (GAN), que le Moment allait venir : ce Moment où le "Néant" allait enfin surgir en sa majesté (ce qui allait plonger au passage les GAN en enfer, mais le plus tard possible espéraient-ils ; la catabase, qui à défaut d’être spirituelle, homérique ou initiatique, s’annonçait définitive, était même souhaitée la moins douloureuse possible). Un imbroglio était d'ailleurs né le jour où Rufuso Bergomo, l'Académicien en Chef, avait qualifié les GAN de "Rien du tout du tout" au cours d'un dîner-débat dansant, insufflant alors liesse et bonheur dans tous les cœurs des GAN. Conscient d’avoir produit un effet inverse à ce qu’il escomptait originellement, Rufuso Bergomo avait fait marche arrière en qualifiant désormais les GAN de "Tout du tout du tout", ce qui n'était pas pour réchauffer les relations entre les GAT (Grands Adorateurs du Tout) et les GAN (dont la lutte séculaire devait donc être réglée par Youpala), ni même entre les GAT et Rufuso Bergomo lui-même.

Le jeune marchand de fruits et légumes avait bénéficié du meilleur équipement possible. Toutes ses protections étaient faites de mithril, ce qui avait l'avantage d'allier résistance et légèreté, mais l'inconvénient d'avoir provoqué l'ire des GAM (Grands Adorateurs de Mithril). Les GAM avaient fait alliance avec les GAN contre les GAT et Youpala ; ils avaient fomenté de nombreux attentats qui avaient fort heureusement tous échoué en raison du refus obstiné car idéologique des GAN à créer des bombes à partir de rien. Quant à l'armement de Youpala, on pouvait encore en dire des merveilles : l'épée de mithril qu'il portait était à même de transpercer le cœur de n'importe quel être vivant ; l'arc, qu'il ne sortait que dans les grandes occasions (c'est-à-dire lorsque son bras n'était pas assez long), était lui d'if fin, ce qui n'avait pas manqué de susciter une acerbe polémique chez les GAIF (Grands Adorateurs d'If Fin), furieux de voir que de l'if fin pouvait profiter au premier maraîcher venu, et non à Bergoma Rufusa, l'énergique commandante en chef des GAIF, et archère émérite, en particulier lors des grandes occasions. Elle avait notamment remporté le second prix du Concours mondial de tir à l’arc ; elle ne manqua la première place qu’après avoir été déclassée au dernier moment : les graves et dignes et estimables juges estimaient que l’if de son arc était trop fin, et que cela lui donnait des avantages qu’aucun de ses concurrents n’avait ; que l’effet n’aurait été guère différent si elle avait ingéré avant le Concours quelque herbe prolifique ; et que par conséquent, ses performances se devaient d’être corrigées. Bergoma Rufusa accepta mal cette décision ; en outre, dans les rangs des GAIF, on ne se gênait pas pour accuser le vainqueur d’avoir jouer de ses hautes relations au sommet du Royaume.

Youpala avait été entraîné par Rafaso Bergamo, le Prince hériter en personne, qu'on disait être le meilleur épéiste de l'Univers, derrière le GSVV, qu'on disait être le meilleur, de toute façon, dans tous les domaines ; il était également devenu récemment le meilleur archer de l’Univers (derrière le GSVV), à la faveur d’un concours de circonstances lui ayant profité. Malheureusement, l'entraînement de Youpala n'avait pu commencer que vingt minutes avant sa confrontation avec la Bête, en raison d'une déclamation tardive du GSVV, qu'on soupçonnait d'être un peu gâteux. Youpala n'avait eu le temps que d'apprendre deux mouvements : le premier consistait à faire une roulade arrière, et le second à faire des moulinets avec son bras, ce qui avait l’utilité d’occuper son adversaire pendant qu'il l'enduisait d'huile d'olive avec l'autre bras. Rafaso Bergamo avait fini par conclure que l'Univers était perdu, et que sa vie allait devoir se conclure au moment même où son Destin à lui devait commencer. En effet, le Roi, Bergogo Rufososo, avait disparu depuis trois cent soixante-quatre jours, soit environ vingt-quatre heures avant qu'il ne soit déclaré mort. Rafaso Bergamo avait paru très affecté par la disparition de son Royal Père. Le GSVV escomptait retrouver le Royal Roi en lançant un sort de Recherche, mais il eût fallu pour cela qu'il retrouve la formule du sort de Recherche (on le disait un peu gâteux) dans son Magique Grimoire, dont certaines pages avaient été arrachées par les GAG (Grands Adorateurs de Grimoire), sans qu'on pût retrouver la trace des pages manquantes (il eût fallu pour cela lancer un sort de Recherche).

Le Château de Kiankian avait autrefois appartenu à Kian, qui l'avait légué à son fils Kian, qui lui-même l'avait légué à sa mort à son fils Kian, qui en hommage à son paternel et au paternel de ce même paternel décida de donner le nom de ces deux paternels au Château, sans croire bon de séparer la juxtaposition de leurs Paternels Prénoms par un trait d'union ou un quelconque signe typographique qui n'aurait pas été sans matérialiser une séparation empiriquement et donc vraiment infondée sur la relation étroite qu'entretenaient Kian et Kian. Le Château avait été bâti en des temps immémoriaux. Certains libraires trop vieux ou trop prudents pour mentir prétendaient que le Château reposait fort précisément pas très loin de l'entrée des Enfers ; on n'avait pu vérifier ces dires étant donné qu'il eût été impensable de démolir le Royal Château jusqu'en ses fondations les plus profondes pour pouvoir vérifier les assertions de quelques hurluberlus trop improductifs pour être qualifiés d’utiles à la société. Néanmoins, à cause de ces parasites, le mal avait été fait et la corrélation entre l'apparition de la Bête et l'emplacement supposé des Enfers avait déchaîné les passions, jusqu'à ce que l’on nomme Youpala comme Sauveur de l'Univers, ce qui eut tôt fait de changer l'initiale excitation en pleurs abondants et adieux déchirants.

Le GSVV avait disparu depuis qu'il avait désigné Youpala comme Sauveur de l'Univers (c'était il y a environ 23 minutes). Nul ne savait où était passé le GSVV, et la fermeté de cette ignorance était encore renforcée par la disparition des pages du Magique Grimoire où l'on aurait pu retrouver les traces d'un sort de Recherche. En revanche, une chose était certaine : le GSVV n’était plus seulement gâteux, il était désormais bel et bien fou, dément, inconscient et désaxé. On avait bien supposé la progression de sa sénilité par le passé, mais on s'en gaussait alors ; si l'on avait pu deviner que cela causerait la perte de l'Univers, il est évident que l'on aurait procédé sur le champ à la destitution du GSVV et à de nouvelles élections au suffrage royal ; mais les GAS (Grands Adorateurs de la Stabilité) s'y étaient opposés, prétextant qu'on ne savait jamais ce qui allait arriver si l'on tentait une telle chose, et que le monde était très bien tel qu'il était, et que tout changement ne pouvait être que néfaste au vu de la perfection actuelle. En ce moment même, les GAS étaient certainement les plus optimistes des humains : ils assuraient que l'ordre du monde allait rester tel quel, puisqu'on ne pouvait pas l'imaginer autrement ; et que Youpala allait finalement bien trouver un moyen de sauver la stabilité du monde. Il n'y avait que les GAN pour être aussi sereins en cet instant.

Le GSVV avait aussi été clair en ses propos : Youpala devait pénétrer seul dans le Château de Kiankian, au risque d'accélérer la venue de la fin des temps, ce qui cette fois-ci ne contentait guère plus que les GAN. Hormis les GAN, les GAS² (Grands Adorateurs des Solitaires), seuls, comme à leur habitude, s'étaient montrés satisfaits de cette impérieuse prescription. Rafaso Bergamo avait cru tout de même devoir accompagner Youpala dans le Château de Kiankian étant donné le néant des compétences du vendeur ambulant de fruits et légumes, ce que désirait du reste corps et âme Youpala ; mais l'on avait su les dissuader tous les deux en un vif débat de deux minutes lors duquel Rufusu Bergumu, le Royal Avocat, avait su porter sa verve oratoire à un niveau sans doute inégalé. Il était dommage que lui non plus ne pût pénétrer dans le Château de Kiankian : sans doute aurait-il pu convaincre la Bête de commettre un acte suicidaire ou de retourner dans les Abysses d'où elle n'aurait dû jamais sortir selon l'opinion de tous, sauf peut-être celle des GAN.

C’est dans ces conditions que Youpala finit par franchir le pont-levis qui reliait le château de Kiankian au reste du monde condamné ; cependant, le monde, en ce moment précis, c’était seulement pour beaucoup (pour tous les êtres vivants) le château de Kiankian : le reste n’avait que peu d’importance, puisque c’est là que tout allait se jouer. Les GAP (Grands Adorateurs des Paris) n’avaient logiquement pas eu le temps d’organiser leurs grandes sessions habituelles pour fixer les cotes, mais on disait entre gens de bien que miser un brouzouf sur la fin du monde ne rapporterait qu’un brouzouf un quart. Certains, qui se croyaient plus habiles que d’autres, mais qui ne l’étaient en réalité qu’à moitié, et encore, ne comprenaient pas pourquoi l’on pariait de l’argent sur la fin du monde : le brouzouf que l’on y mettait ne nous reviendrait jamais (il aurait fallu pour cela que la fin des temps fût reportée à une date ultérieure) ; mais ces gens-là oubliaient que ce qui motivait les GAP n’était point la thésaurisation de brouzoufs, mais uniquement l’ardeur, l’excitation et le challenge qu’il y avait à parier. Qui a déjà remporté un sac entier de brouzoufs en pariant sur la première course de chevaux venue doit comprendre ce que l’on ressent alors : « Trois et quatre fois heureux suis-je d’avoir obtenu une large rétribution de brouzoufs en pariant sur ce cheval » était ainsi la parole ordinaire de chaque GAP après chaque victoire ; cette vénérable phrase avait fini par devenir une expression usuelle, qu’on entendait à chaque occasion d’heureux succès. Comme les GAN, les GAP espéraient que, une fois Youpala sacrifié sur l’autel de la sénilité – voire du désaxement - du GSVV, un court laps de temps leur serait accordé pour qu’ils puissent constater qui avait gagné et qui avait perdu, ce afin de fixer pour de bon le classement hebdomadaire des meilleurs parieurs de la région de Kiankian.

Quant aux adieux, ils avaient été déjà faits par tous les êtres sociables que portait encore le monde au moment même où Youpala avait été désigné par le GSVV. Certains avaient cru bon de fondre sans plus attendre en larmes, délaissant le reste de leur famille ; d’autres au contraire n’avaient fondu en larmes qu’après avoir vu les leurs fondre en larmes. Quoi qu’il en soit, tous fondaient en larmes, à la plus grande joie des GALM (Grands Adorateurs de Larmes Fondues), qui rendaient les derniers hommages à tous en pleurant à chaudes larmes (tant et si bien que lesdites larmes étaient fondues), non sans récolter quelques échantillons de larmes fondues bien entendu. D’aucuns avaient eu du mal à supporter la nouvelle et avaient préféré endosser le rôle glorieux de pionniers en décidant (parfois même collectivement) de se jeter d’une falaise, de s’ouvrir le ventre (pour cela il ne fallait pas être assez craintif, lâche, timide et poltron), ou autres choses du même genre. On trouva de nouvelles techniques rapides et remarquablement peu douloureuses (du moins physiquement) pour mettre fin à ses jours, nonobstant les vives critiques formulées par les GAJL (Grands Adorateurs de John Lockay), selon qui commettre de tels actes revenait à insulter publiquement le Grand Créateur en personne. Mais où était-Il, Ce Grand Créateur en personne ? Peu importe, répondaient les religieux : le Grand Créateur ne peut empêcher la Grande Destruction. Peut-être que Lui ou qu’un de Ses successeurs décidera un autre jour de recréer un nouveau monde, qui sait. Cette pensée était hélas loin de réconforter ceux qui l’entendaient, qu’on ne manquait d’ailleurs pas de traiter d’égoïstes, voire d’impies.

Youpala considéra du regard le Château de Kiankian et aperçut d’abord les deux statues monumentales, du père et du fils. Kian et Kian reposaient pour l’éternité à l’entrée du Château. Leurs regards de marbre glaçaient le cœur de n’importe quel nouvel arrivant - Rafaso Bergamo lui-même avait confié qu’il ne pouvait regarder plus de dix secondes les deux statues sans ressentir à la longue un léger malaise. Youpala tint un peu moins de deux secondes, ce qui était légèrement en dessous de la moyenne, avant de rendre au centuple à Dame Nature les restes de ses trois repas précédents. Ce premier acte de Youpala déclencha une ola générale dans les rangs des GAN, tandis que les GAS furent horrifiés de voir que le cycle naturel de la digestion avait été rompu contre tous les us et coutumes. Il n’en reste pas moins que l’on fut stupéfait de voir exclusivement de la viande dans ce que rejeta Youpala : le vendeur de fruits et légumes ne semblait pas être lui-même un friand consommateur de fruits et légumes, ce qu’il expliqua rapidement en disant qu’il avait fini par associer, dans son travail, les fruits et légumes au labeur ; or, comme le labeur lui inspirait du dégoût, par voie de conséquence logique, ce sont tous les fruits et légumes qui avaient fini par lui inspirer du dégoût. Les logiciens admirèrent la construction de ce parfait syllogisme, ce à quoi les GAN répondirent sur le champ en prétendant que l’art de faire des syllogismes ne devait être d’aucune utilité au moment d’affronter la Bête. Rafaso Bergamo dut bien finir par admettre que la probabilité de voir Youpala sauver le monde en raisonnant comme le meilleur des logiciens était assez faible ; Youpala devait plus porter son attention sur ses capacités d’esquive et de frappe, ou plutôt sur ses roulades arrière et ses moulinets, même s’il restait entendu que la meilleure attention du monde ne devrait rien changer au sort dudit monde.

Remis de ses émotions, Youpala finit par ouvrir la porte qui matérialisait l’entrée du Château de Kiankian. Cette porte, en dépit de son ancienneté, était toujours d’une robustesse étonnante. De fait, elle avait gardé le même poids imposant, l’usure du temps n’ayant rien pu faire contre la masse de l’édifice. Youpala n’arriva pas à ouvrir la porte. Il implora de ce fait l’aide de Rafaso Bergamo, qui, après un moment d’hésitation dû aux exhortations de quelques hurluberlus parasites qui se révélèrent être des GAN infiltrés dans le bon peuple travailleur, déclara qu’il ne l’aiderait pas, parce qu’on ne savait jamais : peut-être que, s’il décidait d’aider à l’ouverture de la porte du Château de Kiankian, il allait, bien malgré lui, précipiter la fin du monde, ce qui allait sérieusement entacher sa réputation au sein du cénacle des Princes Héritiers. On exhorta Youpala à plus de vivacité dans ses gestes ; certains disaient que tout n’était qu’une question de confiance, alors que d’autres soutenaient que c’était seulement un problème de force et de taille (Youpala était franchement frêle et plutôt petit). Au prix d’un immense effort, Youpala remporta une seconde victoire en réussissant à ouvrir la porte du Château de Kiankian. Les GAN froncèrent un instant des sourcils avant de se dire que cela importait peu, et qu’il suffirait finalement d’attendre quelques instants avant de voir le Moment arriver : l’ouverture de la porte était même une bonne nouvelle, puisque cela voulait dire que le Moment se rapprochait de plus en plus.

Youpala se retourna derrière lui et vit une immense foule qui le regardait, avec un air qui empruntait autant à l’espoir qu’à la haine, à la colère et à l’exaspération. La bonne nouvelle était que, une fois entré dans le Château de Kiankian, il n’allait plus voir ces centaines de têtes le fixer du regard ; la mauvaise était qu’il devrait alors se passer du soutien psychologique de Rafaso Bergamo ou de tout autre auxiliaire moral éventuel. Il fit une dernière revue d’effectif : il tâta son épée et ses protections (il ne put en revanche vérifier le dessous de son casque, ne sachant pas vraiment comment l’enlever) ; sa bouteille d’huile d’olive était fermement attachée à sa ceinture, qui elle-même semblait fermement attachée à sa taille, qui elle-même n’avait que la peau pour s’attacher fermement à quelque chose de ferme et constant. Avec un tel équipement, un être facilement impressionnable aurait pu se sentir invincible ; mais Youpala, demi-habile qui manquait, curieusement, d’un peu d’imagination, savait qui il était, ce qu’il devait faire et ce qui devait l’empêcher de le faire. Ses trois espoirs étaient la roulade arrière, le moulinet de son bras gauche (car, comme si tout cela ne suffisait pas, Youpala était aussi gaucher) et, espoir ô combien miraculeux, une sorte de malentendu avec la Bête qui le conduirait à sympathiser avec elle, pour finir par devenir son meilleur ami et sauver par la même occasion le monde d’une fin certaine en plaçant la nouvelle ère sous le signe de la coexistence pacifique entre les bêtes de l’Apocalypse et les hommes.

Youpala n’avait pu s’empêcher de songer à ce qui se passerait si jamais, par ces trois moyens ou par d’autres, il finissait par triompher. Il avait souvent rêvé de pouvoir fonder une famille, sans que personne ne vînt se proposer pour concrétiser ses ambitieux projets : sans doute que la perspective de s’unir charnellement avec le Sauveur de l’Univers devait être un argument sérieux au moment de passer à la phase qu’il redoutait tant, celle qui consistait à aller demander l’heure à la dame aimée. Youpala n’avait non plus jamais été heureux en affaires : le cours du melon n’avait que très peu augmenté en raison de la pression fiscale et des lobbies des consommateurs de melon, que Youpala détestait du plus profond de son être, comme il était de tradition chez tous les vendeurs de melon, qui avaient d’ailleurs fini par se cotiser pour fomenter des attentats contre les plus éminents membres des lobbies des consommateurs de melon, attentats tous avortés en raison de l’explosion prématurée des bombes à melon. Sans doute que la perspective d’acheter des melons au Sauveur de l’Univers devait être un argument sérieux au moment tant redouté, celui où l’on fixait le prix du melon désiré par le consommateur avide de verts produits. En dehors des femmes et des brouzoufs, Youpala ne savait pas ce qu’il pouvait espérer de plus. Il se disait qu’il saurait tout de même se contenter de vivre plus misérablement encore qu’avant si jamais il survivait ; et qu’une vie longue et misérable valait mieux qu’une mort brutale et glorieuse.

C’est au moment où il réussit à refermer la porte du Château de Kiankian que Youpala comprit qu’il avait alors atteint le point de non-retour : non pas parce que tout retour était essentiellement impossible (quoiqu’il eût été mal avisé pour la confiance générale de faire croire qu’il abandonnait sa tâche), mais parce que Youpala était désormais trop fatigué pour arriver à faire bouger à nouveau la trop lourde porte pour ses trop légers bras. Maintenant que tous ne pouvaient ni le voir ni l’entendre, Youpala décida de faire ce qu’il avait prévu de faire au cours des vingt-sept dernières minutes. Il se roula alors par terre en braillant des cris qui auraient fait jalouser la plus matrone des matrones. Il finit par réaliser qu’il allait peut-être de ce fait attirer la Bête et précipiter sa fin et par là même celle du monde. Comme il était assez craintif, lâche et poltron avant que d’être timide, Youpala se tut immédiatement. Il ferait tout pour vivre encore, et il se dit qu’il tenterait de persister dans son existence le plus longtemps possible : il espérait donc que la Bête fût la plus immense possible, pour que sa vitesse de pointe ne dépassât pas au possible le quintuple de celle de Youpala. Ce dernier ne courait pas forcément plus vite que la moyenne, mais il se dit que, lorsqu’il s’agissait d’une question de vie et de mort, chacun était capable de prouesses insoupçonnées. Il y avait cependant un fossé entre terrasser la Bête et battre le record régional de la course à pieds, surtout si l’on sait que le champion régional ne courait pas forcément plus vite que le neuvième du Concours national de course à pieds.

Après être resté une demi-heure blotti dans un coin de la pièce à espérer que la fin du monde arriverait sans qu’il lui fût nécessaire de combattre quelque Bête, Youpala, qui n’aimait pas à rester seul dans le coin d’une pièce, décida qu’il devait au moins explorer la grande salle de l’entrée du Château de Kiankian. La lumière des torches déclinantes était à peine suffisante pour que le vendeur de fruits et légumes pût discerner ce qu’il y avait trois pas devant lui ; mais cette lumière, qui certes n’avait presque plus rien de commun avec l’aura qu’elle avait eu à son zénith, cependant suffit à Youpala pour apercevoir, au sol, quelques pages arrachées. Ce n’étaient hélas pas les pages du Magique Grimoire du GSVV ; Youpala savait par chance lire et put déchiffrer ce qu’il vit écrit :

« An de grâce 2653. Nous pensons fortement que l’architecte en chef du château nous a tous dupés. Il est hier parti avec l’argent que nous lui avions confié (comme il nous l’avait demandé) ; l’argent devait servir aux derniers ouvrages. En l’état, le château garde donc de sévères imperfections qu’il nous est impossible de combler actuellement au vu de l’état de nos finances. Mon fils s’est lancé à la poursuite de cet architecte en chef qui nous a tous dupés, mais étant donné qu’il est à pied et que l’architecte en chef qui nous a tous dupés est à cheval, j’ai peu d’espoir ; j’ai beau me dire que le cheval est, lui aussi, à pied, il semble bien que l’architecte en chef qui nous a tous dupés devrait conserver voire amplifier sa déjà confortable avance. Quoi qu’il en soit, il faut nous méfier des dalles noires, qui ne sont pas sans comporter de sévères imperfections. Hier, vingt-neuf domestiques nous ont quittés en marchant sur des dalles noires ; toutes les dalles noires ne sont heureusement pas atteintes par ce phénomène, mais il est tout aussi évident que l’archi… » La lettre s’arrêtait ici, bien que l’on pût facilement imaginer sans peine les sept mots suivants. Du même coup, Youpala sut qu’un quatrième espoir était né : peut-être qu’une dalle noire allait lui sauver miraculeusement la vie. Il se dit hélas qu’en plus de cinq mille ans, ces sévères imperfections avaient pu être corrigées, mais il était tout aussi évident que l’a…

Soudain, un bruit vint stopper net les pensées de Youpala. Il poussa un cri de terreur avant d’entendre un bruit sourd au-dessus de sa tête. II comprit qu’un squelette était sorti de nulle part pour finir sa voltige sur le casque de mithril de Youpala. Le maraîcher, qui ne vivait encore que grâce au forgeron qui avait forgé ce casque, forgeant ainsi la plus belle œuvre qu’on ait jamais forgée, considéra le tas d’os qu’il avait sous les yeux et conclut qu’il n’avait probablement jamais connu l’âme qui résidait jadis en ce corps, avant de Le rejoindre dans le Royaume Éternel des Cieux, là où l’on dit que femmes et brouzoufs sont aussi abondants que neige en hiver, et le Grand Créateur sait à quel point les territoires entourant le Château de Kiankian étaient enneigés lors de la froide saison. Le squelette n’avait rien sur lui, à la plus grande déception de Youpala qui aurait bien voulu commencer à amasser quelques brouzoufs : mais il se dit que, si les choses suivaient leur cours normal, il aurait très bientôt brouzoufs en abondance. Youpala se releva et se demanda comment ce squelette avait pu faire un tel numéro de voltige. Était-ce la bête ? Youpala ne voulut pas y croire. Était-ce une dalle noire ? Youpala décida d’inspecter toutes les dalles noires de la salle. Mais il se lassa de cette résolution au bout de trois minutes. Pour tout dire, Youpala avait du mal à se concentrer étant donné qu’il claquait des jambes et des dents : non seulement Youpala avait froid, mais encore était-il terrifié à l’idée que son corps pût perdre la chaleur qui lui restait.

Le temps s’écoulait lentement dans le Château de Kiankian. Youpala avait fini par quitter la grande salle de l’entrée pour explorer la première salle de gauche. Elle était vide. Youpala explora donc la salle à gauche de la première salle de gauche. Cette seconde salle de gauche n’était pas plus remplie que la première, à moins que l’on considère trois squelettes, une souris et une casserole vide à moitié fendue comme suffisants pour pouvoir qualifier une salle de « remplie ». Youpala alla donc à gauche. La troisième salle de gauche était un peu plus remplie que la deuxième salle de gauche, sans que l’on pût crier à l’abondance : cette fois-ci, en plus de ce que l’on pouvait trouver, à peu de choses près, dans la seconde salle de gauche, Youpala pouvait discerner, malgré l’obscurité de plus en plus tenace, quelques portraits accrochés au mur. Il se dit qu’il n’avait probablement jamais connu les âmes des corps ainsi peints. Youpala décida donc d’aller à gauche. Dans la quatrième salle de gauche, Youpala faillit crier pour de bon à l’abondance : des coupes en bronze gisaient au sol, parfois recouvertes de vaisselle d’argent, d’hyacinthe et d’or ; des armes ornaient les murs, et certaines étaient enfermées dans des présentoirs du plus grand standard ; des chandeliers massifs étaient suspendus au plafond ; des tapis moyen-orientaux décoraient superbement le sol ; des tapisseries dans le plus pur style arabo-normand ne laissaient apparaître aucune trace de mur ; surtout, la salle dégageait une certaine chaleur curieusement complice. Toutefois, Youpala savait qu’il ne pouvait se permettre de flâner. Il alla donc à gauche. Dans ce qu’il pensait être la cinquième salle de gauche, Youpala se rendit compte qu’il était retourné dans la grande salle. Alors, Youpala, confus mais toujours résolu, décida d’aller dans la salle de droite, convaincu cette fois qu’il devait abandonner ses anciens dogmes et se décider à changer, à l’occasion, de direction, en dépit de ce que préconisait un ancien sage, qui avait eu le regrettable défaut de ne se perdre que dans des forêts et non dans des labyrinthes.

Youpala arpentait les salles suivant la première salle de droite de la grande salle. Il oubliait presque que sa mort devait inexorablement survenir dans quelques instants. Mais pour le moment il semblait tout à fait insouciant ; il admirait les tableaux accrochés aux murs, non sans se laisser aller à s’arrêter souvent pour contempler plus en avant quelques menus détails picturaux. Sur l’un des tableaux, dont Youpala, qui avait certes quelques qualités mais de nombreux défauts dont l’un était de n’être pas nyctalope, ne pouvait lire le titre en raison de la trop faible luminosité, le maraîcher crut apercevoir une silhouette qui lui ressemblait quelque peu. Aidé par un vieil homme portant barbe et bâton, le simili-Youpala combattait un immense dragon. Sur le tableau suivant, Youpala put apprécier de voir un cadavre d’immense dragon joncher le sol, à côté cependant de celui du simili-Youpala. Cela intrigua fort Youpala, qui reprit cependant sa marche ; il pensait toujours à ce qu’il venait de voir quand sa progression dut stopper net. Youpala crut un instant voler majestueusement dans les airs avant de s’écraser misérablement au sol quelques mètres plus loin, en face du tableau présentant le simili-Youpala mort. Youpala ne mit pas longtemps à comprendre qu’il avait dû marcher sur une dalle noire qui n’était pas sans présenter quelques sévères imperfections. Par chance, il n’avait rien ; même sa bouteille d’huile d’olive était restée fermement amarrée à sa ceinture, qui elle non plus n’avait pas bougé. Youpala tira les leçons de cette histoire en décidant qu’il regarderait dorénavant l’emplacement futur de son pied enlevé ; cela d’ailleurs ne devait pas forcément l’empêcher de continuer à penser. Et c’est ainsi que, marchant en pensant et pensant en marchant, Youpala poursuit sa route dans ce qui apparut bien alors comme une espèce de donjon, voire simplement comme un donjon.

Youpala savait bien peu de choses concernant les donjons, puisqu’il savait que bien peu de choses dans les romans traduisaient la réalité des donjons. Comme il avait fini de songer au tableau précédent, Youpala décida d’appliquer malgré tout ses lectures au donjon présent : il savait qu’il ne pourrait compter que sur cette expérience. Si Youpala finissait donc par triompher de la Bête, il délivrerait par la même occasion une ravissante princesse, blonde de surcroît, et qui n’aurait alors pas rechigné à l’idée de concrétiser avec lui, son ô combien courageux sauveur, ses projets nuptiaux et familiaux. Il n’avait cependant pas d’épée légendaire sur lui. Comme on ne savait jamais, il considéra les ornements de son arme et conclut hélas que leur fonction ne devait être qu’esthétique : sans doute était-il impossible que le dessin de lion qui figurait sur son épée prît subitement vie, rugît dans tous les lieux, et terrassât la Bête de ses crocs nouvellement acérés ; un cinquième espoir éphémère, trop éphémère, s’évanouissait donc aux yeux verts kaki de Youpala. Celui-ci était si désespéré qu’il en était réduit à espérer que les romans fissent de leur réel le réel. De toute manière, il était acquis que le compagnon d’enfance du héros légendaire ne pourrait venir sauver ledit héros légendaire à l’ultime seconde, puisque Youpala devait rester seul en ce Château de Kiankian. Rafaso Bergamo eût été pourtant parfait pour ce rôle, mais la distribution l’interdisait : Youpala, seul en scène, devait poursuivre sa route qui devait le mener à son Destin.

Une catastrophe arriva. Une péripétie nouvelle et de haute importance fit comprendre à Youpala que le moment de la confrontation avec la Bête n’était désormais plus très éloigné. Une double porte presque aussi imposante que la porte de l’entrée du Château de Kiankian se tenait devant le maraîcher. Du sang coagulé recouvrait le sol près de ladite double porte presque aussi imposante que ladite porte d’entrée. Seul un être presque aussi grand que ladite double porte pouvait résider derrière la double porte. Cet être, dans l’esprit de Youpala, ne pouvait être que la Bête. Youpala sortit son épée de mithril et brandit son bouclier du même métal devant lui. D’un coup de pied rageur, il ouvrit la double porte imposante : du moins il essaya. D’une poussée honorable, Youpala parvint enfin à dégager assez d’espace pour pouvoir pénétrer dans la pièce derrière la double porte imposante. La salle, de par son immensité, en imposait, encore plus même que la double porte ; en son centre était disposée une fontaine, ce qui rendait impossible la circulation d’est en ouest (ou du nord au sud) de la pièce sans devoir faire un détour ou se tremper dans l’eau de la fontaine. Ce à quoi Youpala devait préférer la première solution : car, bien que le mithril fût certes le plus léger des métaux (à l’échelle de son incroyable résistance), il était acquis que Youpala devait perdre une bonne partie de sa dextérité originelle en tentant de nager avec son équipement. Youpala ne le remarqua curieusement qu’après avoir vu la fontaine, mais un immense tableau ornait le mur du fond : ce tableau représentait le vieux mage des tableaux précédents ; ce mage surplombait du regard les cadavres du dragon et du simili-Youpala ; il mangeait sa barbe et semblait se taper avec son propre bâton.

Youpala ne put plus longtemps prêter attention au décor de la salle, puisque la Bête arriva par derrière lui et faillit lui enlever la tête de ses épaules. Youpala comprit que la bête était la Bête, étant donné qu’il n’y avait qu’une bête dans le château ; or il n’y avait que la Bête dans le château ; donc cette bête devait être nécessairement la Bête (et aussi, pensa Youpala, parce qu’elle était presque aussi imposante, comme il l’avait prévu, que la double porte précédente, voire même presque aussi imposante que la salle dans laquelle il avait l’immense infortune de se trouver). Malgré la pertinence de son syllogisme, Youpala comprit que pas même le plus pertinent de tous les syllogismes ne pouvait le sauver en un pareil instant. Il avait évité le coup de patte de la Bête d’une roulade en arrière correctement et promptement effectuée et se dit que c’était probablement la meilleure technique qu’il devait provisoirement mettre en œuvre. La Bête ressemblait à un énorme crapaud à qui l’on aurait rajouté des crocs de lion et une crinière du même animal : ce qui lui donnait un aspect tantôt noble et majestueux, tantôt ridicule et honteux. Youpala s’intriguait de l’apparence de la Bête : il avait vraiment pensé qu’elle aurait dû ressembler à un dragon ; mais, dans son excitation, il oubliait que la réalité des fictions de donjons n’était pas celle des véritables et authentiques donjons : un tel égarement était cependant facilement excusable en raison des coups de patte répétés que la Bête lançait à l’encontre du maraîcher. Celui-ci se défendait comme un beau diable, ou plutôt exécutait les roulades arrière comme un gymnaste confirmé. En revanche, Youpala comprit vite que les moulinets de son bras gauche ne devaient lui être d’aucune utilité : la taille imposante de la Bête exigeait que l’on agitât une épée vingt fois plus grande que celle de Youpala pour pouvoir ne serait-ce qu’inquiéter ladite Bête. De ce fait, Youpala n’avait plus que deux espoirs. Mais à vrai dire, ce n’était pas l’espoir qui le motivait, si seulement l’on accepte de ne pas nommer espoir ce qui n’est pas espoir de vie meilleure, mais simplement espoir de vie future, c’est-à-dire encore crainte plutôt qu’espoir.

La circularité de la salle octroyait à Youpala la possibilité intrinsèque de rester à distance raisonnable de la Bête. La technique de Youpala était simple : il courait autant qu’il le pouvait et, lorsque la Bête s’était assez rapprochée de lui pour pouvoir lui mandater son imposante patte (car la Bête, à défaut d’avoir une vitesse de pointe hors du commun, disposait de pattes d’une longueur hors du commun, ce qui ne permettait pas à Youpala de se mettre sûrement hors de portée), Youpala exécutait une roulade arrière : ce qui lui permettait non seulement d’éviter une mort brutale, mais encore de pouvoir se remettre à courir, ce jusqu’à sa prochaine roulade arrière. Cependant, une telle stratégie ne laissait pas beaucoup de place à l’offensive. Or Youpala comprit vite qu’un nouvel espoir était né de l’exploitation de cette technique. Voici ce en quoi consistait ce troisième espoir : la Bête perdait en agilité et probablement en endurance ce qu’elle gagnait en taille et probablement en force imposantes ; il était clair que Youpala avait une endurance légèrement au-dessus de la moyenne : il l’avait acquise grâce à son travail inlassable de porteur de cageots dans sa prime et blonde jeunesse. Il était aussi très probable que la Bête n’avait jamais eu l’occasion de porter des cageots de fruits et légumes dans sa prime et fauve jeunesse, ou de se livrer à quelque autre activité susceptible d’augmenter significativement son endurance et son agilité. Youpala était de surcroît plutôt frêle et franchement petit, ce qui ne faisait que rajouter à son endurance et son agilité. Youpala se rappela l’histoire de ce guerrier qui parvint à triompher, malgré sa flagrante infériorité numérique, en attirant un à un ses adversaires fatigués par une course-poursuite à laquelle ils n’étaient guère préparés. Youpala n’était certes pas en infériorité numérique, mais sa situation restait équivalente à celle de ce guerrier, à savoir précaire et sans espoir : le vendeur de fruits et légumes devait fatiguer autant que possible la Bête ; une fois celle-ci suffisamment éreintée, il tenterait de lui adresser un coup d’épée qu’il espérait fatal ; sinon, il était prêt à recommencer autant que possible cette opération ingénieuse.

Youpala ne savait pas depuis combien de temps il exécutait des roulades arrière. Cependant, il prit, à force, l’habitude de compter ses roulades arrière : depuis qu’il avait commencé à compter, Youpala devait en être à soixante-douze roulades arrière promptement exécutées ; il ne savait pas combien de roulades arrière il avait exécutées avant d’avoir commencé à compter ses roulades arrière : mais il estimait ce nombre de roulades arrière à un peu moins de vingt-cinq. Youpala tressauta légèrement du cœur une fois la – probable – centième roulade arrière effectuée. Il décida de se composer un cri de guerre pour s’occuper entre deux roulades arrières ; puis ce cri de guerre devint un refrain, qui devint un hymne, qui devint une épopée de douze mille vers en hexamètres dactyliques (Youpala ne savait pas depuis quand il avait commencé à compter les hexamètres dactyliques, ce qui devait brouiller quelque peu le nombre final d’hexamètres dactyliques, condamné à rester flou). Youpala fêta avec force ostentation sa deux millième roulade (il avait hélas raté les festivités de la millième). Arrivé proche de la vingt millième roulade arrière, Youpala sentit qu’il commençait à faiblir : il n’aurait probablement pas la force et l’endurance nécessaires pour exécuter ne serait-ce que trois centaines de roulades arrière supplémentaires. Mais alors il se retourna et vit la Bête sur le dos, comme roulée en arrière. Youpala sut qu’une occasion inestimable s’offrait devant lui. Il s’approcha de la Bête, non sans prendre un maximum de précautions pour qu’elle ne l’entendît pas : la Bête, sans doute fatiguée d’avoir donné plus de vingt mille coups de pattes (elle n’avait probablement pas dû tout compter elle non plus), semblait dormir profondément.

Youpala grimpa sur la Bête et, arrivé sur sa nuque, leva très haut de son bras gauche son épée de mithril et la fit tomber. Le bruit assourdissant que fit l’épée de mithril en chutant ne réveilla heureusement pas la Bête : Youpala profita de ce nouveau miracle pour aller rechercher son épée de mithril. Revenu sur la Bête, et plus précisément aux environs de sa nuque, Youpala releva son épée de mithril, toujours de la main gauche, mais moins haut cette fois-ci, pour ne pas subir le même désappointement fort dommageable que précédemment. Il allait plonger son épée de mithril dans la chair de la Bête lorsque celle-ci se réveilla ; Youpala se cramponna à la crinière de ladite Bête. Il ne connaissait pas l’art du rodéo, art seulement connu des indigènes chappaquiddicks des Indes, ou de quelque autre continent : ce qui était dommageable, étant donné que la Bête remuait de toutes ses forces pour expulser le maraîcher de sa nuque. Mais Youpala tint bon, comme si sa vie en dépendait, ce qui du reste était le cas. Avec le recul, il fut finalement fort satisfait de n’avoir pas pu tuer la Bête : il aurait pu oublier, auparavant, de l’oindre d’huile d’olive. Tout en se cramponnant fermement d’une main, Youpala saisit donc la bouteille d’huile d’olive qui était restée tout le long fermement accrochée à sa ceinture ; il défit le bouchon de la bouteille d’huile d’olive et en déversa intégralement le contenu sur la crinière de la Bête ; celle-ci ne sembla pas fort affectée par cette action héroïque : pire, elle semblait apprécier le contenu de la bouteille d’huile d’olive. Le GSVV avait bien précisé que cette action héroïque était somme toute symbolique en dépit de son caractère indispensable, et qu’elle ne devait en aucun cas affecter le déroulement du combat, mais seulement sa conclusion : Youpala, alors, fut rassuré. Il se dit qu’il avait accompli la moitié du chemin, ce qui était déjà une action héroïque en soi ; il se mit à rêver de femmes et brouzoufs ; il vit les honneurs, les distinctions, les médailles, les chaises curules, les bonnets phrygiens, les tiares d’argent, d’hyacinthe et d’or, et encore bien des milliers de discriminations tout droit sorties de son imagination.

Grâce à la rapidité d’action de Youpala, la Bête n’avait pas eu le temps de se reposer suffisamment, si bien qu’elle semblait de plus en plus perdre ses forces, pourtant d’une imposante étendue au début de la confrontation à mort qui opposait depuis un nombre innombrable (ou bien alors de manière floue) de roulades arrière les deux lutteurs. Youpala, toujours accroché à la crinière fauve du crapaud géant, saisit son épée de mithril du bras gauche et se décida à passer à l’offensive : quand les ruades improvisées de la Bête faiblissaient (elle ne connaissait pas l’art des ruades improvisées, contrairement aux crapauds-chevaux géants d’Extrême-Médamothi), Youpala en profitait pour porter des coups d’estoc, un peu au hasard mais toujours à bout portant. Le râle de la Bête devenait de plus en plus rauque au fur et à mesure que Youpala levait et baissait promptement son bras gauche, son épée de mithril dans la main. Youpala, coiffé d’un bonnet phrygien, put désormais presque toucher les honneurs, les distinctions et autres chaises curules tout droit sorties de son imagination. Youpala continuait à frapper ; la Bête continuait à s’affaiblir. Puis, au bout de deux ou trois centaines de coups d’épée de mithril, la Bête s’effondra ; mais elle était toujours vivante. Alors Youpala cria le dernier vers de son épopée neo-homérique qui ressemblait à ceci : « vitaque cum gemitu fugit indignata sub umbras ». La vie de la Bête, à défaut d’être à proprement parler indignée, s’enfuit néanmoins en Outre-Tombe une fois ce coup fatal d’épée de mithril porté. Youpala, il ne le croyait pas, mais c’était pourtant ce qui était arrivé, Youpala, donc, avait, finalement, contre toute attente, lui, pauvre maraîcher, triomphé de la Bête. Il poussa un formidable cri de joie qui aurait pu rendre trois ou quatre fois plus jaloux le plus jaloux des jaloux du plus joyeux des joyeux.

Youpala n’avait pas encore fini de hurler sa joie quand le GSVV et Rafaso Bergamo, suivis d’une dizaine d’hommes, franchirent la double porte imposante pour accourir auprès de lui : ils avaient cru que Youpala avait succombé à quelque blessure, étant donné l’horreur des cris qu’il avait poussés, et avaient finalement décidé de venir en aide au maraîcher. Youpala demanda rapidement au GSVV son emploi du temps de ces dernières heures : le GSVV lui répondit qu’il avait été capturé par les GAN, qui lui avaient fait subir mille tortures, mais qu’il avait finalement su s’échapper en retrouvant miraculeusement une formule magique de Délivrance flambée, dont il ne s’était jamais souvenu sans son précieux Magique Grimoire (un miracle mnémonique qu’il attribuait au coup sur la tête qu’il avait reçu de la part d’un membre zélé des GAN). Mais cela importait à vrai dire peu à ce moment : Youpala dominait du regard le cadavre de la Bête. Assis sur une bien confortable chaise curule, il suçait déjà l’or de son prochain trophée lorsque la terre se mit à trembler et que le sol se fendit, emportant Rafaso Bergamo, lui qui devait pourtant devenir officiellement Roi le lendemain, dans un abîme qu’on imaginait sans peine sans fin et sans fond.

Le GSVV prit alors Youpala par la main et courut aussi vite que le lui permettaient ses quatre décennies et demi. Youpala, malgré l’épreuve qu’il venait de subir, restait toutefois vif et alerte : ce fut lui qui finit par entraîner le GSVV de son bras gauche. Les deux personnages crurent qu’ils allaient être sauvés au moment de s’extirper des ruines du Château de Kiankian, mais ils comprirent vite que le sort du monde (si l’on considère que le Château de Kiankian avait cessé d’être le monde) était loin d’être aussi enviable que le sort du Château de Kiankian. Le feu ravageait les plaines et les sols avaient laissé place à de profonds abîmes dont nul, à part éventuellement Rafaso Bergamo et d’autres infortunés, ne pouvait connaître la profondeur. Le GSVV voulut rapidement trouver la cause de la fin du monde, qui semblait paradoxale puisque le Sauveur de l’Univers avait triomphé de la Bête. La mémoire semblant lui revenir peu à peu depuis le coup sur la tête que lui avait porté un membre zélé des GAN, le GSVV s’inquiéta du sort que Youpala avait destiné à la bouteille d’huile d’olive : ce à quoi Youpala répondit sereinement que tout le contenu de la bouteille avait été dûment versé sur la crinière fauve de la Bête. La mémoire semblant décidément lui revenir franchement, le GSVV, soudain horrifié, se tapa alors à plusieurs reprises la tête avec son propre bâton.

Youpala s’inquiéta de ce comportement pour le moins étrange de la part du GSVV : ce à quoi le GSVV répondit qu’il avait, dans sa relative sénilité tendant au gâtisme absolu qu’il commençait maintenant à admettre quelque peu, confondu une bouteille d’huile d’olive avec une bouteille d’huile de palme. Youpala ne voyait pas en quoi cela était dramatique (du moins théoriquement, puisqu’en pratique cela semblait devoir se traduire par la fin du monde). Le GSVV raconta alors l’histoire de la Bête à Youpala : une histoire que Youpala trouva abracadabradantesque et beaucoup trop rapidement racontée pour qu’il pût apprécier sa profondeur diégétique. La Bête était en réalité l’ancien Roi, Bergogo Rufososo, père de Rafaso Bergamo ; le Roi était dramatiquement allergique à l’huile d’olive (mais raffolait d’huile de palme) ; un jour, un domestique, qu’on avait par la suite décapité puis pendu non sans difficultés, commit un régicide involontaire en confondant l’huile de palme avec l’huile d’olive : le Roi mourut dans d’atroces convulsions et la Prophétie de l’huile d’olive, que seuls le GSVV et le Roi connaissaient, s’accomplit. De ce fait, le Roi se réincarna en crapaud géant à la crinière fauve et devint la Bête de l’Apocalypse. Youpala ne comprit pas trop le raisonnement du GSVV. Celui-ci ajouta que verser de l’huile d’olive faisait partie d’un rituel antique qui devait, par une sorte de catharsis, faire revivre au Roi ses souffrances passées et lui permettre de les dépasser. Si ce rituel n’était pas accompli, la Bête de l’Apocalypse ne devait jamais trouver la paix, ce qui aurait par là même causé précipitamment la fin du monde même une fois son corps vaincu. Youpala prit son épée de mithril et transperça le GSVV.





La fin de l’histoire de Youpala, et par la même occasion celle du monde, et par la même occasion celle du présent récit, survint trop précipitamment lorsque le maraîcher tomba lui-même dans un abîme dont il estima la profondeur, de manière toutefois un peu floue, à douze mille pieds.




Bonjour B.O.F. La nouvelle postée en plusieurs épisodes aurait certainement fait l'objet de commentaires fournis et plus nombreux.
Et puis, il est de coutume de se présenter ici : http://www.vosecrits.com/t10392-presentez-vous-ici. Brièvement, ça fera l'affaire :-)
La Modération

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B.O.F.

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Message  Invité Sam 4 Fév 2012 - 22:40

Hilarant !
Dommage que ce soit si long, je n'ai pas le temps de tout lire !
Tu aurais mieux fait de le mettre par morceaux, petit à petit, tu aurais eu plus de lecteurs. Là, je pense que beaucoup vont reculer devant le pavé et c'est regrettable !

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Message  midnightrambler Dim 5 Fév 2012 - 15:35

Bonjour,

Une écriture apparemment claire et précise, non dénuée d'une certaine élégance ... mais désolé, je ne peux pas supporter plus de dix lignes de ce genre de littérature, en une seule fois ou en plusieurs d'ailleurs !

Amicalement,
midnightrambler

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Message  Invité Jeu 9 Fév 2012 - 18:09

Suis friand de loufoque aussi, mais la stratégie du pavé n'est pas géniale. tu aurais du nous abreuver au compte-goutte; en bloc ça fait script pour un prochain Pixar.

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Message  Invité Mer 15 Fév 2012 - 14:22

Quelques remarques de forme pour commencer :
– « à moins de courir très vite contre la Marche Inexorable du Temps » : pourquoi toutes ces majuscules pompeuses (à la con, oserais-je dire) ? ;
– « à une toute autre échelle » : « tout autre échelle » ;
– « dont l'unique dessein, fort machiavélique était de faire comprendre » : virgule après « machiavélique » ;
– « ce que signifiait le mot : "Néant" » : le deux-points est de trop. Par ailleurs, vous gagneriez à utiliser les guillemets français « et » ;
– « où le "Néant" allait enfin surgir » : guillemets français ;
– « l'Académicien en Chef » : comme un peu partout, pourquoi ces majuscules ? ;
– « de "Rien du tout du tout" au cours d'un dîner-débat » : guillemets français ;
– « les GAN de "Tout du tout du tout" » : idem ;
– « les graves et dignes et estimables juges estimaient » : « estimables » et « estimaient » font doublon ;
– « avant le Concours quelque herbe prolifique » : pas de majuscule ;
– « on ne se gênait pas pour accuser le vainqueur d’avoir jouer » : « joué » ;
– « le Prince hériter en personne » : « héritier » ;
– « En effet, le Roi, Bergogo Rufososo » : la majuscule à « Roi » est aussi inutile que celle à « Prince »… ;
– « de donner le nom de ces deux paternels au Château » : « ses » plutôt que « ces » ;
– « il y a environ 23 minutes » : « vingt-trois » ;
– « – voire du désaxement - du GSVV » : le deuxième tiret doit aussi être, à l'exemple du premier, un tiret demi-cadratin « – » (Alt + 0150) ;
– « - Rafaso Bergamo lui-même » : tiret demi-cadratin d'incise ;
– « à quoi les GAN répondirent sur le champ en prétendant » : « sur-le-champ » (traits d'union) ;
– « le record régional de la course à pieds » : « course à pied » ;
– « du Concours national de course à pieds » : idem ;
– « En l’état, le château garde… au vu de l’état de nos finances » : « en l'état » / « de l'état », la répétition est-elle à dessein ? ;
– « plus de ce que l’on pouvait trouver, à peu de choses près » : « à peu de chose près » ;
– « Youpala savait bien peu de choses » : idem ;
– « que bien peu de choses dans les romans » : idem ;
– « La salle, de par son immensité » : éviter « de par » dans la langue soignée, à moins de l'utiliser dans l'expression « de par le monde » ;
– « de son épopée neo-homérique » : « néo » ;
– « « vitaque cum gemitu fugit indignata sub umbras ». » : ce vers de l'Énéide aurait dû être recopié en italique ;
– « ses quatre décennies et demi » : « et demie » (une décennie).

À ma grande surprise, contre toute attente, votre récit m'a plu. L'intention parodique est manifeste, orchestrée avec maestria souvent, parfois néanmoins avec trop de lourdeur – une lourdeur qui sert la diégèse, nourrit le ressort comique mais paraît aussi, dans certaines phrases, excessive. J'ai aimé le jeu des allusions, très fines, notamment à Rabelais, avec l'« extrême-Medamothi » ou la « prophétie de l'huile d'olive », prophétie qui n'est pas sans rappeler l'« oracle de la Dive Bouteille ». J'apprécie ce perpétuel travestissement carnavalesque de l'épopée mais certaines phrases gagneraient, à mon sens, à être un peu moins touffues, plus flexibles. Une présentation plus aérée, découpée en chapitres ou tout au moins en épisodes, vous aurait sans doute permis d'intéresser plus de lecteurs.

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Message  B.O.F. Lun 2 Avr 2012 - 21:44



Spoiler:

Le Destin de Youpala


La Bête l'attendait dans le Château de Kiankian et Youpala savait bien qu'il ne pourrait échapper à son Destin, à moins de courir très vite contre la Marche Inexorable du Temps, ou de s'éventrer sur-le-champ, mais cela était impossible : car non seulement on ne pouvait arrêter la Marche Inexorable du Temps, mais encore (et surtout) parce que Youapala était assez craintif, lâche, timide et poltron. Il va de soi que lorsque Youpala fut désigné par le Grand Sage Vénérable et Vénéré (GSVV) comme le Sauveur de l'Univers, l'Univers comprit immédiatement qu'il n'allait pas être Sauvé.

C'était lui, Youpala, qui devait terrasser la Bête après l'avoir obligatoirement enduite d'huile d'olive, pour une raison que le GSVV avait préféré contenir dans son infiniment sage cerveau (à l'hermétisme néanmoins inquiétant, si bien que l'on soupçonnait que la marche inexorable du GSVV vers le gâtisme s’était fort accélérée ces derniers temps). L’Univers n’était pas seul à être désespéré du choix du Sauveur de l’Univers, ce même Sauveur l’étant même en premier chef ; et lui comme les autres ne comprenaient pas bien pourquoi le sort de centaines de millions de personnes devait reposer sur un vendeur de fruits et légumes ambulant dont le plus incroyable haut fait avait été de remporter le second prix du plus gros melon de l'an de grâce huit mille huit cent soixante-sept : ce qui n'était certes pas ridicule dans le cénacle des agriculteurs de son comté ; mais l'on se situait ici à une autre échelle, celle où il s'agit de défaire des bêtes de l’Apocalypse tout droit sorties des Abysses des Temps Anciens dont l'unique dessein fort machiavélique était de faire comprendre à l'humanité ce que signifiait le mot : "Néant".

Malgré l'opiniâtreté des Académiciens qui s'étaient échinés à démontrer le caractère dommageable de la fin du monde pour les affaires humaines, il était certain, du côté des Grands Adorateurs du Néant (GAN), que le Moment allait venir : ce Moment où le "Néant" allait enfin surgir en sa majesté (ce qui allait plonger au passage les GAN en enfer, mais le plus tard possible espéraient-ils ; la catabase, qui à défaut d’être spirituelle, homérique ou initiatique, s’annonçait au moins définitive, était même souhaitée la moins douloureuse possible). Un imbroglio était d'ailleurs né le jour où Rufuso Bergomo, l'Académicien en Chef, avait qualifié les GAN de "Rien du tout du tout" au cours d'un dîner-débat dansant, insufflant alors liesse et bonheur dans tous les cœurs des GAN. Conscient d’avoir produit un effet inverse à ce qu’il escomptait originellement, Rufuso Bergomo avait fait marche arrière en qualifiant désormais les GAN de "Tout du tout du tout", ce qui n'était pas pour réchauffer les relations entre les GAT (Grands Adorateurs du Tout) et les GAN (dont la lutte séculaire devait donc être réglée par Youpala), ni même entre les GAT et Rufuso Bergomo lui-même.

Le jeune marchand de fruits et légumes avait bénéficié du meilleur équipement possible. Toutes ses protections étaient faites de mithril, ce qui avait l'avantage d'allier résistance et légèreté, mais l'inconvénient d'avoir provoqué l'ire des GAM (Grands Adorateurs de Mithril). Les GAM avaient fait alliance avec les GAN contre les GAT et Youpala ; ils avaient fomenté de nombreux attentats qui avaient fort heureusement tous échoué en raison du refus obstiné car idéologique des GAN à créer des bombes à partir de rien. Quant à l'armement de Youpala, on pouvait encore en dire des merveilles : l'épée de mithril qu'il portait était à même de transpercer le cœur de n'importe quel être vivant ; l'arc, qu'il ne sortait que dans les grandes occasions (c'est-à-dire lorsque son bras n'était pas assez long), était lui d'if fin, ce qui n'avait pas manqué de susciter une acerbe polémique chez les GAIF (Grands Adorateurs d'If Fin), furieux de voir que de l'if fin pouvait profiter au premier maraîcher venu, et non à Bergoma Rufusa, l'énergique commandante en chef des GAIF, et archère émérite, en particulier lors des grandes occasions. Elle avait notamment remporté le second prix du Concours mondial de tir à l’arc ; elle ne manqua la première place qu’après avoir été déclassée au dernier moment : les graves et dignes et estimables juges estimaient que l’if de son arc était trop fin, et que cela lui donnait des avantages qu’aucun de ses concurrents n’avait ; que l’effet n’aurait été guère différent si elle avait ingéré avant le Concours quelque fine herbe prolifique ; et que par conséquent, ses performances se devaient d’être corrigées. Bergoma Rufusa accepta mal cette décision ; en outre, dans les rangs des GAIF, on ne se gênait pas pour accuser le vainqueur d’avoir joué de ses hautes relations au sommet du Royaume.

Youpala avait été entraîné par Rafaso Bergamo, le Prince hériter en personne, qu'on disait être le meilleur épéiste de l'Univers, derrière le GSVV, qu'on disait être le meilleur, de toute façon, dans tous les domaines ; il était également devenu récemment le meilleur archer de l’Univers (derrière le GSVV), à la faveur d’un concours de circonstances lui ayant profité. Malheureusement, l'entraînement de Youpala n'avait pu commencer que vingt minutes avant sa confrontation avec la Bête, en raison d'une déclamation tardive du GSVV, qu'on soupçonnait d'être un peu gâteux. Youpala n'avait eu le temps que d'apprendre deux mouvements : le premier consistait à faire une roulade arrière, et le second à faire des moulinets avec son bras, ce qui avait l’utilité d’occuper son adversaire pendant qu'il l'enduisait d'huile d'olive avec l'autre bras. Rafaso Bergamo avait fini par conclure que l'Univers était perdu, et que sa vie allait devoir se conclure au moment même où son Destin à lui devait commencer. En effet, le Roi, Bergogo Rufososo, avait disparu depuis trois cent soixante-quatre jours, soit environ vingt-quatre heures avant qu'il ne soit déclaré mort. Rafaso Bergamo avait paru très affecté par la disparition de son Royal Père. Le GSVV escomptait retrouver le Royal Roi en lançant un sort de Recherche, mais il eût fallu pour cela qu'il retrouve la formule du sort de Recherche (on le disait un peu gâteux) dans son Magique Grimoire, dont certaines pages avaient été arrachées par les GAG (Grands Adorateurs de Grimoire), sans qu'on pût retrouver la trace des pages manquantes (il eût fallu pour cela lancer un sort de Recherche).

Le Château de Kiankian avait autrefois appartenu à Kian, qui l'avait légué à son fils Kian, qui lui-même l'avait légué à sa mort à son fils Kian, qui en hommage à son paternel et au paternel de ce même paternel décida de donner le nom de ces deux paternels au Château, sans croire bon de séparer la juxtaposition de leurs Paternels Prénoms par un trait d'union ou un quelconque signe typographique qui n'aurait pas été sans matérialiser une séparation empiriquement et donc vraiment infondée sur la relation étroite qu'entretenaient Kian et Kian. Le Château avait été bâti en des temps immémoriaux. Certains libraires trop vieux ou trop prudents pour mentir prétendaient que le Château reposait fort précisément pas très loin de l'entrée des Enfers ; on n'avait pu vérifier ces dires étant donné qu'il eût été impensable de démolir le Royal Château jusqu'en ses fondations les plus profondes pour pouvoir vérifier les assertions de quelques hurluberlus trop improductifs pour être qualifiés d’utiles et de profitables à la société. Néanmoins, à cause de ces parasites, le mal avait été fait et la corrélation entre l'apparition de la Bête et l'emplacement supposé des Enfers avait déchaîné les passions, jusqu'à ce que l’on nomme Youpala comme Sauveur de l'Univers, ce qui eut tôt fait de changer l'initiale excitation en pleurs abondants et adieux déchirants.

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Message  Modération Mar 3 Avr 2012 - 6:29

B.O.F, pour des raisons pratiques inhérentes au catalogue VE, les suites ou textes modifiés se mettent à la suite du texte original. Il vous faudra donc poursuivre la publication des prochains épisodes sur ce même fil.
Merci de votre compréhension.



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Message  B.O.F. Mar 3 Avr 2012 - 8:17

A la Modération : je comprends et j'en prends note, merci.

A Alex : merci pour avoir tout lu, pour tes nombreuses corrections.
Tes remarques font pour leur majorité référence à des corrections qui ont déjà été apportées dans la "nouvelle version" (au contraire de certaines). Idem pour la lourdeur de certaines phrases, même si c'est l'équilibre est délicat à trouver.

Pour les Majuscules : l'Intention est, évidemment, Parodique.

Le vers de l'Éneide était au moins en italique sur la version word. :p

B.O.F.

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Message  elea Mar 3 Avr 2012 - 17:43

J’ai eu du mal avec les acronymes, de même qu’avec le jeu autour du nom de Rufuso Bergamo (et autres), c’est inventif et amusant mais rend le fil difficile à suivre je trouve.
Du coup je n’ai pas eu l’impression de lire une histoire (toute parodique qu’elle soit) mais une succession de petits sketchs censés dépeindre la situation et ne faisant que la rendre assez confuse pour moi.

Ceci dit, j’ai bien aimé le ton vif, l'humour de certaines trouvailles, j'ai bien accroché au dernier paragraphe et je lirai donc la suite, par curiosité, pour voir où cela mène (je suppose que je pourrais le voir de suite en lisant en entier le premier texte mais je préfère effectivement suivre par bouts).

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Message  B.O.F. Jeu 5 Avr 2012 - 17:04

2ème bout, remanié donc en plusieurs endroits par rapport à la version originale (avec les toutes dernières corrections d'Alex, notamment).
Il s'agit de la fin de la première partie : on en finit avec les clubs et on s'interroge sur la nécessité de parier sur la fin du monde.





Le GSVV avait disparu depuis qu'il avait désigné Youpala comme Sauveur de l'Univers (c'était il y a environ vingt-trois minutes). Nul ne savait où était passé le GSVV, et la fermeté de cette ignorance était encore renforcée par la disparition des pages du Magique Grimoire où l'on aurait pu retrouver les traces d'un sort de Recherche. En revanche, une chose était certaine : le GSVV n’était plus seulement gâteux, il était désormais bel et bien fou, dément, inconscient voire désaxé. On avait bien supposé la progression de sa sénilité par le passé, mais on s'en gaussait alors ; si l'on avait pu deviner que cela causerait la perte de l'Univers, il est évident que l'on aurait procédé sur-le-champ à la destitution du GSVV et à de nouvelles élections au suffrage royal ; mais les GAS (Grands Adorateurs de la Stabilité) s'y étaient opposés, prétextant qu'on ne savait jamais ce qui allait arriver si l'on tentait une telle chose, et que le monde était très bien tel qu'il était, et que tout changement ne pouvait être que néfaste au vu de la perfection actuelle. En ce moment même, les GAS étaient certainement les plus optimistes des humains : ils assuraient que l'ordre du monde allait rester tel quel, puisqu'on ne pouvait pas l'imaginer autrement ; et que Youpala allait nécessairement bien trouver un moyen de sauver la stabilité du monde. Il n’y avait manifestement que les GAN pour être tant sereins en cet instant.

Le GSVV avait aussi été clair en ses propos : Youpala devait pénétrer seul dans le Château de Kiankian, au risque d'accélérer la venue de la fin des temps, ce qui cette fois-ci ne contentait guère plus que les GAN. Hormis les GAN, les GAS² (Grands Adorateurs des Solitaires), seuls, comme à leur habitude, s'étaient montrés satisfaits de cette impérieuse prescription. Rafaso Bergamo avait cru tout de même devoir accompagner Youpala dans le Château de Kiankian étant donné le néant des compétences du vendeur ambulant de fruits et légumes, ce que désirait du reste corps et âme Youpala ; mais l'on avait su les dissuader tous les deux en un vif débat de quatre-vingt-quinze secondes lors duquel Rufusu Bergumu, le Royal Avocat, avait su porter sa verve oratoire à un niveau sans doute inégalé. Il était dommage que lui non plus ne pût pénétrer dans le Château de Kiankian : sans doute aurait-il pu convaincre la Bête de commettre un acte suicidaire ou de retourner dans les Abysses d'où elle n'aurait dû jamais sortir selon l'opinion de tous, sauf peut-être celle des GAN.

C’est dans ces conditions que Youpala finit par franchir le pont-levis qui reliait le château de Kiankian au reste du monde condamné ; cependant, le monde, en ce moment précis, c’était seulement pour beaucoup (pour tous les êtres vivants) le château de Kiankian : le reste n’avait que peu d’importance, puisque c’est là que tout allait se jouer. Les GAP (Grands Adorateurs des Paris) n’avaient logiquement pas eu le temps d’organiser leurs grandes sessions habituelles pour fixer les cotes, mais on disait entre gens de bien que miser un brouzouf sur la fin du monde ne rapporterait qu’un brouzouf un quart. Certains, qui se croyaient plus habiles que d’autres, mais qui ne l’étaient en réalité qu’à moitié, et encore, ne comprenaient pas pourquoi l’on pariait de l’argent sur la fin du monde : le brouzouf que l’on y mettait ne nous reviendrait jamais (il aurait fallu pour cela que la fin des temps fût reportée à une date ultérieure) ; mais ces gens-là oubliaient que ce qui motivait les GAP n’était point la thésaurisation de brouzoufs, mais uniquement l’ardeur, l’excitation et le challenge qu’il y avait à parier. Qui a déjà remporté un sac entier de brouzoufs en pariant sur la première course de chevaux venue doit comprendre ce que l’on ressent alors : « Trois et quatre fois heureux suis-je d’avoir obtenu une large rétribution de brouzoufs en pariant sur ce cheval » s’exclamait chaque GAP après chaque victoire, alors plongé, béat, dans ce moment d’excitation où le corps semble s’élever, partir, disparaître, fondre, et où enfin l’homme se sent uniquement âme intelligible et immortelle ; cette vénérable phrase avait fini par devenir une expression usuelle, qu’on entendait à chaque occasion d’heureux succès. Comme les GAN, les GAP espéraient que, une fois Youpala sacrifié sur l’autel de la sénilité – voire du désaxement - du GSVV, un court laps de temps leur serait accordé pour qu’ils puissent constater qui avait gagné et qui avait perdu, ce afin de fixer pour de bon le classement hebdomadaire des meilleurs parieurs de la région de Kiankian.

Quant aux adieux, ils avaient été déjà faits par tous les êtres sociables que portait encore le monde au moment même où Youpala avait été désigné par le GSVV. Certains avaient cru bon de fondre sans plus attendre en larmes, délaissant le reste de leur famille ; d’autres au contraire n’avaient fondu en larmes qu’après avoir vu les leurs fondre en larmes. Quoi qu’il en soit, tous fondaient en larmes, à la plus grande joie des GALF (Grands Adorateurs de Larmes Fondues), qui rendaient les derniers hommages à tous en pleurant à chaudes larmes (tant et si bien que lesdites larmes étaient fondues), non sans récolter quelques échantillons de larmes fondues bien entendu. D’aucuns avaient eu du mal à supporter la nouvelle et avaient préféré endosser le rôle glorieux de pionniers en décidant (parfois même collectivement) de se jeter d’une roche, de s’ouvrir le ventre (pour cela il ne fallait pas être assez craintif, lâche, timide et poltron), ou autres choses du même genre. On trouva de nouvelles techniques rapides et remarquablement peu douloureuses (du moins physiquement) pour mettre fin à ses jours, nonobstant les vives critiques formulées par les GAJL (Grands Adorateurs de John Lockay), selon qui commettre de tels actes revenait à insulter publiquement le Grand Créateur en personne. Mais où était-Il, Ce Grand Créateur en personne ? Peu importe, répondaient les religieux : le Grand Créateur ne peut empêcher la Grande Destruction, de surcroît en ce septième jour. La Connaissance ne saurait être à portée de l’homme tant que les voies impénétrables du divin resteraient sur leur arbre haut perchées. Mais peut-être que Lui ou qu’un de Ses successeurs décidera un autre jour de recréer un nouveau monde . Cette pensée était hélas loin de réconforter ceux qui l’entendaient, qu’on ne manquait d’ailleurs pas de traiter d’égoïstes inaltérables, voire d’impies désaxés.

B.O.F.

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Message  B.O.F. Mer 11 Avr 2012 - 18:16

Youpala considéra du regard le Château de Kiankian et aperçut d’abord les deux statues monumentales, du père et du fils. Kian et Kian reposaient pour l’éternité à l’entrée du Château. Leurs regards de marbre glaçaient le cœur de n’importe quel nouvel arrivant - Rafaso Bergamo lui-même avait confié qu’il ne pouvait regarder plus de dix secondes les deux statues sans ressentir à la longue un bref haut-le-cœur. Youpala tint un peu moins de deux secondes, ce qui était légèrement en dessous de la moyenne, avant de rendre au centuple à Dame Nature les restes de ses trois repas précédents. Ce premier acte de Youpala déclencha une ola générale dans les rangs des GAN, tandis que les GAS furent horrifiés de voir que le cycle naturel de la digestion avait été rompu contre tous les us et coutumes. Il n’en reste pas moins que l’on fut stupéfait de voir exclusivement de la viande dans ce que rejeta Youpala : le vendeur de fruits et légumes ne semblait pas être lui-même un friand consommateur de fruits et légumes, ce qu’il expliqua rapidement en disant qu’il avait fini par associer, dans son travail, les fruits et légumes au labeur ; or, comme le labeur lui inspirait du dégoût, par voie de conséquence logique, ce sont tous les fruits et légumes qui avaient fini par lui inspirer du dégoût. Les logiciens admirèrent la construction de ce parfait syllogisme, ce à quoi les GAN répondirent sur le champ en prétendant que l’art de faire des syllogismes ne devait être d’aucune utilité au moment d’affronter la Bête. Rafaso Bergamo dut bien finir par admettre que la probabilité de voir Youpala sauver le monde en raisonnant comme le meilleur des logiciens était assez faible ; Youpala devait plus porter son attention sur ses capacités d’esquive et de frappe, ou plutôt sur ses roulades arrière et ses moulinets, même s’il restait entendu que la meilleure attention du monde ne devrait rien changer au sort dudit monde.

Remis de ses émotions, Youpala finit par ouvrir la porte qui matérialisait l’entrée du Château de Kiankian. Cette porte, en dépit de son ancienneté, était toujours d’une robustesse étonnante. De fait, elle avait gardé le même poids imposant, l’usure du temps n’ayant rien pu faire contre la masse de l’édifice. Youpala n’arriva pas à ouvrir la porte. Il implora de ce fait l’aide de Rafaso Bergamo, qui, après un moment d’hésitation dû aux exhortations de quelques hurluberlus parasites qui se révélèrent être des GAN infiltrés dans le bon peuple travailleur, déclara qu’il ne l’aiderait pas, parce qu’on ne savait jamais : peut-être que, s’il décidait d’aider à l’ouverture de la porte du Château de Kiankian, il allait, bien malgré lui, précipiter la fin du monde, ce qui allait sérieusement entacher sa réputation au sein du cénacle des Princes Héritiers. On exhorta Youpala à plus de vivacité dans ses gestes ; certains disaient que tout n’était qu’une question de confiance, alors que d’autres soutenaient que c’était seulement un problème de force et de taille (Youpala était franchement frêle et plutôt petit). Au prix d’un immense effort, Youpala remporta une seconde victoire en réussissant à ouvrir la porte du Château de Kiankian. Les GAN froncèrent un instant des sourcils avant de se dire que cela importait peu, et qu’il suffirait finalement d’attendre quelques instants avant de voir le Moment arriver : l’ouverture de la porte était même une bonne nouvelle, puisque cela voulait dire que le Moment se rapprochait de plus en plus.

Youpala se retourna derrière lui et vit une immense foule qui le regardait, avec un air qui empruntait autant à l’espoir qu’à la haine, à la colère et à l’exaspération. La bonne nouvelle était que, une fois entré dans le Château de Kiankian, il n’allait plus voir ces centaines de têtes le fixer du regard ; la mauvaise était qu’il devrait alors se passer du soutien psychologique de Rafaso Bergamo ou de tout autre auxiliaire moral éventuel. Il fit une dernière revue d’effectif : il tâta son épée et ses protections (il ne put en revanche vérifier le dessous de son casque, ne sachant pas vraiment comment l’enlever) ; sa bouteille d’huile d’olive était fermement attachée à sa ceinture, qui elle-même semblait fermement attachée à sa taille, qui elle-même n’avait que la peau pour s’attacher fermement à quelque chose de ferme et constant. Avec un tel équipement, un être facilement impressionnable aurait pu se sentir invincible ; mais Youpala, demi-habile qui manquait, curieusement, d’un peu d’imagination, savait qui il était, ce qu’il devait faire et ce qui devait l’empêcher de le faire. Ses trois espoirs étaient la roulade arrière, le moulinet de son bras gauche (car, comme si tout cela ne suffisait pas, Youpala était aussi gaucher) et, espoir ô combien miraculeux, une sorte de malentendu avec la Bête qui le conduirait à sympathiser avec elle, pour finir par devenir son meilleur ami et sauver par la même occasion le monde d’une fin certaine en plaçant la nouvelle ère sous le signe de la coexistence pacifique entre les bêtes de l’Apocalypse et les hommes.

Youpala n’avait pu s’empêcher de songer à ce qui se passerait si jamais, par ces trois moyens ou par d’autres, il finissait par triompher. Il avait souvent rêvé de pouvoir fonder une famille, sans que personne ne vînt se proposer pour concrétiser ses ambitieux projets : sans doute que la perspective de s’unir charnellement avec le Sauveur de l’Univers devait être un argument sérieux au moment de passer à la phase qu’il redoutait tant, celle qui consistait à aller demander l’heure à la dame aimée. Youpala n’avait non plus jamais été heureux en affaires : le cours du melon n’avait que très peu augmenté en raison de la pression fiscale et des lobbies des consommateurs de melon, que Youpala détestait du plus profond de son être, comme il était de tradition chez tous les vendeurs de melon, qui avaient d’ailleurs fini par se cotiser pour fomenter des attentats contre les plus éminents membres des lobbies des consommateurs de melon, attentats tous avortés en raison de l’explosion prématurée des bombes à melon. Sans doute que la perspective d’acheter des melons au Sauveur de l’Univers devait être un argument sérieux au moment tant redouté, celui où l’on fixait le prix du melon désiré par le consommateur avide de verts produits. En dehors des femmes et des brouzoufs, Youpala ne savait pas ce qu’il pouvait espérer de plus. Il se disait qu’il saurait tout de même se contenter de vivre plus misérablement encore qu’avant si jamais il survivait ; et qu’une vie longue et misérable valait mieux qu’une mort brutale et glorieuse.

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Message  Lucy Mer 11 Avr 2012 - 18:36

C'est bien torché. J'aime tous ces groupuscules à initiales (ça me rappelle l'univers nouveau dans lequel on baigne au boulot), pourtant il y a un truc qui me retient de plonger à gorge déployée dans l'histoire. Tu maîtrises, par contre, à n'en pas douter. Seulement, je peux pas me raccrocher à quelque chose en particulier (surtout si c'est de parodie qu'il s'agit) qui permette d'avoir du fun avec toi.
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